COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE
c. BELGIQUE
(Requête no 4464/70)
ARRÊT
STRASBOURG
27 octobre 1975
En l’affaire Syndicat national de la police belge,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. BALLADORE PALLIERI, président,
H. MOSLER,
A. VERDROSS,
E. RODENBOURG,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
G. WIARDA,
P. O’DONOGHUE,
Mme H. PEDERSEN,
MM. T. VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir Gerald FITZMAURICE,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil les 10 et 12 mai 1975, puis du 29 septembre au 1er octobre,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Syndicat national de la police belge a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête dirigée contre le Royaume de Belgique et dont le Syndicat national de la police belge avait saisi la Commission le 5 mars 1970.
2. La demande de la Commission, qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe de la Cour le 7 octobre 1974, dans le délai de trois mois institué par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration par laquelle le Royaume de Belgique a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part du Royaume de Belgique, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes des articles 11 et 14 (art. 11, art. 14) de la Convention.
3. Le 15 octobre 1974, le président de la Cour a procédé, en présence du greffier, au tirage au sort des noms de cinq des sept juges appelés à former la Chambre compétente, M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité belge, et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour, siégeant d’office aux termes de l’article 43 (art. 43) de la Convention et de l’article 21 par. 3 b) du règlement respectivement. Les cinq juges ainsi désignés étaient M. A. Favre, M. G. Wiarda, M. P. O’Donoghue, M. T. Vilhjálmsson et Sir Gerald Fitzmaurice (article 43 in fine de la Convention et article 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
En application de l’article 21 par. 5 du règlement, M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre.
4. Le président de la Chambre a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement belge ("le gouvernement"), de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du 30 octobre 1974, il a décidé que le gouvernement présenterait un mémoire dans un délai devant expirer le 31 janvier 1975 et que les délégués auraient la faculté d’y répondre par écrit dans un délai de deux mois à compter de la réception dudit mémoire.
Le mémoire du gouvernement est arrivé au greffe le 29 janvier, celui des délégués le 25 mars 1975.
5. Par une ordonnance du 26 mars 1975, le président a fixé au 7 mai la date d’ouverture des audiences, après avoir consulté l’agent du gouvernement et les délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
6. Réunie à huis clos le 12 avril 1975 à Paris, la Chambre a décidé, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir, avec effet immédiat, au profit de la Cour plénière, "considérant que l’affaire (soulevait) des questions graves qui (touchaient) à l’interprétation de la Convention (...)". Le même jour, le président a chargé le greffier d’inviter l’agent du gouvernement et les délégués de la Commission à communiquer à la Cour certains documents qui sont parvenus au greffe les 18 et 28 avril 1975 respectivement.
7. Par une ordonnance du 16 avril 1975, le président de la Cour a reporté au 8 mai la date d’ouverture de la procédure orale, après avoir consulté l’agent du gouvernement et les délégués de la Commission par l’intermédiaire du greffier.
8. Le 7 mai 1975, la Cour a tenu une réunion consacrée à la préparation de la phase orale de la procédure. A cette occasion elle a décidé d’office, en vertu des articles 38 par. 1 et 48 par. 3, combinés, de son règlement, d’entendre lors des audiences, au sujet de certaines questions de fait et à titre d’information, M. Félix Janssens, administrateur délégué et secrétaire général du syndicat requérant.
9. Les débats se sont déroulés en public les 8 et 9 mai 1975 à Strasbourg au Palais des Droits de l’Homme.
Ont comparu devant la Cour:
- pour le gouvernement:
M. J. NISET, conseiller juridique
au ministère de la justice, agent,
Me A. HOUTEKIER, avocat,
M. J. DE MEYER, professeur
à l’Université de Louvain, conseils,
M. V. CRABBE, inspecteur général de la fonction publique,
M. C. DUMORTIER, premier conseiller
au ministère de l’intérieur, conseillers;
- pour la Commission:
M. J.E.S. FAWCETT, délégué principal,
M. J. CUSTERS, délégué,
Me J.M. NELISSEN, ancien représentant du requérant
devant la Commission, assistant les délégués en vertu de
l’article 29 par. 1, deuxième phrase, du règlement de la
Cour.
