16/09/2022
ARRÊT N°2022/370
N° RG 21/00462 - N° Portalis DBVI-V-B7F-N6IE
CB/AR
Décision déférée du 07 Janvier 2021 - Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de TOULOUSE ( F 17/01449)
[T]
S.A.S. FALCK FRANCE SAS
C/
[C] [M]
CONFIRMATION
Grosse délivrée
le 16 9 22
à Me Stéphane LEPLAIDEUR
Me Anicet AGBOTON
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
***
COUR D'APPEL DE TOULOUSE
4eme Chambre Section 2
***
ARRÊT DU SEIZE SEPTEMBRE DEUX MILLE VINGT DEUX
***
APPELANTE
S.A.S. FALCK FRANCE SAS
prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège sis [Adresse 2]
Représentée par Me Stéphane LEPLAIDEUR de la SELARL CAPSTAN SUD OUEST, avocat au barreau de TOULOUSE
INTIME
Monsieur [C] [M]
[Adresse 1]
Représenté par Me Anicet AGBOTON de la SELARL AGBOTON BISSARO AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de TOULOUSE
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions des articles 786 et 907 du Code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 16 Juin 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant C. BRISSET, présidente et F.CROISILLE-CABROL, conseillère, chargées du rapport. Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
C. BRISSET, présidente
A. PIERRE-BLANCHARD, conseillère
F. CROISILLE-CABROL, conseillère
Greffier, lors des débats : A. RAVEANE
ARRET :
- CONTRADICTOIRE
- prononcé publiquement par mise à disposition au greffe après avis aux parties
- signé par C. BRISSET, présidente, et par A. RAVEANE, greffière de chambre
EXPOSÉ DU LITIGE
M. [M] a été embauché par la société CIP selon contrat à durée indéterminée du 19 novembre 2001 en qualité de chef man'uvre pompier aérodrome, classification agent de maîtrise, niveau 3, échelon E2, coefficient 255.
Le contrat de travail a été transféré à la SAS Falck France.
La convention collective applicable est celle des entreprises de prévention et de sécurité.
Par avenant du 1er septembre 2015, M. [M] a été nommé adjoint responsable SSLIA.
Il a été placé en arrêt de travail à compter du 7 septembre 2016 et déclaré inapte à son poste de travail le 2 mai 2017, le médecin du travail précisant que son état de santé faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi.
La société Falck a convoqué M. [M] à un entretien préalable au licenciement fixé au 30 mai 2017 et parallèlement sollicité l'autorisation de l'inspection du travail, compte tenu de la protection dont bénéficiait le salarié membre suppléant du CSE. L'autorité administrative a autorisé le licenciement le 7 juillet 2017.
Par courrier du 27 juillet 2017, l'employeur a notifié à M. [M] son licenciement.
M. [M] a, le 8 septembre 2017, saisi le conseil de prud'hommes de Toulouse aux fins de voir prononcer la nullité de son licenciement pour harcèlement moral ou subsidiairement constater un licenciement sans cause réelle et sérieuse pour manquement à l'obligation de sécurité.
Par jugement de départition du 7 janvier 2021, le conseil, en substance, a :
- dit que le licenciement de M. [M] était dépourvu de cause réelle et sérieuse,
- condamné la société Falck France à payer à M. [M] la somme de 52 912,73 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- fixé à 4 070,21 euros la moyenne des trois derniers mois,
- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire autre que de droit,
- ordonné la remise sous astreinte des documents sociaux rectifiés,
- ordonné le remboursement par l'employeur des indemnités chômage dans la limite de six mois,
- condamné la société Falck France à payer à M. [M] la somme de 2 500 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeté les autres demandes,
- condamné la société Falck France aux dépens.
La société Falck a relevé appel de la décision le 28 janvier 2021, énonçant dans sa déclaration les chefs critiqués du jugement.
