Motifs
TRIBUNAL DU TRAVAIL
JUGEMENT DU 2 DÉCEMBRE 2022
En la cause de Monsieur A., demeurant Résidence « X1», X1 à SAINTE-MAXIME (83120) ;
Demandeur, bénéficiaire de l'assistance judiciaire selon décision n° 120 BAJ 20 du 15 janvier 2020, ayant élu domicile en l'étude de Maître Christophe BALLERIO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par ledit avocat-défenseur ;
d'une part ;
Contre :
La société anonyme monégasque dénommée B., dont le siège social se situe X2à MONACO ;
Défenderesse, ayant élu domicile en l'étude de Maître Bernard BENSA, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître Gérard BAUDOUX, avocat au barreau de Nice ;
d'autre part ;
LE TRIBUNAL DU TRAVAIL,
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Vu la requête introductive d'instance en date du 8 novembre 2019, reçue le 12 novembre 2019 ;
Vu la procédure enregistrée sous le numéro 30-2019/2020 ;
Vu les convocations à comparaître par-devant le Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, suivant lettres recommandées avec avis de réception en date du 3 décembre 2019 ;
Vu les conclusions considérées comme récapitulatives de Maître Christophe BALLERIO, avocat-défenseur au nom de Monsieur A. en date du 9 mars 2022 ;
Vu les conclusions récapitulatives de Maître Bernard BENSA, avocat-défenseur au nom de la S.A.M. B. en date du 12 mai 2022 ;
Après avoir entendu Maître Christophe BALLERIO, avocat-défenseur près la Cour d'appel de Monaco, pour Monsieur A. et Maître Gérard BAUDOUX, avocat au barreau de Nice, pour la S.A.M. B. en leurs plaidoiries à l'audience du 20 octobre 2022 ;
Vu les pièces du dossier ;
Monsieur A. a été embauché le 1er janvier 2016 par la société de droit français C. en qualité de Responsable d'escale. Son contrat a été transféré à la société anonyme monégasque B. le 1er juin 2016 en qualité de Chef d'escale. Il était en dernier lieu Directeur d'Exploitation.
Il était victime d'un accident de trajet le 11 avril 2018, puis d'un accident vasculaire cérébral le 9 janvier 2019.
Par requête du 8 novembre 2019, reçue le 12 novembre 2019, Monsieur A. a saisi le Tribunal du travail aux fins d'obtenir :
* 300.000 euros de dommages et intérêts pour exécution déloyale, abusive et fautive du contrat de travail,
* la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts exclusifs de la S.A.M. B.
* 7.240 euros d'indemnité de licenciement, somme à parfaire,
* 7.702,22 euros d'indemnité compensatrice de préavis,
* le reliquat de congés payés à la date du prononcé de la résiliation judiciaire du contrat de travail,
* 50.000 euros de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail, avec intérêts au taux légal.
À défaut de conciliation l'affaire était renvoyée devant le Bureau de Jugement.
Le 1er avril 2020, Monsieur A. était déclaré définitivement inapte à son poste de travail sans reclassement possible, puis classé dans la catégorie des invalides absolument incapables d'exercer quelque activité professionnelle à compter du 1er avril 2020.
Par courrier daté du 11 mai 2020, il était licencié au motif d'une impossibilité de reclassement suite à l'avis de la Commission de Reclassement.
Par conclusions considérées comme récapitulatives du 9 mars 2022 et à l'audience de plaidoirie, Monsieur A. sollicite à titre principal :
* le sursis dans l'attente de l'issue des procédures civiles et de l'expertise devant le Juge chargé des Accidents du Travail,
* ordonner à la S.A.M. B.la production de l'intégralité des relevés de badge de télépéage de Monsieur A. sur la période du 11 avril 2018 au 9 janvier 2019,
* ordonner à l'Inspection du Travail la communication du dossier de ses interventions, rapports et constatations concernant la présence de Monsieur A. sur la période du 11 avril 2018 au 9 janvier 2019 et de toutes constatations en rapport avec la présente affaire,
* retirer l'affaire du rôle.
Et à titre subsidiaire,
* 300.000 euros de dommages et intérêts pour exécution déloyale, abusive et fautive du contrat de travail,
* la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts exclusifs de la S.A.M. B.
* 8.481,50 euros ou à défaut 7.240 euros d'indemnité de licenciement, somme à parfaire,
* 8.638,56 euros ou à défaut 7.702,22 euros d'indemnité compensatrice de préavis,
* 11.387,43 euros de rappel de congés payés,
* 50.000 euros de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail,
* la capitalisation des intérêts,
* la rectification de la documentation sociale sous astreinte de 200 euros par jour de retard,
* les dépens,
* 8.500 euros au titre des frais irrépétibles,
* l'exécution provisoire.
