COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 80A
Chambre sociale 4-4
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 24 AVRIL 2024
N° RG 22/01282
N° Portalis DBV3-V-B7G-VEUD
AFFAIRE :
[A] [N]
C/
Société INGEROP
...
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 24 mars 2022 par le Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de NANTERRE
Section : E
N° RG : F 15/02489
Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :
Me Rachel SAADA
Me Martine DUPUIS
le :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT-QUATRE AVRIL DEUX MILLE VINGT QUATRE,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dont la mise à disposition a été fixée au 3 avril 2024 puis prorogée au 24 avril 2024, dans l'affaire entre :
Madame [A] [N]
née le 7 juin 1962 à [Localité 7]
de nationalité française
[Adresse 5]
[Localité 4]
Représentant : Me Rachel SAADA de la SELARL L'ATELIER DES DROITS, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : W04
APPELANTE
****************
Société INGEROP
N° SIRET : 484 982 012
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représentant : Me Martine MONTAGNON de la SELEURL MONTAGNON Martine Selarl, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R153 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625
Société INGEROP ENGINEERING venant aux droits de la société INGEROP INTERNATIONAL
[Adresse 3]
[Localité 6]
Représentant : Me Martine MONTAGNON de la SELEURL MONTAGNON Martine Selarl, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R153 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625
INTIMEES
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 7 février 2024 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Aurélie PRACHE, Président chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Aurélie PRACHE, Président,
Monsieur Laurent BABY, Conseiller,
Madame Nathalie GAUTIER, Conseiller,
Greffier lors des débats : Madame Dorothée MARCINEK
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Mme [N] a été engagée par la société Secom et, devenue Ingerop aux droits de laquelle est venue la société Ingerop International, en qualité d'ingénieure, par contrat de travail à durée indéterminée, à compter du 2 novembre 1995.
Cette société, qui fait partie du groupe Ingerop, immatriculée au RCS de Nanterre le 26 janvier 2011, indiquant « bureau d'études ». Selon la société, son effectif était, au jour de la rupture, de moins de dix salariés. Elle applique la convention collective nationale Syntec du 15 décembre 1987.
Au dernier état de la relation, Mme [N] exerçait les fonctions d'ingénieure en chef.
Mme [N] a été placée en arrêt maladie à compter du 9 janvier 2015.
Par lettre du 14 avril 2015, Mme [N] a été convoquée à un entretien préalable en vue d'un éventuel licenciement, fixé le 29 avril 2015.
Mme [N] a été licenciée par la société Ingerop International par lettre du 19 mai 2015 pour des absences multiples qui désorganisent le fonctionnement de l'entreprise dans les termes suivants:
« (') Vous avez été convoquée par lettre recommandée pour un entretien préalable à une éventuelle mesure de licenciement le 29 avril 2015 dans les bureaux de l'entreprise Ingerop International à [Localité 9].
Suite à cette convocation, vous nous avez fait parvenir par courriel électronique le 25 avril 2015 un certificat médical énonçant votre incapacité à vous déplacer pour des raisons professionnelles. Nous prenons acte de ce certificat et tenons cependant à vous signaler que vos arrêts médicaux successifs portaient la mention « sortie libre ».
Par courrier du 4 mai 2015 nous vous avons présenté les éléments qui vous auraient été présentés lors de cet entretien, à savoir :
Depuis le 9 janvier 2015, vos arrêts maladies prolongés et répétés se sont traduits par près de quatre-vingt jours ouvrés d'absence à votre poste. Vous êtes toujours à ce jour en arrêt maladie.
Vous occupez les fonctions d'Ingénieur en Chef, position 3.3, coefficient 270 et à ce titre vous êtes investie d'importantes responsabilités, quant aux missions qui vous sont confiées.
Vous avez notamment pour mission principale la réalisation de projets à l'International et en France et le soutien à l'export du groupe. A ce titre, vous avez vocation à intervenir sur la préparation d'offres, en particulier sur la zone Amérique Latine dont le développement est stratégique pour le groupe, sur les secteurs transports publics et bâtiments à vocation multimodale.
Au regard de cette ambition stratégique, votre expérience sur les pays hispanophones est un atout significatif pour le groupe.
Vous êtes aussi susceptible d'intervenir en support d'autres unités sur des projets liés à l'activité transport pour lesquels votre expérience et votre expertise sont qualifiantes au regard des critères exigés par les clients.
Depuis janvier 2015, les missions et projets qui n'ont pu être menés du fait de votre absence ont causé d'importantes perturbations au fonctionnement normal de l'entreprise :
Vous étiez en charge de la répons à l'appel d'offre du projet de ligne nouvelle Provence-Côte d'Azur et de la présentation à l'oral de cette offre auprès du maître d'ouvrage le 15 janvier 2015. En votre absence, la reprise de ce dossier en interne par des collaborateurs déjà affectés à d'autres projets et ne connaissant pas l'exhaustivité de ce dossier s'est traduite par une perte de crédibilité.
Suite à l'obtention fin 2014 d'un avenant sur la réhabilitation de la gare de [Localité 8], la poursuite des travaux devait être suivie par vous en tant que chef de projet. Votre absence à compter du 9 janvier a nécessité le report de cette mission sur d'autres collaborateurs de l'activité ferroviaire qui étaient déjà affectés à d'autres taches ou projets.
Votre absence depuis le début de l'année nous a par ailleurs pénalisés dans le développement commercial de notre activité transport dans la zone Espagne et Amérique Latine. Ainsi, sur février 2015 et en votre absence, nous n'avons pu répondre de manière satisfaisante à un appel d'offres pour la maîtrise d''uvre de la construction de l'aéroport de [Localité 12] du Chili pour lequel votre implication et vos compétences auraient permis de mener des consultations locales essentielles auprès de sous-traitants en lots techniques. En l'absence de ces consultations notre réponse à l'appel d'offres a été écartée.