Conformément à sa décision du 7 mai 1975, la Cour a entendu M. Janssens le lendemain. Elle a ouï ensuite en leurs déclarations et conclusions, ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par elle et par plusieurs juges, Me Houtekier et M. De Meyer pour le gouvernement, M. Fawcett, M. Custers et Me Nelissen pour la Commission.
10. Le 28 mai, M. Janssens a répondu par écrit, ainsi que la Cour l’y avait autorisé, à deux questions qu’elle lui avait posées le 8 mai 1975 et sur lesquelles il n’avait pas été en mesure de fournir d’emblée les indications nécessaires. Sa réponse, communiquée aux délégués de la Commission et au gouvernement, a donné lieu de la part de ce dernier à des observations écrites que le greffe a reçues le 18 juin 1975.
Le 22 août 1975, le secrétaire de la Commission a transmis au greffier certains commentaires du syndicat requérant sur lesdites observations. Le 26 août, le greffier les a portés à la connaissance du gouvernement qui lui a fait savoir, le 16 septembre, qu’il n’estimait pas devoir revenir sur les précisions soumises précédemment par lui à la Cour.
FAITS
11. Les faits de la cause peuvent se résumer ainsi:
12. Le requérant, le Syndicat national de la police belge, a établi son siège à Bruxelles-Schaerbeek. Issu de la Fédération policière belge fondée en 1922, il a changé de nom en 1930 et s’est constitué en 1939 sous la forme d’une association sans but lucratif, au sens de la loi du 27 juin 1921. Les associations de ce type jouissent de la personnalité civile.
13. Le requérant est ouvert à tous les fonctionnaires de la police communale, y compris les gardes champêtres, sans distinction de grade, mais à l’heure actuelle il ne l’est pas au personnel des deux corps de la police d’État, la police judiciaire près les parquets et la gendarmerie. Parmi ses membres figurent des commissaires de police et des commissaires de police adjoints.
La liste des membres du requérant, déposée le 21 juillet 1971 conformément aux exigences de la loi, contient les noms de 99 personnes; il ne s’agit pas de l’ensemble des adhérents, mais uniquement des "membres effectifs", à savoir "ceux qui sont délégués par les sections pour les représenter à l’assemblée générale" et qui seuls ont le droit de vote (article 5 des statuts du requérant, annexés au Moniteur belge du 8 juillet 1960). Le requérant affirme avoir compté 7226 membres cotisants en 1961; ce chiffre serait tombé en 1971 à 6162, en 1972 à 6011, en 1973 à 5896 et en 1974 à 5748. Cette forte baisse, de l’ordre de 20%, s’expliquerait notamment par la politique de consultation syndicale critiquée en l’espèce. Le gouvernement ne la conteste pas, mais il ne l’attribue pas à la cause indiquée par le requérant.
L’effectif réel de la police communale s’élevant à 12.000 hommes environ - les cadres prévus sont de 13.722 personnes -, le requérant représentait à la fin de 1974 à peu près la moitié des membres de ce corps.
14. La police communale, dont les membres ont la qualité d’agents communaux, est chargée de fonctions à la fois de police administrative et préventive et de police judiciaire. Pour ses activités administratives et préventives, elle dépend directement des autorités communales et elle est placée sous les ordres des bourgmestres; pour son activité judiciaire, en revanche, elle ne relève que des autorités de l’État, spécialement des autorités judiciaires.
Les deux corps de la police d’État se distinguent de la police communale. La gendarmerie, investie elle aussi de missions tant de police administrative (maintien de l’ordre) que de police judiciaire, peut en outre remplir des missions militaires dans certaines circonstances et elle est militairement organisée. La police judiciaire près les parquets, elle, a une mission exclusivement de police judiciaire.
La police communale représente environ 13% du personnel communal et moins de 10% du personnel communal et provincial: à la fin de 1974, il y avait 88.809 agents des communes auxquels s’ajoutaient ceux des commissions communales d’assistance publique (28.999), des associations intercommunales (12.156) et des provinces (14.260). Quant à la gendarmerie et à la police judiciaire, elle comptaient respectivement 13.392 et 827 membres au 30 juin 1970.
