Pouvoir Exécutif Vs Pouvoir Législatif
27 mars 1992
Sommaire
Différend opposant le Pouvoir Exécutif au Pouvoir Législatif - Mission de la Cour Suprême - Négociation et signature des traités - Conventions et accords internationaux - Accord pouvant lier l'Etat Haïtien et son Gouvernement - Pouvoir de l'Assemblée Nationale.
En droit fondamental, tout ce que peut faire un juge d'office peut lui être valablement demandé par l'une des parties.
Lorsque le différend qui divise le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif est constaté, la Cour Suprême saisie en la matière, ne peut, sans déni de justice, se dérober à la mission à elle dévolue par la Charte qui est de trancher et de donner la décision finale.
Aux termes de l'article 139 de la Constitution, c'est le Président de la République qui négocie et signe tous les traités, conventions et accords internationaux, et les soumet à la ratification de l'Assemblée Nationale.
Les parlementaires ne sont pas autorisés à signer de leur propre chef, sans un mandat exprès de l'Exécutif, un accord pouvant lier l'Etat Haïtien et son Gouvernement.
Les pouvoirs de l'Assemblée Nationale sont limités et ne peuvent s'étendre à d'autres objets que ceux que la Constitution lui attribue spécialement.
La Cour de Cassation, Sections Réunies, statuant en vertu de l'article 111.7 de la Constitution, a rendu l'arrêt suivant:
Sur la requête du Pouvoir Exécutif représenté par:
Le Président Provisoire de la République, Me. Joseph Nérette, assisté du Gouvernement composé comme suit:
Le Premier Ministre, Me. Jean-Jacques Honorat;
Le Ministre de la Justice, Me. Antoine Leconte;
Le Ministre de l'Intérieur et de la Défense Nationale, Monsieur Gracia Jean;
Le Ministre des Affaires Etrangères et des Cultes, Monsieur Jean Robert Simonise;
Le Ministre des Travaux Publics, Transports et Communications, Monsieur Marc Henri Rousseau François;
Le Ministre de l'Economie et des Finances, Monsieur Charles Beaulieu;
Le Ministre de la Planification, de la Coopération Externe et de la Fonction Publique, Monsieur Marcel Bonny;
Le Ministre de la Santé Publique et de la Population, Docteur Greger Jean-Louis;
Le Ministre de l'Education Nationale, de la Jeunesse et des Sports, Monsieur Joseph Désir; Le Ministre de l'Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural, Agronome Claude Pierre-Louis;
Le Ministre du Commerce et de l'Industrie, Monsieur Morisseau Lazarre;
Le Ministre de l'Information, de la Coordination et de la Culture, Monsieur Henri Piquion;
Le Ministre des Affaires Sociales, Monsieur Joachim Pierre, tous propriétaires, demeurant et domiciliés à Port-au-Prince, dûmentz identifiés, ayant pour avocats Mes. Arnold Blain, Mireille Durocher Bertin et Ramon Guillaume du Barreau de Port-au-Prince, dûment identifiés, patentés et imposés, avec élection de domicile en leur cabinet sis en cette ville.
Requête signifiée le 17 mars 1992 aux Présidents des deux Chambres, les sieurs Déjean Bélizaire, Président du Sénat et Alexandre Médard, Président de la Chambre des Députés, et saisissant la Cour du désaccord existant entre l'Exécutif et le Pouvoir Législatif, au sujet du Protocole d'Accord signé à Washington le 23 février 1992 entre le citoyen Jean-Bertrand Aristide, ex-président de la République et les deux membres du Pouvoir Législatif sus-désignés, agissant en qualité de Président et Vice-Président de la Commission Parlementaire de Négociation.
Ouï, à l'audience solennelle et publique du mercredi 25 mars en cours Monsieur le Juge Georges Moïse en la lecture de son rapport, Me. Mireille Durocher Bertin en celle de la requête de l'Exécutif, les défendeurs n'étant pas représentés à la barre, le Commissaire G. Myrbel Jean-Baptiste en celle de ses conclusions.
