Arrêts de la
Cour suprême — Année judiciaire 2020
COUR SUPRÊME
ARRÊT N° 22 DU 25 JUIN 2020
- ABDOULAYE JEAN WANE ET SIX (6) AUTRES
- ÉTAT DU SÉNÉGAL
CONTRAT DE TRAVAIL — RUPTURE — DÉLÉGUÉ DU PERSONNEL — AUTORISATION DE LICENCIEMENT — JUSTIFICATION — FAUTE GRAVE — ACTE D’INSUBORDINATION — REFUS DE PARTICIPATION AUX OPÉ- RATIONS D’INVENTAIRES
Il appartient à l’inspecteur du Travail, saisi d’une demande d'autorisation et le cas échéant au ministre chargé du Travail de s'assurer, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que le licenciement envisagé d’un délégué du personnel n’est pas en rap- port avec ses fonctions représentatives normalement exercées ou son appartenance syndicale.
Justifie légalement sa décision, le ministre du Travail qui pour confirmer une autori- sation de licenciement de délégués du personnel, a relevé que le refus par ces derniers de participer aux opérations d’inventaires ordonnées par l'employeur est un acte d’insubordination constitutif d’une faute grave rendant impossible le maintien du lien contractuel.
La Cour suprême,
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Considérant que, par décisions n° 001959 à 001965/MTDSOPRI/DGTSS /DRTOP du 6 décembre 2018, le ministre du Travail, du Dialogue social, des Organisations pro- fessionnelles et des Relations avec les Institutions, a confirmé les décisions des inspec- teurs du travail et de la sécurité sociale de Dakar, Thiès et Ai autorisant les licen- ciements des délégués du personnel de LABOREX Sénégal à savoir Am Al AI, Ag Ad Y, Papa Ae AH, Aj Ao C, An Aj AJ Z, Af B Z et Ab AG, pour avoir, d’une part, organisé et participé à une assemblée générale non autorisée aux abords de l’établissement pendant les heures de travail, et d’autre part, interrompu ou refusé de participer à l’opération d’inventaire programmé par l’employeur ;
Considérant que, par un mémoire aux fins de jonction avec offre « d’un moyen addi- tionnel d’ordre public » reçu le 5 avril 2019, les requérants sollicitent la jonction des procédures et l’annulation de l’ensemble des décisions du ministre chargé du Travail et des inspecteurs du travail, en articulant huit (8) moyens qui sont la réunion par simili- tude des moyens des différentes procédures ;
Considérant que le moyen additionnel qui ne figure pas dans la requête initiale a été produit après la mise en état de l'affaire ;
Qu'il échet de le déclarer irrecevable ;
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Bulletin des Arrêts n° 21-22
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Considérant qu’il y a lieu, pour une bonne administration de la justice, d’ordonner la jonction des procédures ;
Sur les moyens pris du manquement au principe du droit de la défense et au principe du contradictoire, au regard des articles L 215 alinéas 2,3 et 4, en- semble les articles L 188 alinéa 2 -2 et -5, L 197 alinéa 1-5 du code du travail et, pour spécifiquement An Aj Aa Z, de l’article L 218-2 du même code, en ce que les décisions attaquées, ont retenu que la formalité d’information préalable desdits délégués ainsi que du collège des délégués du personnel, de la date de dépôt à l'inspection du travail de la demande d’autorisation de licenciement prévue à l’article L 215, avait été remplie ; qu’en outre, l’ensemble des décisions attaquées ont été prises sans que la preuve ait été rapportée que les pièces invoquées avaient été au préalable communiquées aux délégués du personnel, alors que la preuve de l’accomplissement de la formalité substantielle de respect des droits de la défense n’a pas été rapportée ;
Considérant que, selon l’article L214 et non L215 comme visé par le moyen, l'employeur est tenu d’informer les délégués du personnel, notamment ceux dont il envisage le licenciement, de la date du dépôt de la demande d’autorisation ;
Considérant qu’en l’espèce, les autorisations de licenciements produites au dossier visent expressément les correspondances de la direction de LABOREX Sénégal, informant les délégués du personnel concernés et le collège des délégués, du dépôt de la demande d’autorisation de licenciement ;
Qu'il résulte des exploits des 12 et 18 juillet 2018, que les requérants ont tous reçu signification de la décision portant leur mise à pied et notification de la demande d'autorisation de leur licenciement adressée à l’inspecteur du travail compétent ;
Que, dès lors, les formalités obligatoires prévues pour le licenciement des délégués du personnel ayant été respectées, il y a lieu de rejeter le moyen ;