Sur les autres zones géographiques et en s'appuyant sur votre expérience des projets à l'International, il était prévu de vous former à une meilleure utilisation de la langue anglaise afin de permettre votre intervention par exemple sur des études de faisabilité d'une ligne de bus en site propre à [Localité 11] en avril 2015. Votre absence nous conduit à repartir temporairement la chefferie de ce projet sur plusieurs collaborateurs moins expérimentés que vous. Cette situation génère des surcoûts sur affaire et ne peut perdurer compte tenu de la charge de travail de ces collaborateurs.
Nous sommes actuellement en phase finale de négociation pour la conception de deux dépôts de maintenance de locomotives en Azerbaïdjan, projet pour lequel votre expérience aurait été un élément réel de différenciation en phase commerciale.
De manière générale, notre développement stratégique à l'export sur l'activité transport et bâtiments multimodaux est aujourd'hui retardé du fait de votre absence prolongée. Les solutions mises en 'uvre sur certains projets ne peuvent être que temporaires et se traduisent par une désorganisation du bon fonctionnement de l'entreprise.
Un tel fonctionnement ne peut perdurer.
Nous vous avons demandé dans notre courrier du 4 mai 2015 de bien vouloir nous faire part de vos commentaires et réponses sur les éléments présentés ci-dessus. Par courrier du 11 mai 2015 vous nous avez fait part de vos commentaires.
Les explications que vous nous avez fournies ne nous permettent pas de modifier notre appréciation des faits.
Nous vous notifions par la présente votre licenciement au motif de vos absences répétées et prolongées qui désorganisent l'entreprise. Compte tenu des fonctions que vous exercez et de votre niveau de responsabilité, nous sommes contraints de pourvoir à votre remplacement définitif pour garantir le fonctionnement normal de l'entreprise (') ».
Le 21 août 2015 puis, après une radiation de l'affaire, le 17 mai 2017, Mme [N] a saisi le conseil de prud'hommes de Nanterre aux fins de faire constater l'existence d'un coemploi à l'égard des sociétés Ingerop et Ingerop International, de contestation de son licenciement et en paiement de diverses sommes de nature salariale et de nature indemnitaire.
La société Ingerop International a été dissoute sans liquidation par décision de l'associé unique, la société Ingerop Engineering, à compter du 30 novembre 2018, cette dissolution entraînant la transmission universelle du patrimoine de la société à ce même associé unique, laquelle a pris effet l'année suivante, soit postérieurement à la saisine par Mme [N] de la juridiction prud'homale.
Par jugement du 24 mars 2022, le conseil de prud'hommes, formation de départage, de Nanterre (section encadrement) a :
. ordonné la jonction des procédures dont le RG est 15/02489 et 17/01268 sous le numéro unique 15/02489 ;
. mis hors de cause la S.A.S. Ingerop ;
. dit que le licenciement de Mme [N] par la société Ingerop International est dépourvu de cause réelle et sérieuse ;
. fixé la moyenne mensuelle brute des salaires à la somme de 7 531,45 euros ;
. condamné la société Ingerop International à payer à Mme [N] la somme de 80 000 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive, cette somme portant intérêts au taux légal à compter du présent jugement ;
. ordonné la capitalisation des intérêts échus ;
. ordonné l'exécution provisoire du présent jugement ;
. condamné la société Ingerop International à payer à Mme [N] la somme de 1500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
. débouté les parties de leurs autres demandes ;
. condamné société Ingerop International aux dépens de l'instance.
Par déclaration adressée au greffe le 19 avril 2022, Mme [N] a interjeté appel de ce jugement, et a fait signifier la déclaration d'appel et ses conclusions d'appelante à la société Ingerop et à la société Ingerop International le 22 juin 2022.
La société Ingerop Engineering, venant aux droits de la société Ingerop International, et la société Ingerop ont constitué avocat le 28 juin 2022.
Par ordonnance du 22 mai 2023, le conseiller de la mise en état de la 25e chambre de la cour d'appel de Versailles a rejeté la demande de caducité de la déclaration d'appel formée par la société Ingerop Engineering.
Une ordonnance de clôture a été prononcée le 9 janvier 2024.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Vu les dernières conclusions transmises par voie électronique le 19 décembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l'article 455 du code de procédure civile et aux termes desquelles Mme [N] demande à la cour de :
. dire Madame [N] recevable et bien fondée en son appel ;
. prononcer l'irrecevabilité de la fin de non-recevoir soulevée par Ingerop Engineering tendant à faire déclarer irrecevable les demandes de Madame [N].
. débouter les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering de leurs demandes.
. infirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté Mme [N] de la demande faite au titre de la nullité du licenciement et de la violation de l'obligation de sécurité et rejeté la demande de reconnaissance du coemploi ;
Statuant à nouveau,
. juger que les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering venant au droit d'Ingerop International sont co-employeurs de Madame [N]
A titre principal :
. juger nul le licenciement de Madame [N] ;
En conséquence,
. condamner in solidum les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering venant aux droits d'Ingerop International à lui verser la somme de 229 740 euros à ce titre.
A titre subsidiaire
. confirmer le jugement en ce qu'il a jugé le licenciement sans cause réelle ni sérieuse
. l'infirmer sur le quantum alloué et
En conséquence,
. condamner in solidum les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering venant aux droits d'Ingerop International à verser à Madame [N] la somme de 229 740 euros au titre de l'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse
En tout état de cause
. condamner in solidum les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering venant aux droits d'Ingerop International à lui payer la somme de 45 948 euros à titre de dommages-intérêts pour violation de l'obligation de sécurité et atteinte à la santé.
. condamner in solidum les sociétés Ingerop et Ingerop Engineering venant aux droits d'Ingerop International à verser Madame [N], la somme de 5000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile au titre des frais irrépétibles devant la cour,
. confirmer l'indemnité allouée au titre de l'article 700 pour les frais irrépétibles de 1ère instance,
. confirmer la moyenne des salaires retenue à hauteur de 7 531,45 euros
. dire que ces sommes produisent intérêt au taux légal à compter de la saisine et ordonner la capitalisation des intérêts.