Vu la requête susdite, les pièces y annexées, les dispositions de la Constitution et les textes de loi applicables à la matière; les défendeurs n'ont pas produit.
Et, après délibération en la Chambre du Conseil, au voeu de la loi.
Attendu que le Pouvoir Exécutif expose dans sa requête que le Protocole d'Accord, signé à Washington par le citoyen Jean-Bertrand Aristide et les Présidents des deux Chambres, est entaché d'inconstitutionnalité pour les raisons suivantes:
1o) Les parlementaires n'avaient reçu aucun mandat pour signer un document quelconque engageant l'Etat Haïtien et sa souveraineté;
2o) Jean-Bertrand Aristide n'a pas les qualités que lui attribue le Protocole d'Accord, Me. Joseph Nérette ayant été investi de la fonction de Président Provisoire de la République en vertu de l'article 149 de la Constitution;
3o) L'article 8.1 de ladite Charte serait violé par l'envoi et le déploiement, à travers le territoire de la République, de la mission Civile OEA / DEMOC, prévus par ledit protocole; qu'en outre, le Pouvoir Exécutif fait grief au Pouvoir Législatif d'avoir décidé de présenter ledit Protocole d'Accord à la ratification de l'Assemblée Nationale en violation des articles 98.2 et 98.3 de la Constitution.
Que cette décision des Parlementaires consacre le désaccord entre les deux Pouvoirs, lequel désaccord l'Exécutif soumet à l'appréciation de la Cour en lui demandant de se déclarer compétente pour statuer sur le conflit, dire et déclarer inconstitutionnels:
1o) Le principe du Protocole d'Accord;
2o) Ce protocole lui-même;
3o) La convocation des deux Chambres en Assemblée Nationale pour statuer sur la ratification ou non dudit protocole.
Sur l'existence du désaccord
Attendu que le Pouvoir Exécutif a saisi la Cour du différend existant entre le Pouvoir Législatif et lui.
Attendu que, tel qu'il résulte des documents de la cause, l'Exécutif avait formé une Commission Ministérielle de trois membres afin de trouver avec le Législatif une solution à la crise nationale.
Que selon le rapport de la susdite Commission, les Parlementaires, après trois séances de travail, ont rompu unilatéralement les pourparlers et convoqué les deux Chambres en Assemblée Nationale pour la ratification éventuelle dudit protocole, ce, contrairement à un communiqué de l'Exécutif leur déniant ce droit.
Qu'ainsi le 16 mars en cours, le Conseil des Ministres a dressé un procès verbal constatant le différend et a décidé de le soumettre à l'appréciation de la Cour; que, de ce qui précède, il résulte que le différend est constant.
Sur la saisine de la Cour
Attendu que, selon les dispositions de l'article 111.5 de la Constitution, en cas de désaccord entre le Pouvoir Législatif et le Pouvoir Exécutif, la Commission de conciliation prévue à l'article 206 est saisie du différend sur demande de l'une des parties.
Attendu que la loi prévue par l'article 206.1 sur le mode de fonctionnement de ladite Commission n'a pas été votée; qu'en conséquence cette commission n'a pas été en mesure de fonctionner et, partant, de mettre la Cour dans l'obligation de se saisir d'office du différend; que néanmoins l'absence de cette institution ne saurait constituer une entrave à l'obligation pour la Cour de répondre au voeu de la Constitution.
Attendu qu'il est un principe de droit fondamental que tout ce que peut faire un Juge d'office peut lui être valablement demandé par l'une des parties litigantes, comme, c'est le cas en l'espèce.
Attendu que le différend étant constaté, la Cour, Refuge Suprême en la matière, ne peut sans déni de justice, se dérober à la mission à elle dévolue par la Charte qui est de donner la décision finale, comme il est prescrit en l'article 111.7 de ladite Charte; qu'en conséquence, la Cour est valablement saisie.
Attendu qu'il n'est pas sans intérêt de souligner à cette place comme l'a fait le Ministère Public dans ses conclusions, que les termes des articles 111.5, 111.6, 111.7 et 206 de la Constitution sont généraux et ne font aucune distinction sur les causes qui peuvent provoquer le désaccord entre l'Exécutif et le Législatif et, partant, justifier la saisine de la Cour.