Dans ses dernières écritures en date du 22 avril 2021, auxquelles il est fait expressément référence, la société Falck demande à la cour de :
A titre principal :
Dire et juger que Monsieur [M] n'a subi aucun harcèlement moral au cours de la relation de travail ;
Dire et juger que la société s'est conformée à son obligation de sécurité à l'égard de Monsieur [M] ;
Par conséquent :
Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit le licenciement de Monsieur [M] dénué de cause réelle et sérieuse et condamné la société au paiement de dommages et intérêts en découlant et au remboursement des indemnités Pôle Emploi afférentes ;
Débouter Monsieur [M] de l'intégralité de ses demandes formulées à l'encontre de la société ;
A titre subsidiaire :
Si la cour venait à confirmer le caractère sans cause réelle et sérieuse du licenciement de Monsieur [M] :
Fixer le salaire de référence de Monsieur [M] à la somme de 4 070,21 bruts ;
Limiter la condamnation de la société au paiement des sommes suivantes :
- 24 421,26 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, correspondant à 6 mois de salaire ;
Débouter Monsieur [M] du surplus de ses demandes ;
En toutes hypothèses :
Condamner Monsieur [M] à verser à la société Falk France la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
Elle conteste tout harcèlement moral et fait valoir que le harcèlement ne saurait découler d'un contexte de travail tendu. Elle s'explique sur les éléments articulés par le salarié. Elle soutient avoir satisfait à son obligation de sécurité en mettant en 'uvre des mesures pour tenter d'apaiser les tensions entre salariés. Subsidiairement, elle s'explique sur les indemnités sollicitées.
Dans ses dernières écritures en date du 3 mai 2022, auxquelles il est fait expressément référence, M. [M] demande à la cour de :
A titre principal
Infirmer le jugement de départition du 7 janvier 2021, en ce qu'il a rejeté l'existence d'un harcèlement moral.
Statuant à nouveau :
Juger :
- Que Monsieur [C] [M] a été victime de faits constitutifs d'un harcèlement moral ;
- Que la société Falck France a manqué à son obligation de sécurité de protection de la santé physique et mentale de Monsieur [C] [M].
En conséquence,
Juger que le licenciement de Monsieur [C] [M] est nul,
Condamner la société Falck France, à payer à Monsieur [C] [M] :
- 73 263, 78 euros nets de dommages et intérêts pour licenciement nul ;
- 12 210, 63 euros nets de dommages-intérêts en réparation des préjudices subis au titre du harcèlement moral, et du manquement à l'obligation de sécurité.
A titre subsidiaire,
Confirmer le jugement rendu le 7 janvier 2021, par le conseil de prud'hommes Toulouse
En conséquence,
Juger que le licenciement de Monsieur [C] [M] est dépourvu de cause réelle et sérieuse,
Condamner la société Falck France, à payer à Monsieur [C] [M] :
- 73 263,78 euros nets de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
- 12 210, 63 euros nets de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi au titre du manquement à l'obligation de sécurité.
En tout état de cause,
Condamner la société Falck France, à payer à Monsieur [C] [M] :
- 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
- Les entiers frais et dépens de l'instance ;
- Les intérêts au taux légal avec capitalisation, sur les sommes à caractère indemnitaire à compter du prononcé de l'arrêt à intervenir, suivant l'article 1343-2 du code civil.
Ordonner à la société Falck France de délivrer à Monsieur [C] [M] :
- un bulletin de paie récapitulatif des condamnations prononcées ;
- une attestation Pôle emploi rectifiée.
Il invoque un harcèlement moral comme étant à l'origine de son inaptitude. Il en déduit la nullité du licenciement. Subsidiairement, il invoque des manquements de l'employeur quant à son obligation de sécurité et soutient que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse. Il s'explique sur les indemnités.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 31 mai 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le harcèlement moral
Il résulte des dispositions de l'article L 1152-1 du code du travail qu'aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Par application des dispositions de l'article L 1154-1 du même code dans sa version applicable aux faits de l'espèce lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement.
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
En l'espèce, M. [M] invoque les agissements répétés d'autres salariés et notamment MM [L], [E] et [K].