15. Aux termes de l’articles 3 de ses statuts, le requérant a pour but social "toute activité quelconque se rapportant directement ou indirectement à l’étude, à la protection, au développement, au perfectionnement et au progrès de tout ce qui concerne les droits et les intérêts professionnels de la police belge et ce spécialement par l’action syndicale".
16. La liberté d’association est reconnue en Belgique par l’article 20 de la Constitution et garantie dans tous les domaines par la loi du 24 mai 1921. L’État belge est en outre partie aux Conventions internationales de l’O.I.T. no 87, concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical (loi du 13 juillet 1951), et no 98, concernant l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective (loi du 20 novembre 1953). Ces divers textes consacrent entre autres le droit de constituer librement un syndicat, le droit de s’y affilier ou de ne pas s’y affilier, le droit pour les syndiqués d’élire librement les représentants syndicaux et le droit pour le syndicat d’organiser librement son administration.
Si donc en droit belge la liberté constitue la règle en matière de fondation, organisation, recrutement et propagande des syndicats, il n’en va pas de même de la consultation de ces derniers par les pouvoirs publics en tant qu’employeurs. Pour éviter d’avoir à négocier avec un nombre toujours croissant d’interlocuteurs, les pouvoirs publics ont en effet fixé certains critères de sélection centrés sur l’idée de représentativité des syndicats. Ils ont d’ailleurs aussi introduit ce principe dans plusieurs lois qui ont trait aux relations entre travailleurs et employeurs du secteur privé, par exemple la loi du 17 juillet 1957 concernant la santé et la sécurité des travailleurs ainsi que la salubrité du travail et des lieux de travail, la loi du 29 mai 1962 instituant le Conseil national du travail et la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives du travail et les commissions paritaires.
17. En dehors d’un arrêté du 26 septembre 1946 dont il sera question plus loin (paragraphe 19), la première réglementation de la consultation des syndicats dans le secteur public remonte à un arrêté royal du 20 juin 1955, applicable exclusivement aux agents de l’État. Ce texte restreint la consultation aux organisations siégeant dans un "comité de consultation syndicale" créé au sein de chaque ministère et dans un "comité général de consultation syndicale" qui fonctionne auprès du premier ministre. Ces comités sont consultés sur toutes les propositions relatives au statut des agents, à l’organisation des services et du travail, à la sécurité, l’hygiène et l’embellissement des lieux de travail.
La représentativité de ces syndicats s’apprécie à un double niveau, celui des divers départements ministériels et celui de l’ensemble de l’administration de l’État. L’unique critère est ici le nombre d’adhérents, déterminé par voie d’élections en principe quadriennales. En réalité, les dernières élections syndicales ont eu lieu en 1959; celles qui devaient se dérouler en 1963 ont été renvoyées sine die à la demande des grandes centrales syndicales, qui avaient recueilli en 1959 un pourcentage limité des suffrages.
Dans le cas de la police judiciaire près les parquets, le gouvernement a réservé le bénéfice de la consultation aux organisations ne comptant que des membres de ce corps (arrêté royal du 21 février 1956); d’après lui, celles-ci sont en fait affiliées à leur tour aux trois grandes centrales syndicales de Belgique. Quant à la gendarmerie, l’article 16 par. 2 de la loi du 14 janvier 1975 dispose que son personnel ne peut adhérer qu’à des associations composées uniquement de gendarmes; le Syndicat national du personnel de la gendarmerie a été reconnu comme seule organisation représentative de ce personnel.
18. Les relations des autorités communales et provinciales avec les syndicats, elles, n’obéissent pas à une réglementation générale. Les communes ont la faculté d’instaurer un système de consultation syndicale si elles le désirent. Quelques-unes d’entre elles, telles les villes d’Anvers, Charleroi, Mons et Verviers, en ont usé et ont créé des commissions, constituées en général à l’image de celles qui fonctionnent sur le plan national et comprenant des délégués de certains syndicats représentatifs. Ailleurs, il n’y a pas de consultation organisée mais les syndicats peuvent, comme partout dans le pays, présenter des cahiers de revendications ou intervenir en faveur de tel ou tel de leurs membres, sans condition de représentativité.
19. La situation se révèle très différente pour ce qui est des relations entre le ministère de l’intérieur, pouvoir de tutelle, et les agents des communes et des provinces.
