Hrs. Sér.
Jean-Claude Sanon Vs l'Etat Haïtien
28 juillet 1992
Sommaire
Mention du numéro de carte d'identité - Non-conformité de la carte - Valeur juridique et caractère authentique d'une décision de justice - Compétence collégiale d'une juridiction de jugement - Prépondérance de la majorité - Dissidence d'un Magistrat - Actes de gouvernement - Caractère discrétionnaire - Limitations - Atteinte au droit de propriété, à la liberté individuelle - Compétence des Tribunaux Judiciaires.
L'article 5 du décret du 28 septembre 1987 dispose que: «dans tout écrit judiciaire, la désignation des parties doit être complétée du numéro de leur carte d'identité».
Cette carte est délivrée par un agent de la Direction Générale des Impôts; si elle n'est pas conforme aux prescriptions de la loi, le contribuable ne peut pas être pénalisé par la faute de l'agent.
Il est de principe que c'est du prononcé, en audience publique, dans les conditions déterminées par la loi, qu'une décision de justice reçoit sa valeur juridique et son caractère authentique, comme l'atteste, s'il en était besoin, l'article 279 C.P.C. qui laisse au Juge jusqu'à vingt quatre heures pour signer la minute de son jugement.
Il convient de rappeler que quand la compétence d'une juridiction de jugement est collégiale, c'est l'opinion de la majorité, c'est-à-dire, la pluralité des voix qui s'impose, à quelque phase qu'on considère la préparation de la décision, depuis la discussion, le vote en Chambre du Conseil, jusqu'à la signature de la minute après lecture d'icelle en audience publique.
Ainsi, le Magistrat, qui, après avoir participé à toutes les phases de la formation d'un arrêt, refuse d'en signer la minute après le prononcé, manque à une des obligations de sa charge.
Il est reconnu en droit que, comme les actes législatifs, ceux de gouvernement ne peuvent, en principe, donner lieu à aucun recours contentieux. Cependant, si les actes du gouvernement sont de leur nature discrétionnaires, la sphère à laquelle appartient cette qualification ne s'étend néanmoins pas arbitrairement au gré des gouvernants. Il est de principe que cette qualification est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens, dans l'intérêt supérieur de la collectivité - Par contre, toutes les fois que la mesure intervient dans des circonstances où il est démontré que l'Etat a agi dans les mêmes conditions qu'un particulier, il se trouve dès lors soumis aux mêmes règles et aux mêmes juridictions que ce dernier.
Selon les principes généraux de Droit Public qui gouvernent la matière, toute mesure, qui porte atteinte au droit de propriété ou à l'un de ses attributs comme aussi à la liberté individuelle, n'est pas exempte du contrôle des Tribunaux Judiciaires, même si, dans ces cas, la prérogative de la puissance publique est invoquée.
Cassation - Annulation
La Cour de Cassation, Deuxième Section, a rendu l'arrêt suivant:
Sur le pourvoi du sieur Jean-Claude Sanon, propriétaire, demeurant aux Etats-Unis d'Amérique et domicilié à Port-au-Prince, identifié au No. 002217-AA, ayant pour Avocats Mes. Gérard Eddy Léandre et Pierre C. Labissière, dûment identifiés, patentés et imposés, avec élection de domicile au Cabinet desdits Avocats sis à Port-au-Prince, Rue des Miracle, No. 34.
Contre un arrêt de la Cour d'Appel de Port-au-Prince en date du dix huit août mil neuf cent quatre-vingt-huit, rendu entre lui et l'Etat Haïtien représenté par le Directeur Général des Impôts, le sieur André Lemercier Georges, propriétaire, demeurant et domicilié à Port-au-Prince, identifié au No. 300-99-693, ayant pour Avocats Mes. Hervé Carrénard, André Ph. Cyrille, Rodrigue Chéry et Joseph M. Déjean, dûment identifiés, patentés et imposés, avec élection de domicile au siège de la Direction Générale des Impôts, Angle des Rues Paul VI et Monseigneur Guillaux.
