Sà&Hrs sér.
Franck Lefort Vs la dame Eugénie Telson
29 juillet 1965
Sommaire
Règles conditionnant l'administration de la preuve - Force probante des lettres missives en matière civile.
Les juges, qui déduisent la preuve d'une convention contestée à partir de la correspondance des parties consentantes, ne violent pas les règles qui conditionnent l'administration de la preuve.
Il est de règle qu'une manifestation de volonté ne résulte pas obligatoirement d'un écrit, si bien que l'existence d'une telle manifestation, lorsqu'elle est constatée par un acte instrumentaire, est indépendante de la validité de cet écrit; de sorte que l'article 1603 C. Civ, dont l'objet est de prohiber, dans les limites de l'article 1126 du même Code, la preuve testimoniale des conventions auxquelles il s'applique, doit être interprété comme uniquement prohibitif de cette preuve, et non exigeant un écrit pour la validité de ses conventions. C'est au créancier de veiller à son droit; il ne lui est pas interdit de s'engager de confiance, verbalement, à ces risques et périls; mais c'est aux tribunaux, saisis d'une pareille situation, qu'il appartient, par la recherche de la volonté manifeste des parties et en usant de moyen légaux, de veiller à empêcher que des membres du Corps Social ne puissent s'enrichir aux dépens les uns des autres.
La loi, n'ayant pas réglé la force probante des lettres missives en matière civile, a voulu abandonner ce soin à la sagacité des tribunaux, lesquels apprécient souverainement la valeur de l'aveu que lesdites lettres peuvent contenir ou constituer; également les juges du fond jouissent d'un large pouvoir discrétionnaire pour apprécier, en ayant égard à la qualité des personnes et aux circonstances de fait, la question de savoir s'il y a eu impossibilité pour une partie de se procurer une preuve écrite de l'obligation dont elle excipe: que, dans le cas, soit d'un aveu incomplet résultant d'une lettre non contestée, soit de la constatation d'une impossibilité morale ou matérielle suffisante pour se ménager cette preuve, les juges du fond sont autorisés, pour compléter leurs informations, à recourir à la preuve testimoniale, qui devient alors admissible, et, partant, aux présomptions dont la condition d'utilisation se trouve réalisée.
Rejet
La Cour de Cassation,Deuxième Section, a rendu l'arrêt suivant:
Sur le pourvoi de Franck Lefort, Docteur en Médecine, demeurant et domicilié à Port-au-Prince, identifié au No. 600-A, ayant pour Avocats, Me Hervé L. Alfred et Constantin Mayard Paul du barreau de Port-au-Prince, dûment patentés, identifiés et imposés.
Contre l'arrêt du 28 novembre 1963 rendu par la Cour d'Appel de Port-au-Prince, entre ledit Sieur Lefort et la dame Eugénie Telson, sage-femme, propriétaire, demeurant et domiciliée à Port-au-Prince, identifiée au No. 1621D, ayant pour avocats, avec élection de domicile en leur cabinet à Port-au-Prince, Mes. Seymour Lamothe et Ludovic Calixte, dûment patentés, identifiés et imposés.
Ouï, à l'audience publique du 24 juin 1965, les Avocats des parties en leurs observations, et M. le Substitut Ewald Alexis en la lecture de ses conclusions.
Vu l'acte déclaratif de pourvoi, l'arrêt attaqué, les requêtes des parties avec pièces à l'appui, le récépissé du dépôt de l'amende, les conclusions du Ministère Public et les textes invoqués.
Et, après délibération en Chambre du Conseil.
Attendu que, selon les constatations de la décision entreprise, la dame Eugénie Telson réclamait en justice contre le Docteur Franck Lefort, à titre de co-propriétaire d'un immeuble, fonds et bâtisses, sis à la Rue du Centre de cette ville, outre les intérêts légaux y afférents et des dommages-intérêts, la somme de dix mille dollars, représentant la moitié du prix retiré par le défendeur de la vente dudit immeuble au sieur Georges Mayer.
Qu'à l'appui de ses prétentions, la demanderesse, à la faveur de quelques lettres du Dr Lefort qu'elle produisit aux débats, alléguait qu'il est né, de la coopération des parties aux travaux professionnels de leur état, une communauté de vues et d'intérêts qui devait se matérialiser dans l'établissement d'une Maternité Moderne; que c'est à cette ouvre que devaient être affectées l'acquisition de la propriété de la Rue du Centre et les constructions subséquentes faisant l'objet de ladite vente.