Il soutient pour l'essentiel que :
* parallèlement au recours devant le Tribunal du travail, une action est pendante devant le Tribunal de première instance relativement à la réclamation de reconnaissance de l'accident vasculaire cérébral en accident du travail,
* la nature professionnelle ou non de l'accident vasculaire cérébral a une incidence sur la faute commise par l'employeur dans le cadre de l'exécution du contrat de travail,
* l'expertise en cours ordonnée par le Juge des Accidents du Travail sera à même d'éclairer le débat sur ce point,
* Monsieur A. n'a continué à travailler durant ses nombreux arrêts de travail que face aux pressantes directives de son employeur,
* la production des relevés de badge télépéage est nécessaire afin de les confronter aux pièces déjà produites aux débats pour le démontrer,
* il en est de même des dossiers de l'Inspection du Travail,
* en ne respectant pas les arrêts de travail de son salarié, l'employeur n'a pas assuré sa sécurité physique et psychique,
* il était sollicité régulièrement et a poursuivi son activité professionnelle au mépris de sa santé par crainte de perdre la seule source de revenus de son foyer,
* les lésions consécutives à l'accident de trajet, conjuguées au non-respect des arrêts de travail et à un surinvestissement professionnel peuvent expliquer la survenue de l'accident vasculaire cérébral,
* il appartient à l'employeur de rapporter la preuve de nature à exclure totalement le rôle causal du travail dans la survenue de l'accident vasculaire cérébrale,
* l'état médical de Monsieur A. est irréversible et lui occasionne un préjudice incommensurable,
* la gravité des manquements de l'employeur constitue une faute inexcusable et nécessite le prononcé de la résiliation du contrat avec toutes conséquences de droit, au jour où la S.A.M. B. a manifesté sa volonté de rompre le contrat, soit le jour de l'envoi de la lettre de licenciement,
Par conclusions récapitulatives du 12 mai 2022 et à l'audience de plaidoirie, la S.A.M. B. sollicite le débouté de l'intégralité des demandes de Monsieur A. outre sa condamnation à 7.500 euros au titre des frais irrépétibles et les dépens.
Elle fait valoir pour l'essentiel que :
* les procédures initiées en Accident du Travail et devant le Tribunal du travail sont indépendantes,
* le Tribunal du travail n'est pas saisi d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable et n'a nullement l'obligation d'attendre les conclusions d'un rapport expertal non désigné par ses soins,
* Monsieur A. est défaillant dans l'administration de la preuve et tente d'obtenir des éléments d'autres procédures qui n'ont pas de rapport avec les demandes formulées,
* il n'y a pas de lien entre l'accident vasculaire cérébral et l'accident du travail,
* l'Expert nommé par le Juge chargé des Accidents du Travail l'a exclu,
* le licenciement a été prononcé de manière régulière eu égard à l'impossibilité de reclassement du salarié,
* les relevés de télépéages ne sont pas détaillés par salariés mais concernent l'ensemble de la flotte.
SUR CE,
Sur le sursis
Le Tribunal du travail est notamment saisi d'une demande de reconnaissance d'une faute de l'employeur dans l'exécution du contrat de travail, consistant en avoir contraint son salarié à continuer à travailler alors qu'il bénéficiait d'arrêts de travail. Selon Monsieur A. cette faute aurait engendré un accident vasculaire cérébral et aurait une incidence sur l'imputabilité de la rupture du contrat de travail.
En parallèle à cette procédure, Monsieur A. a introduit des actions en reconnaissance de l'accident vasculaire cérébral en accident du travail, ayant donné lieu à deux Ordonnances de non-conciliation des 20 et 29 décembre 2020. En effet, selon expertise judiciaire du 7 mai 2019, il avait notamment été conclu que :
* l'intervalle de neuf mois ne plaide pas en faveur d'une dissection post-traumatique,
* le type de lésion plaide en faveur d'une dissection récente,
* l'accident vasculaire cérébral ne peut être considéré au plan médico-légal comme imputable aux suites de l'accident du travail,
* les soins et arrêts prescrits postérieurs au 8 janvier 2019 ne sont pas imputables à l'accident du travail du 11 avril 2018 et relèvent d'une prise en charge maladie.
Monsieur A. a néanmoins obtenu que le Juge chargé des accidents du travail, par Ordonnance du 26 octobre 2021, ordonne une expertise médicale afin de :
* dire si l'accident vasculaire cérébral a commencé sur le lieu de travail, durant le trajet ou ailleurs,
* dire si l'accident vasculaire cérébral présente un lien causal avec l'accident du travail du 11 avril 2018,
* dire si l'accident vasculaire cérébral est survenu par le fait ou à l'occasion du travail,
* déterminer si le maintien au travail et les conditions de travail postérieures à l'accident du travail du 11 avril 2018 ont joué un rôle causal dans la survenance de l'accident vasculaire cérébral.