. condamner les sociétés aux dépens.
Vu les dernières conclusions transmises par voie électronique le 22 septembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l'article 455 du code de procédure civile et aux termes desquelles la société Ingerop Engineering, venant aux droits de la société Ingerop International, demande à la cour de :
. A titre liminaire, de déclarer les demandes de [A] [N] dirigées contre la société Ingerop International irrecevables.
. infirmer le jugement du conseil de prud'hommes en ce qu'il a :
. dit que le licenciement de Mme [N] par la SAS Ingerop International est dépourvu de cause réelle et sérieuse
. fixé la moyenne mensuelle des salaires à la somme de 7 531,45 euros
. condamné la SAS Ingerop International à payer à Mme [N] la somme de 80 000 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive, cette somme portant intérêt au taux légal à compter du jugement
. ordonné la capitalisation des intérêts échus
. condamné la SAS Ingerop International à payer à Mme [N] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
. condamné SAS Ingerop International aux dépens de l'instance
. confirmer le jugement pour le surplus
Statuant de nouveau des chefs de jugement infirmés :
. juger le licenciement de [A] [N] bien fondé
. débouter [A] [N] de sa demande au titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse
En conséquence,
.débouter [A] [N] de l'ensemble de ses demandes.
.condamner [A] [N] à verser à la société Ingerop Engineering la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
.condamner [A] [N] aux dépens.
Vu les dernières conclusions transmises par voie électronique le 21 septembre 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l'article 455 du code de procédure civile et aux termes desquelles la société Ingerop demande à la cour de :
- confirmer le jugement du conseil de prud'hommes qui a mis la société Ingerop hors de cause
- débouter [A] [N] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions
- condamner [A] [N] à verser à Ingérop la somme de 3500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile
- condamner [A] [N] aux dépens
MOTIFS
A titre liminaire, la cour rappelle que par ordonnance du 22 mai 2023, le conseiller de la mise en état de la 25e chambre de la cour d'appel de Versailles a rejeté la demande de caducité de la déclaration d'appel, formée par la société Ingerop Engineering. En l'absence de déféré, cette décision est définitive.
Il en résulte que la demande de Mme [N] aux fins de voir prononcer l'irrecevabilité de la fin de non-recevoir soulevée par la société Ingerop Engineering, tirée de l'irrecevabilité des demandes formées contre la société Ingerop International du fait de sa dissolution le 7 mai 2019, est dès lors sans objet.
Sur l'existence d'un coemploi
La salariée invoque l'existence d'un coemploi à la fois du fait de l'existence d'un lien de subordination à la société-mère, la société Ingerop, et du fait de l'immixtion de celle-ci dans la gestion de la société Ingerop Engineering, dépourvue de toute existence réelle et autonome, dont elle aurait été la seule salariée. Elle expose qu'elle travaillait sous l'autorité de M. [Z], le directeur commercial international de la société-mère, qu'elle référait également à Mme [T], de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, et qu'elle a été licenciée par M. [Y], le DRH de la société Ingerop. Elle précise qu' Ingerop International n'est que la direction internationale de la société Ingerop, qu'il existe une confusion totale entre Ingerop et Ingerop International, devenue Ingerop Engineering, qu'elle a connu de multiples changements d'employeurs, sans modification de son contrat de travail, ni de ses conditions de travail.
La société Ingerop Engineering, venant aux droits de la société Ingerop International, ne conclut pas sur le coemploi invoqué par la salariée.
La société Ingerop objecte quant à elle que Mme [N] ne rapporte pas la preuve de l'existence d'un contrat de travail qui se caractérise par la fourniture d'un travail moyennant une rémunération, dans un lien de subordination avec la société Ingerop, qu'à la veille de son licenciement encore, Mme [N] reconnaissait expressément être salariée exclusive d'Ingerop International (pièce 26S), que la société Ingerop est la société mère du groupe Ingerop, qui emploie exclusivement les salariés qui exercent les fonctions support au bénéfice des différentes filiales opérationnelles du groupe, et n'emploie aucun ingénieur. Elle ajoute que par des arrêts du 24 mai 2018 (n°17-15630 à 17-15879) la Cour de cassation a définitivement mis un terme au coemploi, notion jurisprudentielle créée pour offrir une voie de recours à l'encontre d'une société mère d'un groupe qui abuserait de sa situation dominante pour prendre, dans son intérêt exclusif, des décisions préjudiciables à une société du groupe, que dès lors, les efforts déployés par Mme [N] pour prétendre à une confusion d'intérêt d'activité et de direction se manifestant par une immixtion d'Ingerop dans la gestion économique et sociale d'Ingerop International sont vains, qu'en tout état de cause les indices invoqués par Mme [N] sont totalement impuissants à établir un coemploi qui, avant que la cour de cassation ne l'enterre définitivement, était restrictivement défini.
**
Le lien de subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Ces trois conditions sont cumulatives.
Hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière (Soc., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-13.769, publié).
Contrairement à ce que soutient la société Ingerop, la Cour de cassation n'a pas « enterré définivement » le coemploi par les arrêts du 24 mai 2018, lesquels ont en revanche ouvert la voie de la responsabilité délictuelle de la société mère dans des licenciements notifiés par une filiale, mais elle en a donné une nouvelle définition, dans l'arrêt précité du 25 novembre 2020, et a depuis rejeté le pourvoi formé contre un arrêt ayant retenu l'existence d'une situation de coemploi, caractérisée par une immixtion permanente dans la gestion économique et sociale, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de la société employeur (Soc., 23 novembre 2022, pourvoi n° 20-23.206, publié).
