République tunisienne
Ministère de la Justice
Cour de Cassation n°50712-2017 du 26 mars 2018
LA COUR,
Sur tous les moyens réunis :
Attendu que le demandeur au pourvoi a insisté sur le fait que la société qui a fait l’objet d’une demande de dissolution est une société commerciale et plus précisément une SARL, société nécessairement soumise aux dispositions de code des sociétés commerciales à l’exception des dispositions générales du code des obligations et des contrats et notamment des articles 1323 et 1327 du code des obligations et des contrats.
Mais attendu que, indépendamment du fondement de l’action en dissolution , il est de jurisprudence constante de considérer que le législateur n’a pas réservé dans le code des sociétés commerciales et plus précisément dans les articles 21 et suivants les cas de dissolution judiciaire des sociétés commerciales, d’où il est possible de se référer aux dispositions générales prévues à l’article 1323 du code des obligations et des contrats concernant la possibilité de dissolution de la société à condition qu’il y’ait un « différend sérieux et fondamental entre les associés qui a pour effet de menacer l’organisation et la pérennité de la société » (Cass. 5210 du 5 janvier 2001).
C’est aussi ce qu’avait affirmé la jurisprudence antérieure lorsqu’il a été avancé la nécessité d’appliquer les règles du code de commerce avant l’entrée en vigueur du code des sociétés commerciales. Il a été en effet retenu que « la loi n°129 du 5 octobre 1959 portant création du code de commerce ne mentionne pas dans son article 3 ni dans aucune autre disposition, l’abrogation de l’article 1323 du COC. Qu’il en résulte que le code de commerce n’est en rien contradictoire avec le COC, et qu’en conséquence, rien n’empêche de se référer à l’article 1323 du COC qui décide de la possibilité de dissoudre la société en cas d’existence d’un juste motif comme par exemple la mésintelligence grave entre associés qui n’est pas un cas prévu par l’article 176 du code de commerce » (Cass. n° 54932 du 24 octobre 1996).
Attendu que l’analyse retenue par la cour de cassation est toujours fondée aujourd’hui, même après la publication du code des sociétés commerciales en novembre 2000 , puisque les dispositions de l’article 1323 du COC sont toujours en vigueur et n’ont pas été abrogées par le Code des Sociétés Commerciales ; que ce code n’a prévu aucune disposition contraire, qu’en conséquence de quoi ces dispositions sont toujours applicables et rien n’empêche de se fonder sur les règles générales de droit commun.
Que par ailleurs, l’article 26 du CSC est posé en termes généraux, qu’il prévoit que : « la société est dissoute judiciairement… » et que « …dans tous les cas, tout associé peut saisir la juridiction compétente en vue de faire prononcer la dissolution de la société pour justes motifs » , ce qui permet de consolider le retour vers l’article 1323 COC qui a donné une énumération des cas possibles de dissolution.
Attendu que l’article 1323 COC prévoit que : « Tout associé peut poursuivre la dissolution de la société avant le terme établi, s’il y a de justes motifs… », et attendu que la demande de dissolution a été fondée sur l’absence d’affectio societatis, dans la personne du demandeur au pourvoi, défendeur à l’origine de l’action ; ce qui a pour effet d’entraîner la disparition de la confiance et de l’esprit d’entraide entre lui et les autres associés, qu’il en est résulté un conflit sérieux et grave entre les associés et a eu pour effet d’obstruer le déroulement normal des affaires sociales ; que les juges du fond ont confirmé l’existence de ces éléments et ont donné droit à la demande de dissolution.
Mais attendu que même s’il appartient aux juridictions du fond d’interpréter les éléments de fait, de les évaluer, d’en dégager les éléments de preuve et d’en tirer les conséquences juridiques , il n’en reste pas moins que ces juridictions doivent accomplir cette tache de manière éclairée, en se fondant sur une argumentation légale claire et précise, fondée sur les éléments du dossier sans les dénaturer et sans violation de la loi, puisque « la question de l’appréciation d’un juste motif qui fonde la demande de dissolution de la part de l’un des associés est soumise à l’appréciation souveraine des juges du fond qui échappe au contrôle de la cour de cassation tant qu’elle est motivée par une justification conforme aux éléments du dossier et qu’elle ne contredit pas la loi » ( Cass.civ n°54932 du 24 octobre 1996).
Attendu que l’article 2 du code des sociétés commerciales, qui fait partie des dispositions communes à toutes les sociétés, définit la société comme étant «…un contrat …», ce qui signifie que l’existence de la société est essentiellement fondée sur l’existence de plusieurs éléments constitutifs importants, parmi lesquels l’affectio societatis.
Et attendu que la naissance de la société dépend de l’existence de l’affectio societatis entre les associés, qui signifie la volonté de s’entraider et d’œuvrer ensemble de façon positive, en vue de réaliser un objectif commun lié à la naissance et à la vie même de la société, et qui constitue un élément essentiel du contrat de société, en permettant de distinguer ce contrat d’autres régimes juridiques voisins tels que l’indivision et le contrat de travail. Que c’est la raison pour laquelle la disparition de cet élément peut conduire, tout naturellement, à la dissolution de la société.