Sur les moyens pris de la violation du principe de non-discrimination au regard du principe du droit à l’égalité de traitement énoncé à l’article L 1°" du code du travail et du principe de l’interdiction des mesures discipli- naires motivées par la manifestation du droit d’opinion et de l’exercice d’une activité syndicale énoncé aux articles L 5, L 29 et L 56 du code du tra- vail, en ce que, d’une part, les autorités administratives ont autorisé leur licenciement, alors que la preuve d’un traitement discriminatoire rassortissait du fait qu’Ah Ac et Ak X, membres du collège des délégués du personnel ayant commis les mêmes faits que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire et, d'autre part, lesdites autorités ont considéré fautifs et propres à justifier l’autorisation de leur licenciement, les faits d’avoir, après l’heure de fin de service, tenu une réunion des travailleurs hors de l’enceinte de l’entreprise, d’avoir demandé par voie d’affiches aux employés de s’en tenir à l’horaire légal de travail, alors que par ces propos et atti- tudes ils n’ont fait qu’exercer leur droit à l’opinion directe et collective sur leurs condi- tions de travail ;
Considérant qu’il est fait grief au ministre chargé du Travail d’avoir confirmé les autorisations de licenciements alors que l’employeur a manifestement violé le principe d'égalité de traitement entre les délégués visés par les sanctions ;
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Considérant que le principe d’égalité n'implique pas que des personnes placées dans des situations différentes soient traitées de façon identique ;
Que le pouvoir disciplinaire est une prérogative de l'employeur qu’il peut mettre en œuvre selon son appréciation de la gravité de la faute commise, en tenant compte des particularités liées, notamment, à leurs antécédents disciplinaires, leur situation pro- fessionnelle ou leur niveau d’implication dans la commission des faits constitutifs de fautes ;
Que, dès lors, aucune discrimination ne saurait être reprochée à la société LABOREX Sénégal pour avoir prononcé le licenciement des délégués requérants ;
Considérant, par ailleurs, qu’en vertu de l’article L5 du code du travail les travail- leurs et leurs représentants bénéficient dans les entreprises d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation du travail ;
Que les articles L 29 et L56 du même code posent le principe de l’interdiction faite à l'employeur de prendre en considération l’exercice d’une activité syndicale pour édicter des mesures de discipline ou de congédiement contre des travailleurs ;
Considérant qu’il appartient à l’inspecteur du travail, saisi d’une demande d’autori- sation et, le cas échéant, au ministre chargé du Travail, de s’assurer sous le contrôle du juge de l’excès du pouvoir, que le licenciement envisagé des délégués du personnel n’est pas en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou leur appar- tenance syndicale ;
Qu'ayant relevé que « par note de service en date du 30 mai 2018, la direction de LA- BOREX Sénégal a informé le personnel de la tenue des opérations d’inventaires les 23 et 24 juin 2018 », puis retenu que le refus délibéré des délégués du personnel d’y partici- per « est un acte d’insubordination caractérisé constitutif d’une faute grave rendant impossible le maintien du lien contractuel », le ministre du Travail a établi à suffisance que leur licenciement est fondé sur un motif étranger à l’exercice normal de leurs man- dats syndicaux ;
Que, dès lors, sa décision n’encourt pas les griefs du moyen ;
Sur les moyens pris de l’inexactitude matérielle des faits, de l’erreur de fait et de la violation de l’article L100 du code du travail ainsi que de Pobligation de motivation au regard des dispositions de l’article L 215 ali- néa 4 du code du travail, en ce que les décisions attaquées ont retenu l’existence d’un règlement intérieur donnant liberté à l'employeur d’obliger ses employés à travailler en heures supplémentaires, de notes de service ainsi que d’affiches les en informant et la tenue à Ai d’une réunion non autorisée du personnel, alors que d’une part, aucun règlement intérieur prévoyant la libre détermination par l’employeur de la programmation d’un travail en heures supplémentaires n’existe dans l’entreprise, d'autre part, aucune note de service ou affiche ayant pour objet de désigner tous les agents concernés par les opérations d’inventaire et de notifier la programmation d'heures supplémentaires n’a été portée à la connaissance des délégués concernés et qu’enfin aucune réunion interne du personnel de l’agence de Ai n’a été organisée et tenue à l’initiative du délégué du personnel de cette agence ;
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Sur le moyen tiré, d’une part, de la violation des articles 17 et 18 du décret n° 73-085 du 30 janvier 1973, de l’article 1°"-11 du décret n° 2006-1262 du 15 novembre 2006 et, d’autre part, de l’erreur de droit au regard du principe de la force obligatoire du contrat liant les parties et de l’article 7 du règle- ment intérieur de LABOREX Sénégal, en ce que les décisions attaquées ont rejeté le moyen tiré du non-respect par l’employeur des conditions légales auxquelles le travail- leur peut être astreint à effectuer des heures supplémentaires et retenu les griefs de refus d’exécuter le travail d’inventaire en heures supplémentaires et d’incitation du personnel au refus d’exécuter ces heures supplémentaires, alors que la seule note de service diffusée est celle du chef d’agence de Ai qui fixait le début des opérations d’inventaire à 11 h ;