Au fond
Attendu que le document, appelé "Protocole d'Accord" rédigé sur la terre étrangère, à Washington D.C., est revêtu à titre principal, de la signature du sieur Jean-Bertrand Aristide, des sieurs Déjean Bélizaire et Alexandre Médard respectivement ex-Président de la République, Président du Sénat et de la Commission Parlementaire de Négociation, Président de la Chambre des Députés et Vice-Président de ladite Commission, contresigné des officiels de l'OEA à titre de témoins; que la présence de ces témoins étrangers ne saurait changer la nature de l'acte qui reste une convention privée intervenue entre haïtiens.
Attendu qu'il est constant le 8 octobre 1991, après le départ du pays de l'ex-Président Jean-Bertrand Aristide, Me. Joseph Nérette, désigné par la Constitution comme président provisoire de la République, en sa qualité de plus ancien Juge de la Cour de Cassation, a été investi par l'Assemblée Nationale dans ses fonctions, en application de l'article 149 de la Constitution; qu'à partir de cette date il existe à la tête du pays un Exécutif Constitutionnel.
Attendu qu'aux termes de l'article 139 de la Constitution, c'est le Président de la République qui négocie et signe tous traités, conventions et accords internationaux, et les soumet à la ratification de l'Assemblée Nationale.
Attendu que l'accord incriminé n'est pas l'oeuvre du Premier Magistrat de la République.
Attendu que si, au lendemain de la décision prise "ab irato" par l'OEA d'imposer au pays un embargo économique, commercial et financier, les parlementaires, dans un élan de patriotisme qui les honore, s'étaient rendus à l'étranger dans le but d'entreprendre des démarches tendant à attendrir le Courroux de l'Organisation Régionale, il n'en reste pas moins qu'ils n'étaient nullement autorisés à signer de leur propre chef, sans un mandat exprès de l'Exécutif, un accord pouvant lier l'Etat Haïtien et son Gouvernement, à l'égard desquels ce document demeure "res inter alios acta" et ne leur est pas opposable.
Attendu que notre Charte Fondamentale en son article 98.2 prévoit que les pouvoirs de l'Assemblée Nationale sont limités et ne peuvent s'étendre à d'autres objets que ceux qu'elle lui attribue spécialement; que l'article 98-3 ne prévoit nullement la ratification d'une telle convention qui n'est pas un traité international; il s'ensuit que la réunion des deux Chambres en Assemblée Nationale aux fins de ratifier éventuellement le Protocole d'Accord heurte les principes découlant des dispositions de la Constitution.
Par ces Motifs, la Cour, sur les conclusions, en partie, conformes du Ministère Public, se déclare valablement saisie du différend qui oppose l'Exécutif au Législatif à propos du Protocole d'Accord du 23 février 1992; dit et déclare que la signature de ce document par les Parlementaires plus haut désignés constitue une violation du principe de la séparation des Pouvoirs tel que prévu par la Constitution en ses articles 60, 60.1. 60.2; que le document qui en résulte est inopérant et ne saurait, contrairement au prescrit des articles 98.2 et 98.3 de notre Charte, être soumis à la ratification de l'Assemblée Nationale; dit et déclare que la présente décision est finale et s'impose aux Hautes Parties, aux termes de l'article 111.7 de la Constitution; ordonne la remise de l'amende consignée.
Ainsi jugé et prononcé par Nous, Emile Jonassaint, Président, Georges Henry, Vice-Pprésident, Gérard Charles Alerte, Larousse B. Pierre, Raymond Gilles, Clausel Débrosse, Jean David Kalim, Georges Moïse, Raoul Lyncée, Jeannot Kénol, Dumas Desrosiers, Juges, à l'audience solennelle et publique du vendredi vingt sept mars mil neuf cent quatre-vingt-douze, en présence de Me G. Myrbel Jean Baptiste, Commissaire du Gouvernement et avec l'assistance du sieur Jean Robert Délice, Greffier du siège.