Attendu qu'en réponse, le défendeur, dénia les faits, opposa à la correspondance produite l'acte d'acquisition de la propriété litigieuse faite au Sieur Nazon en 1953, invoqua la foi due aux titres authentiques et les présomptions légales de l'article 459 C. Civ, relatives à la propriété des constructions bâties, repoussa la correspondance comme dépourvue de force probante, rappela la prohibition de l'article 1126 C. Civ concernant la preuve des obligations dont la valeur excède seize gourdes, conclut au rejet de la demande comme n'étant pas fondée et, reconventionnellement, aux dommages-intérêts.
Attendu qu'il en sortit le jugement du tribunal civil de Port-au-Prince, en date du 20 mars 1959, condamnant le défendeur aux fins de l'assignation, sur le motif que la cause ne présente à juger que des questions de simples faits qu'il estime suffisamment établis par les lettres du Dr Lefort; et surabondamment prouvés, renchéris, sur l'appel, la Cour d'Appel de Port-au-Prince, en son arrêt confirmatif du 28 novembre 1963, objet du présent pourvoi, appuyé de deux moyens.
Sur les deux moyens réunis, prix d'excès de pouvoir, de fausse interprétation, de fausse application par violation: 1o) de l'article 459 C. Civ; 2o) des art. 1100, 1126, 1132, 1139, 1601, 1603 C.Civ et du droit de la défense.
Attendu que, selon le demandeur, les juges du second degré, en confirmant la décision du premier juge, se sont affranchis des règles relatives à l'administration de la preuve, en matière civile; en ce qu'au mépris des dispositions de loi invoquées, tout en écartant l'utilisation des présomptions légales favorables au demandeur, et relatives aux constructions élevées sur sa propriété située à la Rue du Centre, lesdits Magistrats, pour consacrer les prétentions de la défenderesse, ont recouru, cependant, à l'usage de présomptions simples prohibées dans les causes où, comme en l'espèce, la preuve testimoniale est inadmissible.
Attendu que, contrairement à l'articulation du premier moyen, la défenderesse, ainsi qu'elle le rappelle dans sa requête, a élevé des prétentions à la co-propriété de l'immeuble vendu par le Dr Lefort au sieur Mayer, mais non à celle des constructions édifiées sur le fonds distinctes d'icelui.
Que l'article 459 C. Civ. envisage plutôt une action qui aurait pour objet la revendication des constructions, plantations et ouvrages faits sur un terrain appartenant à autrui.
Qu'il suit que telle qu'elle a été formulée dans les diverses conclusions originaires, la demande n'offrait pas aux juges du fond la condition d'application du texte invoqué; qu'il en découle que le moyen manque en fait.
Attendu que les griefs articulés au second moyen ne sont pas davantage fondés: les juges qui déduisent la preuve d'une convention contestée, à partir de la correspondance des parties consentantes, ne violent pas les règles qui conditionnent l'administration de la preuve.
Attendu, en l'espèce, que la dame Telson fait résulter son droit à la moitié du prix de l'immeuble, de la longue coopération des parties à leurs travaux professionnels, coopération qui l'a entraînée, allègue-t-elle, à appliquer ses ressources à faciliter l'acquisition du fonds et le financement des constructions devant abriter le fonctionnement d'une Maternité Moderne.
Attendu que le fait de cette coopération est établie sans équivoque, dit l'arrêt dans ses motifs, et surabondamment prouvé par les lettres du Dr Lefort qui, redoutant une rupture d'avec sa collaboratrice à cause de son récent mariage en terre étrangère avec une autre femme, exhorte Mme Telson à sauvegarder leurs relations et leur collaboration de l'influence des potins et commentaires auxquels donnait lieu ce mariage, et il la supplie de ne pas laisser péricliter la clinique qui représente, reconnaît-il, le résultat de plus de dix ans de durs labeurs.
Attendu qu'il est de règle qu'une manifestation de volonté ne résulte pas obligatoirement d'un écrit; si bien que l'existence d'une telle manifestation, lorsqu'elle est constatée par un acte instrumentaire, est indépendante de la validité de cet écrit; de sorte que l'article 1603 C. Civ. dont l'objet est de prohiber, dans les limites de l'article 1126 du même code, la preuve testimoniale des conventions auxquelles il s'applique, doit être interprété comme uniquement prohibitif de cette preuve, et non exigeant un écrit pour la validité de ces conventions. C'est au créancier de veiller à son droit; il ne lui est pas interdit de s'engager de confiance, verbalement, à ses risques et périls; mais c'est aux tribunaux, saisis d'une pareille situation, qu'il appartient, par la recherche de la volonté manifeste des parties et en usant de moyens légaux, de veiller à empêcher que des membres du Corps Social ne puissent s'enrichir aux dépens les uns des autres; qu'il ne ressort pas de la décision attaquée que la Cour d'Appel de Port-au-Prince ait méconnu cette règle.