Il est enfin constant que l'existence de conventions d'assistance couvrant tous les domaines d'intervention notamment en gestion du personnel et le fait que les missions de ressources humaines et de direction internationale soient exercées par les salariés de la société mère auprès de l'ensemble des salariés du groupe ne sont pas de nature à établir l'existence d'une situation de coemploi (cf. Soc., 12 mai 2015, n° 13-25.364, diffusé ; Soc., 7 mars 2017, n°15-16.856 et s., publié, arrêt Partouche).
En l'espèce, il ressort des pièces produites que la société Ingerop International est détenue à 100 % par la société Ingerop Engineering, elle-même détenue à 100 % par la société Ingerop, dont le Kbis produit indique qu'au 2 décembre 2015 son siège était situé à [Localité 9]. Selon ce même Kbis, la société Ingerop a été immatriculée au RCS de Nanterre le 28 mars 2006 et exerce des activités d'ingénierie.
La salariée a été convoquée un entretien préalable au licenciement par une lettre à en-tête de la société Ingerop International mentionnant [Localité 9] comme siège social de cette société, et le numéro de RCS de la société Ingerop International. Elle a été signée par M. [B], « directeur des ressources humaines », lequel lui précise que l'entretien se tiendra avec lui-même et M. [Z], « directeur International ». La lettre de licenciement est, de la même façon, signée par M. [B].
Les courriels signés par Mme [N] indiquent « [E] [N]-[H] Chef de projet INGEROP [Adresse 2] », de sorte qu'elle-même ne fait pas la distinction entre « Ingerop » et la société Ingerop International, son employeur, mais se borne à faire référence au nom du groupe, comme l'ensemble de ses interlocuteurs.
Surtout, Mme [N] produit différents courriels de M. [Z], « directeur International Ingerop », basé à [Localité 9], lui demandant ses horaires de nuit, ou de faire un point sur son organisation, de discuter de sa rémunération, en pièce 26, une « conversation SMS avec [J] [Z]- directeur Ingerop International », et en pièce 47 un extrait du site intranet d'Ingerop International qui le mentionne comme « directeur international », dont il résulte que le pouvoir de contrôle a été exercé, notamment via ce dernier, par la société Ingerop International, qui est une société filiale de la société Ingerop pour l'international, et qui a donc des liens étroits avec sa société mère sans que celle-ci n'exerce directement son autorité sur les salariés de sa filiale. A ce titre, la cour relève que les entretiens d'évaluation ont été conduits par M. [Z], directeur de la société Ingerop International, selon la pièce 5 de la société.
Le seul fait que les lettres de convocation à l'entretien préalable et de licenciement aient été signées par le DRH du groupe Ingerop ne suffit pas à caractériser l'existence d'un lien de subordination ou d'une immixtion de la société-mère dès lors que l'entretien préalable a été réalisé avec le supérieur hiérarchique direct de Mme [N] au sein de la société Ingerop International.
Il résulte donc en premier lieu de ces constatations que le pouvoir de donner des directives et des ordres, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner Mme [N] a été exercé par M. [Z] au nom de la société Ingerop International dont il était le directeur, selon les termes mêmes de Mme [N].
Ensuite, la cour relève que le certificat de travail produit est établi par M. [B] qui le signe en sa qualité de « directeur des ressources humaines de la société Ingerop International » et les bulletins de paie sont établis à l'en-tête de la société Ingerop International, alors située à [Localité 9], les pièces 44 à 46 produites par Mme [N] mentionnant un siège social de la société Ingerop International à [Localité 6], étant postérieures à la relation contractuelle.
La déclaration de portabilité des droits Prévoyance et santé indique que le document est « à retourner à l'entreprise dans les dix jours suivants la cessation de votre contrat de travail INGEROP Direction des ressources humaines, [Adresse 1] ». Il en résulte que la société Ingerop International est située à la même adresse que le siège de la société Ingerop (dont le siège social est désormais à [Localité 6], selon les derniers Kbis produits par les parties).
Cependant, l'identité d'adresse des deux sociétés ne suffit pas davantage à caractériser l'existence d'un lien de subordination ou d'une immixtion.
Enfin, Mme [N] produit des échanges de courriels avec M. [Y], de la société Ingerop Conseil & Ingénierie, laquelle, selon l'organigramme produit, est une autre société filiale de la société Ingerop, et que Mme [N] ne demande pas de voir déclarer son employeur.
Elle produit également des échanges avec « [C] [I] Directeur INGEROP Direction Ferroviaire et Urbaine » puis « directeur Métier Ville et Transports INGEROP », et « [U] [D] Directeur du développement ferroviaire Direction Ferroviaire et Urbaine », tous deux basés à [Localité 9], ainsi qu'avec Mme [S] « Directeur du pôle ferroviaire INGEROP » , au sein d'Ingerop Conseil & Ingénierie selon son profil LinkedIn, sans précision de son lieu de travail, de sorte qu'il n'est pas établi si ces personnes sont des salariés de la société Ingerop ou d'une autre société du groupe, qui selon l'organigramme produit, comporte plusieurs filiales correspondant à des spécialisations en terme de métiers ou de localisation.
Il résulte de l'ensemble de ces constatations que Mme [N] n'établit pas que la société Ingerop International, son employeur, avait perdu tout client propre et se trouvait sous la totale dépendance économique de la société mère, que ses dirigeants avaient perdu tout pouvoir décisionnel, que la société Ingerop s'était substituée à sa filiale dans la gestion de son personnel dans les relations tant individuelles que collectives et assurait également sa gestion financière et comptable, de sorte qu'il ne peut être retenu l'existence d'une immixtion permanente de la société Ingerop dans la gestion économique et sociale, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de la société Ingerop International.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a écarté l'existence d'un coemploi et mis mis hors de cause la société Ingerop.