Ouï, à l'audience publique du 16 juin 1992, Monsieur le Juge Raymond Gilles en la lecture de son rapport, puis, les parties n'étant pas représentées à la barre, Monsieur Luc S. Fougère, Substitut du Commissaire du Gouvernement en celle de ses conclusions.
Vu: l'arrêt attaqué ensemble son exploit de signification, l'acte déclaratif de pourvoi, les requêtes des parties avec les pièces à l'appui, notamment le récépissé de l'amende consignée, les susdites conclusions du Ministère Public et les textes de loi invoqués.
Et, après en avoir délibéré en la Chambre du Conseil, au vou de la loi.
Attendu que par décret du Conseil National de Gouvernement en date du 23 juin 1986 les biens du sieur Jean-Claude Sanon ont été mis sous séquestre et leur administration confiée à la Direction Générale des impôts; que, pour voir ordonner la mainlevée de ce séquestre, Sanon assigna l'Etat Haïtien par devant le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, lequel rendit un jugement en date du 1er février 1988 donnant mainlevée du séquestre ainsi que de la saisie-arrêt imposée sur le fonds du demandeur, le tout avec exécution provisoire sur minute.
Attendu que sur appel de l'Etat Haïtien sortit le 18 août 1988 un arrêt de la Cour de Port-au-Prince infirmant le jugement entrepris et, jugeant à nouveau, déclarant la Cour incompétente pour connaître de l'affaire.
Contre cette décision Jean-Claude Sanon s'est pourvu en Cassation et a proposé pour la faire casser et annuler un moyen unique à deux branches combattu par le défendeur, lequel a soulevé une fin de non recevoir. Le Ministère Public a, aussi de son côté, proposé une fin de non recevoir qui sera réservée et jointe, vu leur connexité, à la première branche du moyen du pourvoyant.
Sur la fin de non-recevoir du défendeur prise de ce que la carte d'identité de Jean-Claude Sanon n'a pas été établi suivant les prescriptions du décret d'ordre public du 28 septembre 1987 régissant la matière.
Attendu que l'article 5 du décret précité dispose que dans tout écrit judiciaire la désignation des parties doit être complétée du numéro de leur carte d'identité.
Attendu qu'il se vérifie que la requête du pourvoyant ainsi que l'exploit de signification d'icelle mentionnent qu'il est identifié au No. 002217-AA; que, comme le reconnaît le défendeur lui-même, Jean-Claude Sanon, demeurant aux Etats-Unis d'Amérique, n'est pas assujetti à la possession d'une carte d'identité, d'où le caractère superfétatoire de la mention.
Attendu, au surplus, que la carte que détient le pourvoyant lui a été délivrée par un agent de la Direction Générale des Impôts; que, si cette carte n'est pas conforme aux prescriptions de la loi, le contribuable ne peut pas être pénalisé par la faute de l'agent, et le défendeur, commettant de ce dernier, ne peut pas se prévaloir de cette faute, il s'ensuit que sa fin de non-recevoir est non fondée, et elle est d'ores et déjà écartée.
Sur la première branche du moyen prise de violation de l'article 100 de la loi sur l'organisation judiciaire en ce que la Cour d'Appel, pour instruire et juger, doit être composée de trois Juges et non de deux.
Attendu qu'il résulte de l'examen de l'arrêt attaqué et d'un extrait du plumitif de l'audience publique du 18 août 1988, qu'immédiatement après le prononcé de l'arrêt, le Juge Trichet, l'un des trois Magistrats avec le concours desquels il a été rendu, a refusé d'en signer la minute avec les deux autres, ce, pour manifester sa dissidence, selon sa propre déclaration retenue sur la feuille d'audience par le Greffier en siège.