Une première tentative n’ayant pas abouti (projet de loi de 1957), la consultation syndicale a été introduite sur ce plan par une loi du 27 juillet 1961. Il n’existait pas jusque-là de texte législatif. Un arrêté du Régent, du 26 septembre 1946, avait créé auprès du ministère de l’intérieur une commission de consultation syndicale où siégeaient notamment des délégués de l’Union des groupements nationaux des fonctionnaires et agents des communes, dont le secrétaire général du syndicat requérant, mais selon le gouvernement elle n’avait guère d’importance et ne tarda pas à cesser de se réunir.
20. Aux termes de l’article 9 de la loi du 27 juillet 1961, "les dispositions générales à arrêter par le Roi (...) sont arrêtées après consultation des représentants des organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes (...). Les modalités de cette consultation sont arrêtées par le Roi."
D’après le même article, les organisations représentatives doivent être consultées sur les matières suivantes: cadre et conditions de recrutement et d’avancement des agents de la commune; statut pécuniaire et échelles de traitement des agents des provinces et des communes; règles générales applicables à certaines indemnités et allocations; règles relatives à l’adaptation des barèmes et des modalités de statut pécuniaire, aux modifications apportées depuis le 1er janvier 1960 au statut pécuniaire du personnel des ministères; conditions de nomination aux emplois de commissaire de police et de commissaire de police adjoint; critères de classement dans une catégorie supérieure.
21. La consultation revêt de l’importance à un double titre. D’une part, les pouvoirs publics sont tenus de demander l’avis des organisations représentatives, d’autre part le processus de consultation les amène à faire part de leurs projets aux organisations représentatives afin qu’elles puissent se prononcer avant toute décision.
La procédure de consultation joue pour l’élaboration de tout texte normatif - projet de loi, arrêté royal, arrêté ou circulaire ministériels - ayant trait aux matières énumérées ci-dessus. Ont été adoptés de la sorte des arrêtés royaux et circulaires ministérielles visant d’ordinaire l’ensemble du personnel des provinces et des communes, mais dont plusieurs contenaient des dispositions particulières pour la police communale et dont quelques-uns ne valaient que pour elle.
22. Écartée de la procédure de consultation, une organisation non reconnue comme représentative peut néanmoins, entre autres, adresser à l’autorité de tutelle des cahiers de revendications, lui demander audience, lui soumettre des cas et intervenir pour ses affiliés.
23. Les modalités de la consultation des syndicats jugés représentatifs ont été fixées une première fois par un arrêté royal du 23 octobre 1961. Celui-ci créait auprès du ministre de l’intérieur une commission de consultation syndicale qui ne comprenait, comme délégués syndicaux, que des représentants des quatre centrales syndicales énumérées au paragraphe suivant (article 2).
Le requérant a saisi le Conseil d’État d’un recours tendant à l’annulation de cet arrêté. Le jour de l’audience, soit le 15 octobre 1964, le Moniteur belge a cependant publié un arrêté royal du 12 octobre 1964 retirant la disposition incriminée. En conséquence, l’affaire a été rayée du rôle du Conseil d’État.
24. Un arrêté royal du 2 août 1966 a réaménagé la consultation syndicale dont il s’agit. Si la commission consultative subsistait, sa composition changeait radicalement tant pour le nombre que pour le mode de nomination des délégués: ceux-ci n’étaient plus choisis par des syndicats nommément désignés, mais par "les organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes". L’article 2 par. 2 précisait ce qu’il fallait entendre par là:
"Sont considérées comme organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes, les organisations qui sont ouvertes à l’ensemble des agents des provinces et des communes et qui défendent les intérêts professionnels de ces agents.
Ces organisations se font connaître en adressant au ministre de l’intérieur, sous pli recommandé à la poste, dans les quarante jours de la publication du présent arrêté au Moniteur belge, un exemplaire de leurs statuts et la liste de leurs dirigeants responsables. Le ministre de l’intérieur vérifie si elles satisfont aux conditions requises et leur notifie sa décision."
Quatre syndicats, dont les deux premiers ont fusionné depuis lors, ont été reconnus comme répondant à ces critères: le Syndicat libéral des agents des services publics; le Syndicat libéral des services publics, membre de la Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique; la Centrale générale des services publics, secteurs communaux et provinciaux, membre de la Fédération générale du travail de Belgique; la Centrale chrétienne des services publics, secteurs provinciaux et communaux, membre de la Confédération des syndicats chrétiens.