Sur le licenciement
La salariée sollicite l'infirmation du jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de nullité du licenciement, qui était en première instance également fondée sur le moyen tiré de l'imputabilité à l'employeur de la dégradation de son état de santé. Elle n'invoque plus désormais que le moyen tiré de la discrimination en raison de son état de santé, faisant valoir que l'employeur avait la volonté de la licencier en raison de son état de santé, qu'elle a fait l'objet d'un licenciement discriminatoire, et que l'employeur n'établit pas la perturbation alléguée sur le bon fonctionnement de l'entreprise ni la nécessité de la remplacer définitivement.
L'employeur objecte que le non-remplacement du salarié et/ou l'absence de perturbation ne sont pas de nature à laisser présumer l'existence d'une discrimination fondée sur l'état de santé (Soc., 27 janvier 2016, n°14-10.084), qu'à l'appui de sa demande de dommages-intérêts pour licenciement nul, elle ne présente aucun élément de fait laissant supposer qu'elle aurait été licenciée en raison de son état de santé, qu'en particulier, la société n'a jamais reproché à Mme [N] ses absences.
Sur la discrimination en raison de l'état de santé
Selon l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses mesures d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations :
- constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation sexuelle ou de son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable,
- constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs précités, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.
L'article L.1134-1 du code du travail prévoit qu'en cas de litige relatif à l'application de ce texte, le salarié concerné présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte telle que définie par l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, au vu desquels il incombe à l'employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, et que le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
En l'espèce, à l'appui de la discrimination alléguée, la cour déduit des conclusions de la salariée qu'elle invoque les faits suivants :
.le fait que « la société Ingerop International (') a pris seulement 3 mois et 5 jours à compter du placement de sa salariée en arrêt maladie pour entamer la procédure de licenciement, et 4 mois et 10 jours pour y procéder effectivement »
Ce fait, qui résulte de la seule chronologie de l'affaire, est établi.
.le fait que « l'entreprise a respecté au jour près la période de protection conventionnelle dont bénéficiait sa salariée, tout en évitant de payer l'indemnisation complémentaire qui aurait été due au titre de la prévoyance »
Il n'est pas contesté par l'employeur qu'il résulte de l'article 43 de la convention collective applicable qu'en cas de maladie, les appointements des ingénieurs et cadres (IC) sont maintenus jusqu'à concurrence de 3 mois entiers d'appointements, et que l'accord prévoyance du 27 mars 1997 dispose qu'au-delà de 90 jours consécutifs d'arrêt de travail, les salariés ayant plus d'un an d'ancienneté peuvent bénéficier d'un complément d'indemnité destiné à compléter les versements de la sécurité sociale à hauteur de 80 % du salaire brut jusqu'au classement en invalidité par la sécurité sociale (articles 6 et suivants).
Il résulte d'un courriel de Mme [XV] du 14 avril 2015, que la société a demandé à la salariée de remplir un document « décompte IJ de la sécurité sociale » pour permettre à l'employeur la « mise en place de la prévoyance » prévue par l'accord en cas de prolongation de l'arrêt maladie au-delà de trois mois, Mme [XV] lui demandant de lui renvoyer directement le document scanné pour que cela aille plus vite, ce que la salariée a fait par courriel du même jour à Mme [XV], laquelle lui a indiqué en retour l'avoir « transmis à Mme [P] qui s'occupe de (son) dossier ».
La concomitance de la lettre de convocation à l'entretien préalable au licenciement avec la fin de la période de garantie conventionnelle est donc établie.
.le fait que « l'employeur n'établit en rien la perturbation alléguée du fonctionnement de l'entreprise ni la nécessité de remplacer définitivement la salariée »
Pour déterminer si ce fait est établi, il convient en réalité d'examiner ici le bien-fondé du licenciement.
Si l'article L. 1132-1 du code du travail faisant interdiction de licencier un salarié notamment en raison de son état de santé ou de son handicap, sauf inaptitude constatée par le médecin du travail dans le cadre du titre IV du livre II de ce même code, ne s'oppose pas au licenciement motivé, non par l'état de santé du salarié, mais par la situation objective de l'entreprise dont le fonctionnement est perturbé par l'absence prolongée ou les absences répétées du salarié, celui-ci ne peut toutefois être licencié que si ces perturbations entraînent la nécessité pour l'employeur de procéder à son remplacement définitif ; seul peut constituer un remplacement définitif, un remplacement entraînant l'embauche d'un autre salarié dans un délai raisonnable, embauche qui doit tenir compte des spécificités du poste, de la difficulté à recruter un remplaçant et du marché de l'emploi, le recours à une entreprise prestataire de service ne pouvant caractériser le remplacement définitif du salarié.
En l'espèce, la lettre de licenciement énonce notamment que « Depuis janvier 2015, les missions et projets qui n'ont pu être menés du fait de votre absence ont causé d'importantes perturbations au fonctionnement normal de l'entreprise ».
L'employeur fait valoir que le décret 2017-1820 du 29 décembre 2017 est venu consacrer ce motif de licenciement, expressément admis par la convention collective Syntec applicable à la relation de travail, que l'article 41 de la convention collective prévoit que « (') b) Si les nécessités de bon fonctionnement obligent l'employeur à licencier un salarié absent pour incapacité de travail constatée par certificat médical, l'employeur devra respecter les procédures prévues à cet effet », que la salariée occupait les fonctions d'ingénieur en chef position 3.3, coefficient 270 de la convention collective, l'annexe 2 de la convention collective indiquant que « L'occupation de ce poste qui entraîne de très larges initiatives et responsabilités et la nécessité d'une coordination entre plusieurs services, exige une grande valeur technique ou administrative », que la salariée revendique d'ailleurs, qu'à l'époque de son licenciement, ses missions participaient directement à la réalisation des objectifs fixés par le groupe (cf pièce 11 de la salariée), qu'à l'époque de son licenciement, à raison de son expérience professionnelle et du niveau de responsabilité attaché à son poste, était un des acteurs nécessaires à la mise en 'uvre de ces objectifs, elle était positionnée sur «trois missions particulièrement complexes, soit autant de projets correspondants aux objectifs stratégiques du groupe.