Attendu qu'il est de principe que c'est du prononcé, en audience publique, dans les conditions déterminées par la loi, qu'une décision de justice reçoit sa valeur juridique et son caractère authentique, comme l'atteste, s'il en était besoin, l'article 279 C.P.C. qui laisse au Juge jusqu'à vingt quatre heures pour signer la minute de son jugement.
Attendu qu'il convient de rappeler que, quand la compétence d'une juridiction de jugement est collégiale, c'est l'opinion de la majorité, c'est-à-dire, la pluralité des voix qui s'impose, à quelque phase qu'on considère la préparation de la décision, depuis la discussion, le vote en Chambre du Conseil, jusqu'à la signature de la minute après la lecture d'icelle en audience publique; que sous ce rapport, bien que pour les Cours d'Appel il n'y ait pas un texte équivalent à l'article 132-2 7ème alinéa de la loi sur l'organisation judiciaire qui oblige, en Cour de Cassation, le Juge dissident à signer quand même la décision, avec faculté de rédiger, motifs à l'appui, son opinion contraire, il n'en demeure pas moins que le principe est le même; qu'en l'espèce, force est de considérer que le Magistrat en question qui, depuis la Chambre des Délibérations, avait d'autres moyens de manifester son indépendance vis-à-vis de ses collègues, et qui, après avoir participé à toutes les phases de la formation de l'arrêt, a refusé d'en signer la minute après le prononcé, a manqué à une des obligations de sa charge, justifiant ainsi contre lui l'application de sanctions disciplinaires par le Conseil Supérieur de la Magistrature, selon le prescrit des articles 3 et 6 de la loi du 11 mai 1920 régissant la matière.
Attendu que de tout ce qui précède il résulte que l'arrêt incriminé, dès son prononcé, le 18 août 1988, avait une existence légale et, de ce fait, était acquis aux parties; qu'il n'est donc entaché d'aucune nullité, comme le soutiennent à tort le Ministère Public et le demandeur, lequel pourtant, par l'organe de son Avocat Me Pierre C. Labissière, à l'audience publique du 8 mai 1989 de la susdite Cour d'Appel où, pour une nouvelle fois, l'affaire avait été évoquée, l'avait fait radier du rôle sur le motif que, par arrêt daté du 18 août 1988, l'appel de l'Etat Haïtien contre Jean-Claude Sanon avait déjà été évacué, ainsi qu'il appert d'un extrait du plumitif de l'audience ci-dessus mentionnée; il ressort que cette première branche du moyen du pourvoyant, comme la fin de non-recevoir du Ministère Public est rejetée parce que sans fondement.
Sur la deuxième branche du moyen prise de violation des règles de la compétence, violation de l'article 78 de la loi sur l'organisation judiciaire, de l'article 173-1 de la Constitution, d'excès de pouvoir résultant des faits de la cause, déni de justice, motifs erronés ayant déterminé le dispositif, et absence de base légale.
Attendu que le pourvoyant fait grief à la Cour d' Appel de s'être déclarée, en violation de la loi et de la Constitution, incompétente pour ordonner mainlevée du séquestre mis sur ses biens et de la saisie-arrêt imposée sur ses fonds, motif pris de ce que, en vertu du principe de la séparation des pouvoirs, la Cour ne peut, sans excéder ses pouvoirs, annuler une mesure prise par l'exécutif en vertu d'un décret-loi, cette mesure échappe à la censure du pouvoir judiciaire (sic).