Cette décision a été rendue dans le cadre d'une saisie pour faute inexcusable de l'employeur, pour laquelle le demandeur n'a pas été à même de préciser les postes de dédommagement sollicités.
Hors les cas où il est de droit, le sursis à statuer peut être ordonné, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, lorsque la solution du litige est susceptible de dépendre d'un événement qui lui est extérieur, et notamment de l'issue d'une autre procédure judiciaire.
En l'espèce, si la position du défendeur est confortée par les conclusions d'une expertise judiciaire ayant écarté tout lien entre l'accident du travail et l'accident vasculaire cérébral, ces conclusions ne sont pas définitives en l'état du recours intenté par Monsieur A.
En outre, la question du lien de causalité entre les conditions de travail et la survenue de l'accident vasculaire cérébral fait l'objet d'une procédure judiciaire incidente. Si cette problématique n'est pas la seule à laquelle le Tribunal du travail devra répondre, elle est néanmoins déterminante à la solution du présent litige.
Dans ces conditions, il est de bonne administration de la justice de surseoir à statuer sur les demandes de Monsieur A. dans l'attente qu'il soit définitivement statué sur le sort des procédures civiles pendantes relatives à réclamation de reconnaissance d'accident du travail et de faute inexcusable de l'employeur.
Sur la demande de communication de pièces
Monsieur A. sollicite qu'il soit ordonné à la société B. de communiquer les relevés de télépéage afin de déterminer le nombre de ses déplacements professionnels sur la période d'arrêt de travail.
Si la charge de la preuve incombe à Monsieur A. et que sa carence n'a pas à être supplée par la partie adverse, il n'en demeure pas moins que le demandeur a démontré avoir travaillé régulièrement pendant sa période d'arrêt de travail par la production de multiples attestations et échanges de SMS.
Le nombre précis de déplacements peut être un élément utile à la solution du litige dans l'hypothèse où la version de Monsieur A. à savoir que l'employeur aurait commis une faute en le faisant travailler malgré la prescription d'arrêts de travail, serait retenue.
Sans préjuger de la responsabilité de l'employeur et afin d'éclairer au mieux le Tribunal la communication des relevés de télépéage paraît utile à la solution du litige.
L'argumentaire de la société B. selon lequel les relevés ne permettraient pas d'extraire les déplacements de Monsieur A. pourra être débattu au vu de la présentation de la pièce et sera apprécié au fond par le Tribunal.
Monsieur A. sollicite également qu'il soit ordonné la délivrance par l'Inspection du Travail de tous les échanges ayant eu lieu concernant sa situation d'arrêt de travail. Par Ordonnance du Juge chargé des accidents du travail du 26 octobre 2021 il a déjà été ordonné la communication du dossier de l'Inspection du Travail en sorte qu'il n'est pas nécessaire que le Tribunal du travail l'ordonne à nouveau.
Sur les autres demandes
En l'état du sursis, il convient de réserver l'ensemble des demandes de parties ainsi que les dépens en fin de cause.
Dispositif
PAR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL DU TRAVAIL, statuant publiquement, contradictoirement, par jugement avant-dire-droit, en premier ressort et après en avoir délibéré,
Sursoit à statuer sur l'ensemble des demandes dans l'attente qu'il soit définitivement statué sur le sort des procédures civiles pendantes relatives à réclamation de reconnaissance d'accident du travail et de faute inexcusable de l'employeur ;
Ordonne le retrait de la procédure du rang des affaires en cours et dit qu'elle sera rappelée à la première audience utile, à la demande de l'une quelconque des parties ou d'office par le Tribunal, dès qu'une décision définitive aura été rendue dans les procédures mentionnées ci-dessus ;
Ordonne à la société anonyme monégasque B. de produire l'intégralité des relevés du badge de télépéage de Monsieur A. sur la période du 11 avril 2018 au 9 janvier 2019, et ce au plus tard à l'issue des procédures annexes pendantes ;
Rejette la demande de communication du dossier de l'Inspection du Travail ; Réserve l'ensemble des demandes en fin de cause ;
Réserve les dépens en fin de cause ;
Composition
Ainsi jugé par Madame Cyrielle COLLE, Juge de Paix, Président du Bureau de Jugement du Tribunal du Travail, Messieurs Maurice COHEN et Alain HACHE, membres employeurs, Messieurs Bernard ASSO et Gilles UGOLINI, membres salariés, assistés de Madame Céline RENAULT, Secrétaire adjoint, et - en l'absence d'opposition des parties - mis à disposition au Secrétariat du Tribunal du Travail, le deux décembre deux mille vingt-deux .
^