La salariée objecte qu'indépendamment de son absence à partir du mois de janvier 2015, le travail restant devait d'ailleurs être effectué par MM [R] et [X], qui connaissaient parfaitement le dossier du chantier de [Localité 8], que la présentation orale du projet des lignes nouvelles PACA a pu être effectuée le 15 janvier 2015 par M. [K] qui avait participé au projet avec elle depuis le début (pièces n°9 et 27), et enfin que la société Ingerop International ne s'est finalement pas accordé sur les conditions de réalisation du projet de développement commercial de l'activité transport dans la zone Espagne et Amérique Latine pour Ingerop T3, et lui a demandé d'indiquer qu'elle ne pouvait réaliser la mission pour des raisons personnelles afin d'éviter les pénalités de son remplacement (pièce n°26).
* Sur le projet de lignes nouvelles Provence/Côte d'Azur (LN PCA)
Il n'est pas contesté que la salariée devait réaliser la présentation au client qui devait avoir lieu le 15 janvier 2015, et qu'elle a été remplacée lors de la présentation.
Le courriel suivant de l'employeur (« Je me suis permis de demander au service informatique de retirer ton message d'absence sur Lotus pour éviter que RFF (mission LN PCA), dans le cas où ils t'enverraient un mail, soit informé que ton absence durera plusieurs semaines : nous avons en effet convenu de dire, dans un premier temps (liste des participants partant ce jour), que tu participeras à l'oral de jeudi et, la veille ou le jour même, t'excuser pour raisons personnelles, cela afin de ne pas inquiéter inutilement RFF », pièce n°26 de la salariée) signifie seulement que la société ne souhaitait pas inquiéter le client mais non que la présence de Mme [N] était indispensable, puisque au contraire, l'employeur a maintenu cette réunion, en s'excusant auprès du client au dernier moment de l'absence de la salariée pour raisons personnelles.
* Sur le chantier de réhabilitation de la gare de [Localité 8]
Il ressort de la pièce 25 de la salariée, citée par l'employeur lui-même, que la salariée a indiqué que «[J] [[Z]] est pris avec plein d'autres urgences, mais il ne pourra pas coordonner le chantier. Ce travail nous l'assurons [G] et moi », ce dont il résulte qu'elle n'était pas seule a assurer la gestion de ce chantier, qu'elle a suivi avec ce collègue, et que son directeur pouvait reprendre, étant alors seulement empêché de coordonner du fait des « urgences » d'alors.
* Sur le développement commercial de l'activité « transports » dans la zone Espagne et Amérique Latine
Il ressort des échanges de courriels produits que la société n'a finalement pas souhaité développer ce marché et M. [Z] a alors demandé le 15 décembre 2014 à la salariée de signer un courrier « dans l'intérêt du projet Lima Ligne 3 », « visant à justifier contractuellement le choix de changement de direction en mettant en avant un motif personnel plutôt que le choix de l'entreprise ». Il ressort également de courriels de la salariée, que celle-ci n'était pas seule sur ce projet, mais accompagnée d'un certain « [V] » et de Mme [M], laquelle lui a demandé le 13 décembre 2014 de lui adresser « une lettre en indiquant que tu ne peux être à Lima à 100 % suite à un contretemps de dernière minute ».
* Sur les autres zones géographiques : [Localité 11] et l'Azerbaïdjan
Il ressort de deux courriels de M. [Z] des 10 et 12 avril 2014 adressés à la salariée, alors en arrêt maladie, qu'il l'a sollicitée pour qu'elle lise des documents relatifs à deux marchés en cours. Toutefois, ces pièces émanant de l'employeur sont dépourvues de tout caractère probant du fait que l'absence de la salariée perturbait de façon objectif l'organisation du service, en ce qu'elle le privait des compétences nécessaires au développement stratégique à l'export de son activité transports et bâtiments.
Par ailleurs, ce n'est que le 1er juillet 2015, soit près de deux mois après le licenciement de Mme [N], que la société Ingerop International a engagé M. [F] en qualité de chargé de développement, alors que Mme [N] était ingénieur en chef, étant précisé qu'il n'est pas contesté que M. [F] a été directeur d'agence Ingerop Conseil & Ingénierie à [Localité 13] de septembre 2006 à juillet 2015, puis directeur d'Ingerop T3 à compter de janvier 2016. La pièce 18 de la société Ingerop Engineering, constituée du registre unique du personnel en date du 19 septembre 2022, mentionne que M. [F] a été engagé le 28 août 2006 et est entré dans l'établissement le 1er juillet 2015, sans autre précision sur cet établissement. L'employeur ne produit aucun document de nature à corroborer l'attestation de M. [F] selon laquelle il a repris les missions dédiées à Mme [N] en particulier sur la zone Amérique Latine.
Il résulte de l'ensemble de ces constatations que l'employeur n'établit pas que l'absence de Mme [N] sur les différents projets dont elle a eu la charge en sa qualité d'ingénieur en chef au sein de la société Ingerop International ont entraîné une perturbation du fonctionnement de son service, alors qu'au contraire il lui a été demandé de se désengager de l'un d'eux et que d'autres salariés ont été en mesure de la relayer sur les deux autres. L'employeur n'établit pas davantage qu'il a été procédé à son remplacement définitif par M. [F] en qualité d'ingénieur en chef au sein de la société Ingerop International.
La réalité et l'importance de la désorganisation alléguée ne sont pas démontrées et l'employeur est donc défaillant à justifier que le licenciement est exclusivement fondé sur la perturbation du fonctionnement du service rendant le remplacement définitif de la salariée nécessaire.
Ainsi, le fait que « l'employeur n'établit en rien la perturbation alléguée du fonctionnement de l'entreprise ni la nécessité de remplacer définitivement la salariée » est établi.