Toutefois, même si l’affectio societatis est un élément psychologique propre à chaque associé, il se matérialise concrètement dans le fait, pour les associés, d’avoir un comportement précis qui repose sur un minimum de concorde et d’harmonie ente eux, ce qui a pour effet de justifier que tout différend ou désaccord représente une cause valable pour demander la dissolution anticipée de la société, à condition que ce désaccord atteigne un degré de gravité tel qu’il aura nécessairement des répercussions sur le déroulement normal de l’activité de la société .
Et attendu que l’effet du différend sur le déroulement normal de l’activité de la société constitue un élément essentiel pour l’évaluation du sort de la demande en dissolution, notamment s’il est question d’une société de capitaux ; puisque la prise en considération de l’affectio societatis est beaucoup plus claire dans les sociétés de personnes fondées sur l’intuitu personae qui lie les associés entre eux, ce qui amène une partie de la doctrine à considérer que le litige entre associés qui révèle la disparition de l’affectio societatis ne mène pas à la dissolution sauf s’il s’agit d’une société de personnes puisque les risques de conflits sont plus présents dans ce type de sociétés parce que la plupart des décisions doivent être prises à l’unanimité ou à la majorité. Alors que la SARL repose sur l’intuitu pecunae, ce qui a pour conséquence que l’affectio societatis est moins visible tant qu’il ne s’agit pas d’une société dont le nombre d’associés est limité, comme c’est le cas en l’espèce, ce qui accentue l’importance de l’intuitu personae entre eux. Qu’il s’en suit que doit être rejeté le moyen en vertu duquel l’affectio societatis ne constituerait pas l’une des conditions de constitution et d’existence de la société.
Et attendu, d’autre part, qu’il est acquis que la demande de dissolution de la société pour les raisons ci-haut évoquées à propos de la disparition de l’affectio societatis et l’existence d’un différend grave et sérieux entre les associés, est une question de principe en vertu de l’article 1323 du code des obligations et des contrats. Toutefois, l’admission de la dissolution requiert, de la part des juridictions du fond, une appréciation éclairée de la demande en prenant en compte l’intérêt même de la société, puisqu’il est nécessaire que le juste motif de dissolution revête un degré de gravité tel que ses conséquences doivent se répercuter sur la vie et le fonctionnement de la société ainsi que l’impossibilité de poursuivre l’entraide entre les associés et c’est le sens même de l’article 1323 COC qui insiste sur la mésintelligence grave entre associés et son impact sur la société.
Attendu qu’il convient d’insister sur le fait que les juges du fond doivent éviter la confusion entre les dissensions et la mésintelligence grave entre associés qui a pour effet de paralyser l’activité sociale et qui constitue un motif suffisant de dissolution, et entre le simple refus et l’incompréhension de quelques associés qui ne met pas en danger la vie de la société .
Qu’il résulte de tout ce qui précède, que le caractère sérieux des différends nécessite qu’il soit lié à l’activité de la société et qu’il produise des effets sur la vie et la pérennité de celle-ci parce que la personne morale de manière générale, et la société en particulier, possède un objectif bien précis fixé par les associés dans le contrat de société, qu’il ne s’agit donc pas de rechercher les causes des différends mais plutôt les effets en résultant sur la vie de la société. Ainsi, l’associé qui réclame la dissolution n’est pas tenu de rapporter la preuve de l’existence du différend ou de la mésintelligence grave uniquement et ce, malgré l’importance de cette condition, mais aussi de démontrer que la raison de la demande de dissolution anticipée repose sur l’existence d’obstacles qui menacent l’activité normale de la société, et les juges du fond ont pour rôle principal de procéder à une analyse inductive à partir de tous les éléments de fait.
Attendu qu’en retournant à l’arrêt critiqué, il apparaît que la cour d’appel, même si elle a repris les faits exposés par le demandeur au pourvoi, s’est néanmoins abstenue de rechercher l’impact négatif sur le déroulement de l’activité de la société puisque la discordance ente l’attitude de l’associé et des autres associés ne justifie pas, à elle seule, son exclusion de la société tant que ce comportement n’a pas eu d’effet tangible sur la société à travers la détérioration de sa situation financière ou l’obstruction de son activité, que cette recherche a été requise par le demandeur au pourvoi à travers sa demande de réaliser des opérations de vérification technique et d’expertise, mais que cela lui a été refusé par la cour.
Attendu par conséquent, que la recherche de la cour d’appel de la légitimité de la demande de dissolution de la société aurait du tourner nécessairement et essentiellement autour du degré de gravité du préjudice subi par la société à travers des expertises qui auraient pu lui permettre d’évaluer et de fixer ce degré de gravité ainsi que son influence sur les chances de poursuite normale de l’activité de la société, alors qu’elle s’est bornée à reprendre les faits attribués au demandeur au pourvoi, la cour n’a pas donné de base légale à sa décision et a violé les droits de la défense.
POUR CES MOTIFS :
CASSE et renvoie…