Attendu, en effet, que la loi, n'ayant pas réglé la force probante des autres missives en matière civile, voulut abandonner ce soin à la sagacité des tribunaux, lesquels apprécient souverainement la valeur de l'aveu que lesdites lettres peuvent contenir ou constituer; également les juges du fond jouissent d'un large pouvoir discrétionnaire pour apprécier, en ayant égard à la qualité des personnes et aux circonstances de fait, la question de savoir s'il y a eu impossibilité pour une partie de se procurer une preuve écrite de l'obligation dont elle excipe: que, dans le cas, soit d'un aveu incomplet résultant d'une lettre non contestée, soit de la constatation d'une impossibilité morale ou matérielle, suffisante pour se ménager cette preuve, les juges du fond sont autorisés, pour compléter leurs informations, à recourir à la preuve testimoniale, qui devient alors admissible, et, partant, aux présomptions dont la condition d'utilisation se trouve réalisée.
Or, attendu qu'au fait connu de la coopération des parties, l'arrêt ajoute une autre révélation puisée dans la même correspondance où le Dr Lefort, espérant conjurer de graves embarras financiers, annonce à sa collaboratrice que selon Roger Cajuste, «l'affaire de la halle de notre maison est revenue sur le tapis»:Il s'agissait d'une promesse de bail à loyer qui rapportait sept cent dollars à l'entreprise commune,«quelle preuve plus complète de son droit (de l'intimée) peut-on exiger devant cet aveu, constate l'arrêt incriminé? Et comment demander à une femme qui se livre corps et biens à un homme qu'elle aime et dont elle espère être un jour la légitime épouse une preuve écrite des obligations juridiques qui naissent entre eux».
Attendu, cependant, que, poussant plus avant l'examen des faits, l'arrêt énumère à la base des relations des parties, le caractère interdépendant de leurs occupations professionnelles, l'état de célibataire du jeune Dr, la séparation de facto de la sage femme que le divorce va libérer de son mariage, la perspective d'un avenir brillant sous les auspices de l'entreprise commune; l'arrêt remarque que le Docteur, en reconnaissant la collaboration de l'infirmière, n'a pas pu justifier la qualité de salariée qu'il essaie de lui attribuer, pour diminuer la valeur des luttes qu'elle a menées à ses côtés depuis plus de dix ans; l'arrêt note que ces luttes faites de durs labeurs remontent à plus de sept ans avant l'acquisition de la propriété de la Rue du Centre; l'arrêt précise enfin que la quasi clandestinité, dont a été entourée la vente de l'immeuble, devait avoir pour effet d'endormir la vigilance de Mme Telson, afin de consommer sans inquiétude la frustration de ses droits: Autant de considération qui, de probabilités en probabilités guident le raisonnement de l'arrêt et concordent à augmenter la force probante de l'aveu que les juges du fond ont souverainement dégagé des lettres missives du Dr Lefort; quand donc le juge déclare trouver les éléments de décision dans les documents et faits de la cause, il lui suffit, pour mettre son ouvre à l'abri de la critique, d'établir dans les motifs de la décision comment s'est formée sa conviction; qu'il suit que l'arrêt entrepris, suffisamment motivé, échappe au contrôle de la Cour de Cassation.
Par ces motifs, la Cour, sur les conclusions conformes du Ministère Public, rejette le pourvoi du Dr Franck Lefort contre la décision, en date du 28 novembre 1963, rendue entre les parties par la Cour d'Appel de Port-au-Prince ordonne la confiscation de l'amende consignée; condamne le demandeur aux dépens liquidés à la somme de............ Gourdes, en ce, non compris le coût du présent arrêt.
Ainsi jugé par Nous, soussignés Félix Diambois, Vice-Président de la Cour, Léonce Pierre Antoine, Félix Soray, Malherbe Daniel et Louis Banatte, Juges, en l'audience publique du jeudi vingt neuf juillet mil neuf cent soixante cinq, en présence de Monsieur Jh Marthyl Saint Julien, Commissaire du Gouvernement, avec l'assistance de Monsieur Joseph Lucien, Commis-Greffier.