Par ailleurs, il est établi que la salariée a été placée en arrêt maladie le 9 janvier 2015 (pièces n°15, 20 et 21), et produit des certificats médicaux attestant de la dégradation de son état de santé.
En définitive, sont établies la concomitance de la lettre de convocation à l'entretien préalable au licenciement avec la fin de la période de garantie conventionnelle de paiement du salaire, et le licenciement de la salariée quatre mois après son arrêt maladie, ainsi que la dégradation de l'état de santé de la salariée, sont établies.
Ces éléments, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'une discrimination en raison de l'état de santé de la salariée.
Il appartient donc à l'employeur de prouver que ses décisions sont étrangères à toute discrimination en raison de l'état de santé de la salariée.
Or, pour justifier sa décision de licencier la salariée quatre mois après son placement en arrêt maladie, précisément à la fin de la période de maintien conventionnel du salaire à 100 %, l'employeur se borne d'abord à invoquer la perturbation dans le fonctionnement de l'entreprise et la nécessité de pourvoir à son remplacement, dont il a été précédemment retenu qu'elles n'étaient pas établies, puis à exposer que la société ne lui a jamais reproché ses absences, et que les pièces que la salariée verse elle-même aux débats établissent au contraire les nombreux messages de bon rétablissement qui lui ont été adressés.
L'employeur ne prouve donc pas que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison de l'état de santé de la salariée.
En conséquence, et par infirmation de la décision entreprise, la cour retient que le licenciement est discriminatoire et le déclare nul.
Sur les conséquences financières du licenciement nul
La nullité du licenciement pour discrimination liée à l'état de santé entraîne de plein droit la réintégration dans l'entreprise du salarié qui en fait expressément la demande, et cette réintégration s'impose ainsi à l'employeur qui ne peut légalement s'y opposer. Dans cette hypothèse le salarié a droit au versement des éléments de rémunération non perçus entre son licenciement et sa réintégration effective, et ne peut pas alors prétendre aux indemnités de rupture et à des dommages-intérêts pour licenciement illicite d'un montant au moins égal à six mois de salaires.
En cas de licenciement nul, le salarié est en droit d'obtenir le versement d'une indemnité réparant le préjudice subi d'un montant minimal de six mois de salaire (Soc., 10 juillet 2013, pourvoi n°11-28.386).
En l'espèce, la salariée, licenciée en mai 2015, ne sollicite pas sa réintégration mais des dommages-intérêts au titre du licenciement nul.
Compte tenu de l'effectif de l'entreprise, des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée à Mme [N] fixée à la somme de 7 531,45 euros, ce montant n'étant pas critiqué par les parties, de son ancienneté proche de vingt années, de son âge lors de la rupture (52 ans), de ce qu'elle justifie être restée au chômage d'août 2015 à décembre 2016, de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelles et des conséquences du licenciement à son égard, il y a lieu de lui allouer, par voie d'infirmation, une somme de 110 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul.
Sur les dommages-intérêts au titre du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité
La salariée expose que la dégradation de sa santé ayant mené à ses arrêts de travail est imputable à l'employeur, qui a manqué à son obligation contractuelle de garantir la sécurité et la santé des travailleurs, définie par la Cour de cassation comme une obligation de résultat, que son employeur ne lui a pas donné les moyens d'atteindre ses objectifs et ses journées de travail atteignent plus de 12 heures, avec des périodes de plusieurs semaines jusqu'à 18h de travail journalier, sans compter les week-ends, certains jours de congés ou encore le travail de nuit, ce qui explique l'envoi de mail à des heures parfois très tardives jusqu'à 3h du matin, ou encore des derniers mails envoyés à 20h58 et un premier mail envoyé le lendemain à 6h51, soit un repos d'une durée inférieure à 10h voire inférieures à 7h30, qu'elle a averti à de multiples reprises sa direction afin de demander des moyens supplémentaires et de signaler son état de grande fatigue.
L'employeur objecte que la salariée n'a jamais sollicité que soient déclarés ni un accident du travail, ni une maladie professionnelle et n'a jamais procédé elle-même à un quelconque déclaration en ce sens, que le certificat du docteur [W] indique qu'elle suit la salariée depuis l'année 2015 pour souffrance émotionnelle, que ce certificat est impuissant à établir un lien de causalité entre l'état de santé de la salariée et un manquement de la société, que le burn-out affectif serait en rapport avec un surmenage professionnel dont le docteur [O] n'a pas été le témoin, de même que le docteur [L] qui ne livre que des constatations, qu'à l'issue de cette visite, le 17 décembre 2014, le médecin du travail adressait à l'employeur un avis d'aptitude qui ne comportait pas la moindre réserve.
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En application des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité, doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Au soutien de sa demande, la salariée verse aux débats de nombreux courriels dans lesquels elle a informé ses responsables, à des horaires souvent tardifs (par exemple 00H43 le 26 mai 2014), qu'elle n'arrive pas à gérer un certain nombre de taches administratives ou demandes, qu'elle «tient à faire part de sa situation et charge de travail », qui lui impose de ne pas poser de congés initialement prévus sur « des dates critiques sur le chantier de [Localité 8] » et qu'elle « n'a pas beaucoup de solutions, mais (elle) voulait faire part des moyens (dont) dispose un chef de projet » (pièce 25 de la salariée).
L'employeur ne produit ni n'invoque avoir apporté aucune réponse à ces nombreux courriels. Il ressort des pièces produites par la salariée qu'à un courriel de la salariée indiquant à M. [Z] les jours et horaires de travail de nuit, ce dernier se contente de répondre « d'accord, merci », ou encore, dans un autre courriel lui demande d'éviter « de dépenser tout ce temps en mails » et d'échanger « plutôt avec l'équipe qui (l') accueille depuis plus de 4 ans » (pièce n°26 de la salariée).