Les moyens étant réunis ;
Considérant que les requérants qui ont tous reconnus lors des enquêtes contra- dictoires conduites par les inspecteurs du travail compétents avoir invité le personnel au boycott de l’inventaire prévu les 23 et 24 juin 2018, ont été dûment informés de la programmation de cette activité ;
Qu'il s’ensuit que le moyen doit être rejeté ;
Sur le moyen pris du défaut de base légale en raison de l’illégalité du décret n° 2006-1262 du 15 novembre 2006 au regard des articles 1°" et 2 de la Con- vention 105 sur l’abolition du travail forcé, ensemble des articles L 4, L 135 et L 147 du code du travail et des articles 2 alinéa 3, 3, 6, 7, 10, 11, et 19 du décret n° 73-085 du 30 janvier 1973, en ce que les décisions attaquées, pour auto- riser leur licenciement, ont fait application du décret de 2006 modifiant l’article 11 du décret n° 70-183 du 20 février 1970 fixant le régime général des dérogations à la durée légale du travail, alors que ce décret est illégal car contraire aux dispositions des articles 1° et 2 de la Convention 105 sur l’abolition du travail forcé, ratifiée par l’État du Sénégal le 28 juillet 1961 et L 4 du code du travail ;
Considérant que le recours aux heures supplémentaires, ayant pour fondement le décret n° 2006-1262 du 15 novembre 2006 fixant le régime général des dérogations à la durée légale du travail est conforme à l’article 4 du code du travail et à la Convention n° 105 précitée et ne saurait, par conséquent, être assimilé à un travail forcé ;
Qu'il y a lieu de rejeter le moyen ;
Sur le moyen pris de l’erreur de droit au regard des dispositions des ar- ticles 56-4 et 74-4 de la loi organique sur la Cour suprême et de l’arrêt n° 16 du 27 mars 2014 de ladite Cour, en ce que pour rejeter le moyen tiré du non- respect par l’employeur des conditions auxquelles le travailleur peut être astreint à effectuer des heures supplémentaires et autoriser le licenciement, les décisions atta- quées ont fait référence à une jurisprudence de la Cour suprême alors que, d’une part, l’arrêt invoqué ne concerne que l'acte, y énoncé qui faisait l’objet de ce recours, et d'autre part, la cour ne se prononce pas sur des circonstances identiques au cas d’espèce qui concerne des heures supplémentaires non autorisées et non notifiées ;
Considérant qu’ayant relevé dans toutes les décisions attaquées qu’« il ressort du courrier du 17 janvier 2018, que la direction de LABOREX Sénégal a informé l'inspecteur régional du travail et de la sécurité sociale compétent « de sa volonté d’utiliser le contingent
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d'heures supplémentaires conformément au décret n° 2006-1262 du 15 novembre 2006 modifiant l’article 11 du décret n° 70-183 du 20 février 1970 fixant le régime général des dérogations à la durée légale du travail, constaté que la direction de LABOREX Sénégal par « notes de service a informé le personnel et notamment [les requérants] des opérations d'inventaire prévues les 23 et 24 juin 2018 » puis retenu « qu’il ressort également des dispositions du règlement intérieur que, compte tenu de l’activité de la société et des nécessités du service, les travailleurs pourront être amenés à travailler au-delà de l’horaire normal, notamment le dimanche, les jours fériés de nuit ou en horaires décalés », le ministre chargé du Travail a pu, abstraction faite de tout autre motif surabondant, en déduire exactement que « le refus de participer aux opérations d'inventaire est un acte d’insubordination caractérisé constitutif d’une faute grave ren- dant impossible le maintien du lien contractuel » ;
Que, dès lors, le moyen est mal fondé ;
Par ces motifs :
Rejette les recours formés par Am Al AI, Ag Ad Y, Papa Ae AH, Aj Ao C, An Aj AJ Z, Af B Z et Ab AG contre les décisions n°001959 à 001965/MTDSOPRI/DGTSS/DRTOP du 6 décembre 2018 du ministre du Travail, du Dialogue social, des Organisations professionnelles et des Relations avec les Institu- tions, confirmant les décisions des inspecteurs du travail et de la sécurité sociale de Dakar, Thiès et Ai autorisant leur licenciement.
Ainsi fait, jugé et prononcé par la chambre administrative de la Cour suprême, en son audience publique ordinaire tenue les jour, mois et an que dessus et où étaient présents Messieurs :
PRÉSIDENT : ABDOULAYE NDIAYE ; CONSEILLERS : OUMAR GAYE, A Z, MBACKÉ FALL, IDRISSA SOW; AVOCAT GÉNÉRAL: OUSMANE DIAGNE ; AVOCATS : MAÎTRE SAMBA AMETTI, AGENT JUDICIAIRE DE L’ÉTAT ; GREFFIER : CHEIKH DIOP.
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