RÉPUBLIQUE DU SÉNÉGAL
Un Peuple — Un But — Une Foi
AU NOM DU PEUPLE SÉNÉGALAIS
COUR SUPRÊME
PREMIERE CHAMBRE CIVILE ET COMMERCIALE
ARRET N° 56 du 5 juin 2024
Ag Aa
(Me Assane Dioma Ndiaye)
C/
Af Ad
(Me Moustapha Ndiaye)
La Cour,
Sur le rapport de M. El Hadji Birame Faye, Conseiller et l’avis de M. Oumar Guèye, Avocat général, concluant au rejet du pourvoi ;
Vu la loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017 sur la Cour suprême, modifiée par la loi organique n° 2022-16 du 23 mai 2022 ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Thiès, 19 mai 2021, n° 40), que par contrat du 18 janvier 2016, établi par devant maître Ndir, notaire, M. Aa a vendu à M. Ad son immeuble objet du titre foncier n°5/B de la Commune de Diourbel ; que M. Aa a assigné le notaire et M. Ad en annulation de cette vente en soutenant qu’il est illettré;
Sur le premier moyen pris en ses deux branches et le second moyen réunis :
Attendu que M. Aa fait grief à l’arrêt de rejeter la demande, alors, selon le moyen :
1°/ que le juge d'appel a fait une mauvaise interprétation de l’article 64 du décret n°2002- 1032 du 15 octobre 2002 fixant le statut des notaires puisque l’interprète ayant la qualité de témoin additionnel, sa signature certifie de sa présence pour traduire, expliciter le contenu et la portée de l’acte à la partie illettrée ; qu’ il ne résulte pas de l’acte de vente que le notaire ait requis les services d’un interprète pour les besoins de la traduction des mentions de l’acte à son profit et que celui-ci ait pu signer l’acte en qualité de témoin additionnel ; que la différence entre partie contractante et témoin ou témoin additionnel ne résulte pas de l’article 64 ; que selon les dispositions combinées des articles 64 et 79 de ce décret, il n'appartient à l’illettré ni de rapporter la preuve du fait négatif de ce qu’il ne sait pas lire et écrire le français ni de porter cet état de fait à la connaissance du notaire instrumentaire ; qu’il pèse sur le notaire une obligation primaire de requérir des parties toutes les informations nécessaires et utiles pour la sécurité de la transaction ; que la présence et la signature de témoins pour une transaction écrite impliquant un illettré est une condition fondamentale pour la validité de l'acte ; que sa qualité d’illettré ne saurait être discutée puisqu'il a versé aux débats un procès-verbal d'enquête de police où il est indiqué qu’il est illettré ;
2°/ que la cour d'appel, qui n’a pas recherché si au moment de la signature de l'acte de vente il a été assisté de deux témoins qui lui ont explicité la teneur et les effets de l'acte, n’a pas donné de base légale à sa décision au regard de l’article 20 du Code des Obligations civiles et commerciales ; que selon une jurisprudence constante, les actes impliquant un illettré doivent être établis en présence de deux témoins qui, en plus de leur présence et signature, doivent expliciter à la partie illettrée la teneur et la portée de l'acte ;
3°/ que les dispositions légales précitées et le statut régissant la profession des notaires font peser sur ces derniers des obligations positives ; qu’il appartient au notaire qui instrumente un acte de s'assurer de ce que la partie qui s’engage est lettrée ou sait lire ou écrire ; qu’il doit faire mention de cette précaution d’usage à laquelle il doit sacrifier avant d’instrumenter l’acte ; qu’on ne peut reprocher à une partie qui ignore les règles protectrices de droit de ne s’être pas prévalue de sa qualité d’illettré ; que le juge d'appel aurait dû relever ce manquement préjudiciable du notaire et non opposer au requérant une quelconque inertie ; que la motivation du juge d'appel convoquant une prétendue renonciation tacite des dispositions protectrices et d'ordre public s’imposant au notaire équivaut à une insuffisance de motifs constitutive d’un défaut de motifs ;
Mais attendu qu’aux termes des dispositions de l’article 20 du COCC, « la partie illettrée doit se faire assister de deux témoins lettrés qui certifient dans l'écrit son identité et sa présence ; ils attestent en outre que la nature et les effets de l'acte lui ont été précisés » ;
Que l’article 63 du décret n°2002-1032 du 15 octobre 2002 fixant le statut des notaires, applicable à la cause, disposait que « les actes sont signés par les parties, les témoins et le notaire. Quand les parties ou l’une d’elles déclarent ne pouvoir ou ne savoir signer, il est fait application des dispositions de l’article 20 du Code des Obligations civiles et commerciales. En pareil cas, il doit être fait mention à la fin de l’acte de la signature des parties ou de leur déclaration qu’elles ne peuvent ou ne savent signer, de la signature des témoins et de celle du notaire » ;