Il n'est pas contesté que, entre le 25 juillet et le 17 août 2014, alors qu'elle est en congés, elle est relancée le 5 août 2014 par Mme [S], lui demandant « une mise à jour du point sur [Localité 8] » (pièce n°25), qu'elle n'a été prévenue qu'une semaine de son départ pour Lima le 13 octobre 2014, sans qu'un accord sur les finances, les responsabilités confiées ou encore la durée d'expatriation ne soit trouvé entre les deux sociétés (pièce n°26 de la salariée), que M. [Z] lui a reproché d'avoir travaillé depuis [Localité 10] sans autorisation alors que la salariée avait formé cette demande à Mme [S] qui l'aurait acceptée, pour ne pas être contrainte de poser une journée de RTT préjudiciable au bouclage du projet.
Il est enfin établi d'une part, que, le 17 décembre 2014, le médecin du travail a constaté que la salariée subit un « stress au travail majeur », qu'un suivi psychologique est nécessaire, et estime qu'elle est en « burn out » (pièce n°20), et, d'autre part, que, lors de son arrêt de travail débutant le 9 janvier 2015, elle a été sollicitée à plusieurs reprises par courriels sur les différentes missions traitées au cour de l'année 2014.
L'employeur se borne à objecter que, « sur le chantier de réhabilitation de [Localité 8], [A] [N] a certes été amenée à travailler la nuit à raison des besoins du chantier, mais le travail de nuit est prévu et a fortiori autorisé par la convention collective. », que la salariée organisait elle-même son travail, son emploi du temps, ses prises de congés sans que son employeur ne lui impose rien, qu'elle savait s'opposer à des demandes qu'elle ne pouvait pas satisfaire, et prioriser, et qu'à l'occasion de son dernier entretien annuel d'évaluation, elle n'a aucunement dénoncé ses conditions de travail ni un quelconque manquement de la société.
L'employeur n'établit pas avoir pris en considération les différentes alertes de la salariée sur sa surcharge de travail, alors au contraire qu'il ne conteste pas l'avoir sollicitée sur des dossiers durant son arrêt maladie. Il n'établit pas avoir mis en 'uvre des dispositions propres à assurer sa santé physique et mentale, peu important que le médecin du travail n'ait pas conclu à l'inaptitude de la salariée lors de la visite du 17 décembre 2014, la salariée expliquant avoir refusé de suivre son conseil de solliciter dès cette date son placement en arrêt maladie.
Ainsi, il est établi que la soumission de la salariée à une charge de travail excessive, sans réaction aucune de la part de l'employeur, a été de nature à porter atteinte à sa sécurité et à sa santé.
En effet, le 20 janvier 2015, le docteur [L] vers lequel l'a dirigée le médecin du travail relève que la salariée présente les symptômes suivants : « troubles cognitifs, diminution de la rentabilité, augmentation de l'implication, fatigabilité croissante, troubles du sommeil, cauchemars répétitifs sur Ingérop, labilité émotionnelle importante, perte de plaisir au travail, céphalées, douleurs généralisées, tensions musculaires, troubles du comportement alimentaire » (pièce n°18 de la salariée).
Il ressort de ces éléments que le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité est établi et a, au moins pour partie, contribué à la dégradation de son état de santé ayant conduit à son arrêt maladie à la suite duquel elle a été licencié.
Il en résulte pour la salariée un préjudice distinct de celui réparant la perte injustifiée de son emploi et qu'il convient de réparer, par voie d'infirmation, en condamnant l'employeur à lui verser à ce titre la somme de 5 000 euros de dommages-intérêts pour manquement à son obligation de sécurité.
Sur les intérêts
Les créances indemnitaires porteront intérêts au taux légal à compter du jugement sur la somme de 80 000 euros, et du présent arrêt pour le surplus.
Les intérêts échus des capitaux porteront eux-mêmes intérêts au taux légal dès lors qu'ils seront dus pour une année entière à compter de la demande qui en a été faite, le jugement étant confirmé de ce chef.
Sur les dépens et frais irrépétibles
Il y a lieu de confirmer le jugement en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.
Les dépens d'appel sont à la charge de la société Ingerop Ingeneering, venant aux droit de la société Ingerop International, partie succombante.
Il paraît inéquitable de laisser à la charge de la salariée l'intégralité des sommes avancées par elle et non comprises dans les dépens. Il lui sera alloué la somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles d'appel. L'employeur est débouté de sa demande à ce titre.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant par arrêt contradictoire, en dernier ressort et prononcé par mise à disposition au greffe:
CONFIRME le jugement, sauf en ce qu'il dit que le licenciement de Mme [N] par la société Ingerop International est dépourvu de cause réelle et sérieuse, condamne la société Ingerop International à payer à Mme [N] la somme de 80 000 euros à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, et déboute Mme [N] de sa demande de dommages-intérêts au titre du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité,
Statuant à nouveau des seuls chefs infirmés, et y ajoutant,
DECLARE nul le licenciement de Mme [N] notifié par la société Ingerop International,
CONDAMNE la société Ingerop Engineering, venant aux droit de la société Ingerop International, à verser à Mme [N] les sommes suivantes :
.110 000 euros de dommages-intérêts au titre du licenciement nul,
.5 000 euros de dommages-intérêts au titre de son manquement à l'obligation de sécurité,
DIT que les créances indemnitaires porteront intérêts au taux légal à compter du jugement sur la somme de 80 000 euros et du présent arrêt pour le surplus,
CONDAMNE la société Ingerop Engineering, venant aux droits de la société Ingerop International, à payer à Mme [N] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et déboute l'employeur de sa demande à ce titre,
CONDAMNE la la société Ingerop Engineering, venant aux droits de la société Ingerop International, aux dépens d'appel.
. prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
. signé par Madame Aurélie Prache, Président et par Madame Dorothée Marcinek, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier Le Président