M. [M] produit de nombreuses pièces et notamment :
- un échange de courriers électroniques à propos d'un courrier reçu de la part de M. [L] le 7 septembre 2016. Si ce courrier, élément déclencheur n'est pas produit de sorte que la cour ne peut l'analyser, il n'en demeure pas moins que les autres interlocuteurs, comprenant l'encadrement ont constaté que le salarié était totalement déstabilisé par ce courrier reçu et ont considéré qu'il contenait des attaques injustifiées ;
- un courrier qu'il avait adressé en juin 2013 à un supérieur, faisant état d'un certain nombre de difficultés et du fait qu'il était victime d'attaques de la part de collègues le remettant en cause, qu'on ne lui disait plus bonjour. Ce courrier ne contenait que les assertions de M. [M] mais avait cependant été relayé par le supérieur qui ne considérait donc pas l'ensemble des assertions comme nécessairement mal fondées ;
- la réponse du directeur à un courrier du 18 novembre 2015 où il invoquait des attaques à son encontre. Dans cette réponse le directeur invoque une situation de tension guerrière au sein des équipes ;
- la justification de la dégradation d'une armoire feu qu'il partageait avec un autre collègue, dégradation qualifiée de volontaire par l'encadrement ;
- un courrier d'un collègue faisant état de pressions pour exercer un droit de grève et dont il résulte qu'il avait été mis en cause directement par les collègues grévistes ;
- une attestation de M. [S] relatant des prises de services où tous les collègues n'étaient pas salués, dont M. [M] ;
- la justification de la dégradation de son état de santé que l'expert désigné en application de l'article L.141-1 du code de la sécurité sociale a retenu comme en lien de causalité avec la situation conflictuelle au travail.
Ces éléments pris dans leur ensemble sont de nature à faire présumer ou laisser supposer l'existence d'un harcèlement moral.
Cependant, toute situation de conflit au travail même aussi intense et durable que celui-ci ne caractérise pas un harcèlement moral. Or, en l'espèce il résulte des éléments produits par l'employeur confrontés à ceux produits par le salarié qu'il existait véritablement deux clans au sein de l'entreprise et particulièrement deux clans de salariés protégés. Il existait dans ce cadre des accusations croisées de harcèlement moral, lesquelles accusations pouvaient également viser M. [M]. Celui-ci dans un courrier (pièce 33) indiquait d'ailleurs avoir positionné un agent dans une encablure de porte pour écouter et pouvoir attester d'une conversation avec M. [L]. Le courrier de M. [L] déclencheur de l'arrêt de travail de M. [M] et que celui-ci ne produisait pas est versé aux débats par l'employeur. Il en résulte certes une situation de tension à propos d'un problème au demeurant mineur de badgeage sur une journée. Le fait que M. [L] ait mentionné qu'il s'agissait de lui « voler de l'argent » mention mise par lui-même entre guillemets était manifestement maladroit mais s'inscrivait dans ce conflit.
L'employeur produit également des documents où des salariés rapportent des propos d'où il résulte que M. [M] ne faisait pas que subir le conflit mais l'alimentait également au moins par des propos excessifs.
Ceci constitue des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral.
Dans de telles conditions, la cour retient qu'il n'est pas caractérisé un harcèlement moral mais une situation particulièrement conflictuelle, envenimée au cours des années et impliquant différents salariés protégés.
C'est donc à juste titre que le premier juge a écarté le harcèlement moral.
Mais c'est également à juste titre qu'il a considéré que l'employeur avait manqué à son obligation de sécurité telle qu'elle résulte des dispositions des articles L. 4121-1 et suivants du code du travail et que ce manquement de l'employeur était à l'origine de l'inaptitude.
Il est certes exact que le conflit existait déjà au jour du transfert. Il s'agissait néanmoins d'une situation de fait qui devait imposer la mise en place de mesures de prévention au titre de la santé des salariés. Cela est d'autant plus le cas qu'entre la reprise du marché (mars 2015) et l'arrêt de travail de M. [M] (septembre 2016) 18 mois se sont écoulés.