Attendu qu'il est reconnu en droit, que, comme les actes législatifs, ceux de gouvernement ne peuvent, en principe, donner lieu à aucun recours contentieux; qu'il en est ainsi lorsque, par exemple, en vertu des pouvoirs qu'il détient soit de la Constitution pour l'exécution des conventions diplomatiques, soit des lois de police, l'Etat pose, dans l'intérêt du corps social, des règles de portée générale pour l'organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics ou pour la fixation du statut de ses ressortissants; - que cependant, si les actes ainsi qualifiés du gouvernement sont de leur nature discrétionnaires, la sphère à laquelle appartient cette qualification ne s'étend néanmoins pas arbitrairement au gré des gouvernants; qu'il ne suffit pas en effet, pour présenter ce caractère, que l'acte émane du gouvernement ou de ses représentants et qu'il ait été délibéré en conseil des Ministres; - qu'il est de principe que cette qualification est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement, autorisé dès lors à utiliser les procédés exorbitants du Droit Commun, les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens, dans l'intérêt supérieur de la collectivité; - que par contre, toutes les fois que la mesure intervient dans les circonstances où il est démontré que l'Etat a agi dans les mêmes conditions qu'un particulier, il se trouve dès lors soumis aux mêmes règles et aux mêmes juridictions que ce dernier; qu'en l'espèce, s'il lui arrive, dans les considérants de son décret qui, au demeurant, n'est qu'un arrêté administratif soumis par l'article 183-2 de la Constitution au contrôle judiciaire, d'invoquer pour ses représentants la qualité «d'agents du peuple qui doivent exprimer la volonté du souverain dont les aspirations se transforment en expression juridique de la puissance publique» (sic), cette affirmation, en droit, n'enlève pas au Juge le pouvoir de ne pas tenir compte de la prérogative de puissance publique invoquée, pour rechercher, à travers une domination qui peut être erronée, la vraie nature de l'acte posé, en considération strictement de son objet.
Attendu qu'il est évident, dans la cause, qu'en adoptant cette mesure purement conservatoire et à caractère provisoire, l'Etat qui, en considération des dispositions de l'article 242 de la Constitution qui sanctionne l'enrichissement illicite des fonctionnaires, a agi dans le but de pourvoir en urgence aux nécessités du moment, s'est montré un administrateur diligent dans la gestion de la chose publique, comme l'est dans la sienne tout bon père de famille, selon l'expression consacrée en Droit Civil.
Attendu qu'il n'est pas sans intérêt de souligner que la solution définitive du contentieux, née de la plainte de l'Etat qui cherche à garantir la restitution de valeurs qu'il soutient avoir été détournées à son préjudice, peut éventuellement mettre en jeu les biens et même la liberté du pourvoyant.
Attendu que, selon les principes généraux de Droit Public qui gouvernent la matière, toute mesure qui porte atteinte au droit de propriété ou à l'un de ses attributs comme aussi à la liberté individuelle, n'est pas exempte du contrôle des Tribunaux Judiciaires, même si, dans ces cas, la prérogative de la puissance publique est invoquée.
Qu'ainsi la juridiction de Droit Commun est compétente, comme d'ailleurs l'admet le défendeur qui s'y est expressément référé, pour connaître de la demande produite par Jean-Claude Sanon, sauf à celui-ci à justifier devant le Juge du fond de l'issue du procès engagé contre lui par l'Etat Haïtien dans les conditions ci-dessus rappelées; que pour ne l'avoir pas ainsi compris, les Juges de la Cour d'Appel de Port-au-Prince méritent le reproche qui leur est adressé, et leur ouvre sera cassée avec les conséquences de droit.
Par ces motifs, la Cour, sur les conclusions, en partie, conformes du Ministère Public, casse et annule l'arrêt d'appel du 18 août 1988; ordonne la remise de l'amende
consignée; renvoie la cause et les parties par devant la Cour d'Appel des Cayes pour être statué ce que de droit; réserve les dépens.
Ainsi jugé et prononcé par Nous, Georges Henry, Vice-Président, Larousse B. Pierre, Raymond Gilles, Georges Moïse et Raoul Lyncée, Juges, en audience publique du vingt huit juillet mil neuf cent quatre-vingt-douze, en présence de Monsieur Luc S. Fougère, Substitut du Commissaire du Gouvernement, avec l'assistance du Greffier Bignon André.