Que l’article 64 de ce texte précisait que « toutes les fois qu’une personne ne parlant pas le français, langue dans laquelle l’acte est dressé, est partie ou témoin, le notaire doit être assisté d’un interprète assermenté. L’interprète, s’il n’est pas assermenté, prête serment devant le notaire de traduire fidèlement le contenu de l’acte et de l’expliquer. Mention de cette formalité doit être portée dans l’acte à peine de nullité » ;
Qu’en son article 79, le Statut des Notaires disposait enfin que «tout acte établi en contravention des articles 23, 55, 56, 57, 58, 63, 64 et 70 du présent décret, est nul s’il n’est pas revêtu de la signature de toutes les parties ; cependant il vaudra, sauf dispositions légales contraires, comme écrit sous signatures privées, lorsque l’acte sera revêtu de la signature de toutes les parties contractantes » ;
Attendu que notre Cour de cassation a eu à juger que l’application de ces textes est subordonnée «à la déclaration par la partie illettrée de son illettrisme » (Cour de cassation, arrêt n°84 du 26 juin 2001), et même « que l'absence de cette mention-de l’illettrisme dans l’acte-fait présumer sa qualité de lettrée » (Cour de cassation, arrêt n°44 du 4 juin 2003) ;
Que néanmoins, revenant sur cette jurisprudence, notre juridiction a décidé, (arrêt n°43 du 2 mai 2019, Ac Ab Ae contre la CBAO), qu’en s’abstenant de « vérifier si la reconnaissance de dette opposée à l’illettré avait été établie en présence de témoins qui lui ont fait connaître la teneur et la portée de son engagement, la cour d’appel qui énonce que l’inobservation de la formalité de l'article 20 du COCC n’a pas pour effet la nullité de droit du protocole et que le juge doit rechercher si au moment de signer, la personne illettrée connaissait la teneur et la portée de l'acte, puis se borne à relever que la personne dont s'agit est un homme d'affaires avéré, doté d'une expérience certaine des procédures bancaires , qui était en relation d'affaires avec la banque bien avant le protocole en cause et ne pouvait donc ignorer le contenu et la portée de l'acte qu'il a signé après l'avoir paraphé n’a pas donné de base légale à sa décision » ;
Attendu cependant que les juges du fond ont continué à se référer à notre ancienne jurisprudence qui, du reste, est plus conforme à la lettre et à l’esprit des textes précités, comme à ceux issus du nouveau décret n° 2020-1524 du 17 juillet 2020 fixant le statut des notaires ;
Qu'’il apparaît donc nécessaire de renoncer à cette jurisprudence et de juger que si l’illettré ne révèle pas son illettrisme ou que cet état est inconnu du notaire, le recours aux témoins certificateurs n’est pas obligatoire s’il est avéré qu’il était en mesure de comprendre la nature et les effets de l’acte ;
Qu'’ainsi, ayant relevé que M. Aa n’a pas invoqué son illettrisme et ne l’a pas porté à la connaissance du notaire et qu’il résulte de ses propres déclarations, qu’après avoir librement fixé le prix de vente de l’immeuble, d’un commun accord avec l’acheteur, il a été convaincu par ses proches de faire annuler la vente car il pouvait avoir une meilleure offre, et retenu qu’il résulte de ces déclarations que la demande d’annulation est juste motivée par une volonté d’obtenir un prix plus élevé de l’immeuble en cause, la cour d’appel en a justement déduit que le vendeur connaissait la teneur et le sens de l’acte signé et que le recours aux témoins lettrés n’était pas obligatoire ;
D’où il suit que le moyen est mal fondé ;
PAR CES MOTIFS :
Rejette le pourvoi formé par M. Ag Aa contre l’arrêt n°40 du 19 mai 2021 rendu par la Cour d’Appel de Thiès ;
Le condamne aux dépens ;
Dit que le présent arrêt sera imprimé, qu’il sera transcrit sur les registres de la Cour d’Appel de Thiès, en marge ou à la suite de la décision attaquée ;
Ainsi fait, jugé et prononcé par la Cour suprême, première chambre civile et commerciale en son audience publique tenue les jour, mois et an que dessus et où étaient présents Messieurs :
Souleymane Kane, Président de chambre,
El Hadji Birame Faye, Conseiller rapporteur,
Mamadou Diakhaté,
Moustapha Fall,
Babacar Diallo, Conseillers ;
En présence de Monsieur Oumar Guèye, Avocat général, représentant le Parquet général et avec l'assistance de Maître Mouhamed Seyni Sagna, Greffier ;