La cour ne saurait se satisfaire de la tentative de mise en place d'une médiation, laquelle a échoué (pièce 43) pour considérer que l'employeur a satisfait à ses obligations. Cela est d'autant plus le cas que la direction était saisie de très nombreux courriers l'alertant sur la situation de plus en plus conflictuelle. Elle y réagissait de manière parfois peu compréhensible et en tout cas sans mettre en place de réponse efficace. Ainsi, il apparaît qu'elle n'impliquait M. [M] dans certaines discussions qu'avec un certain retard (pièce 32) ; qu'il résulte des indications de M. [L] dans son courrier électronique de septembre 2016 que la direction ne souhaitait pas arbitrer entre les deux clans. Si un tel arbitrage pouvait être difficile l'inaction ne faisait que laisser perdurer et croître le conflit.
La mission confiée à M. [H] sur les risques psychosociaux fin 2015 apparaît tout à fait insuffisante pour constituer une mesure efficace alors que s'il est fait état de mesures mises ensuite en place en coordination avec le CHSCT, il n'en est pas justifié.
Le fait pour le directeur de rappeler, de façon quelque peu incantatoire que la situation ne pouvait plus durer ne constitue pas une mesure de prévention suffisante au sens des dispositions susvisées.
S'il est exact au regard de l'indépendance du droit du travail et du droit de la sécurité sociale que la cour n'est pas liée par la décision de la CPAM quant à l'origine professionnelle ou non de l'inaptitude, il n'en demeure pas moins que la cour peut prendre en compte les éléments de fait qui procèdent de l'enquête de la CPAM.
Or, la dégradation de l'état de santé du salarié est certaine. Il n'a pas repris son poste après un courrier électronique l'ayant opposé sur un incident précis à un salarié de « l'autre camp ». Son médecin traitant, qui certes n'a pu constater que l'état de santé du salarié, a mentionné un syndrome anxieux aigu réactionnel à un environnement professionnel conflictuel. Cet environnement conflictuel est caractérisé par l'ensemble des motifs exposés ci-dessus. Les éléments de l'expertise produite en pièce 11 confortent ce lien de causalité entre l'environnement conflictuel et la dégradation de l'état de santé du salarié.
La confrontation de tous ces éléments en l'absence de mesure de prévention utile par l'employeur face à un conflit ouvert et dont il ne pouvait pas ignorer l'effet délétère, caractérise le lien de causalité entre l'inaptitude finalement constatée par le médecin du travail et le manquement de l'employeur.
C'est ainsi à juste titre que le premier juge a jugé le licenciement comme dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Sur les conséquences, l'employeur soutient à titre subsidiaire que le montant des dommages et intérêts a été surévalué par le premier juge et devrait être limité à six mois de salaire. Le salarié conclut à la confirmation du jugement tout en reprenant une demande de condamnation qui ne correspond pas à ce qui a été alloué de sorte que la cour n'est saisie que de la demande de confirmation. En effet, le dispositif des écritures ne sollicite une infirmation que sur la question du harcèlement moral.
Quant au montant des dommages et intérêts, il convient de tenir compte, ainsi que l'a fait le premier juge, de l'âge de M. [M] au jour de la rupture (51 ans), de son ancienneté (plus de 15 ans) et du fait qu'il a retrouvé un emploi mais à [Localité 3] et pour un salaire inférieur. C'est donc par une exacte appréciation et au regard des circonstances de l'espèce que le premier juge a fixé le montant des dommages et intérêts à 52 912,73 euros. Il n'y a pas lieu de préciser une somme en net, ce que n'a d'ailleurs pas fait le premier juge, au regard de la saisine de la cour et la question de l'application des dispositions fiscales échappant à l'appréciation d'un préjudice.
Le jugement sera donc confirmé en toutes ses dispositions comprenant le sort des frais et dépens en première instance.
L'appel étant mal fondé, l'appelante sera condamnée au paiement d'une indemnité complémentaire de 2 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement du conseil de prud'hommes de Toulouse du 7 janvier 2021,
Y ajoutant,
Condamne la SAS Falck France à payer à M. [M] la somme de 2 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
Condamne la SAS Falck France aux dépens d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Catherine BRISSET, présidente, et par Arielle RAVEANE, greffière.
LA GREFFIÈRE, LA PRÉSIDENTE,
Arielle RAVEANE Catherine BRISSET