Il est difficile de préciser le nombre des affiliés de ces diverses organisations. Certains des membres du requérant sont également inscrits à l’une ou l’autre des grandes centrales. D’après le gouvernement, deux de ces dernières comptent parmi leurs adhérents 1500 personnes en provenance de la police.
Au sein de deux au moins des syndicats reconnus comme représentatifs, il existe des comités techniques pour la police communale qui, au besoin, discutent les problèmes propres à celle-ci.
25. Le 22 septembre 1966, le requérant a demandé au ministre de l’intérieur de le considérer comme l’une des organisations les plus représentatives du personnel des provinces et des communes pour l’application de l’arrêté royal susmentionné. Par une lettre du 14 février 1967, le ministre lui a répondu ainsi: "Il n’apparaît pas des documents que vous m’avez soumis que votre organisation remplit les conditions exigées en l’occurrence: ouverte à l’ensemble des agents des provinces et des communes et défendant les intérêts professionnels de ces agents."
26. Auparavant, le 25 octobre 1966, le requérant avait introduit devant le Conseil d’État un recours en annulation contre l’arrêté royal du 2 août 1966; il alléguait la violation de l’article 9 de la loi du 27 juillet 1961. Conçu en termes très généraux, cet article lui semblait impliquer que les organisations groupant les agents selon leur catégorie et sans distinction d’opinion devaient, à condition d’être les plus représentatives, être consultées à l’égal de celles qui réunissent les agents selon leur couleur politique et sans distinction de catégorie professionnelle. D’après le requérant, les travaux préparatoires de l’article 9 montraient qu’il fallait étendre la consultation à toute organisation représentative défendant les intérêts professionnels du personnel soumis à un statut déterminé. Affirmant rassembler les trois quarts des membres de la police communale, qui jouit d’un statut propre et constitue un corps au sein du personnel des communes, le requérant se disait représentatif à ce double point de vue: le nombre de ses adhérents par rapport à celui des membres de la police communale et le caractère spécial de leurs fonctions. Le Roi lui paraissait avoir excédé ses pouvoirs en réservant le qualificatif de "représentatives" aux organisations ouvertes à la totalité des agents des provinces et des communes.
Le requérant ne se référait pas aux articles 11 et 14 (art. 11, art. 14) de la Convention, ni à l’article 20 de la Constitution belge; il soutenait cependant, bien qu’à titre accessoire, que l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal incriminé enfreignait le principe de la liberté syndicale en ce qu’il rendait "obligatoire" l’affiliation des policiers à des syndicats "politiques".
27. Le ministre de l’intérieur répondit que l’article 9 par. 1 de la loi du 27 juillet 1961 visait expressément la consultation des organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes. Il ajoutait que le Conseil d’État avait estimé, dans son avis L 94 38/2, que rien n’empêchait de considérer comme les plus représentatives les organisations "qui groupent des membres du personnel appartenant à toutes les catégories". Le ministre en déduisait que le recours n’était pas fondé.
28. Le Conseil d’État a rejeté le recours le 6 novembre 1969. D’après lui, "le critère du nombre invoqué par la requérante", quoique "satisfaisant quand il s’applique aux travailleurs du secteur privé ou même aux fonctionnaires ou agents d’une grande administration soumis à la même hiérarchie et dotés d’un même statut", "ne (pouvait) être retenu en l’espèce, les agents intéressés appartenant à des catégories très diverses, sans aucun lien entre elles et dont certaines bénéficient de statuts légaux distincts". Relevant que "cette diversité dans les catégories et dans les statuts a pour conséquence de rendre beaucoup moins aisée la consultation des organisations représentatives du personnel", le Conseil d’État a jugé "que, dans chaque catégorie, les intéressés auront tendance à revendiquer le plus grand nombre d’avantages en leur faveur, sans se préoccuper des incidences des mesures soumises à leur consultation sur la situation des autres membres du personnel, alors que l’autorité doit tenir compte de ces incidences; que la consultation des organisations par le gouvernement ne peut être fructueuse dans la plupart des cas que s’il s’adresse à des organisations groupant des membres du personnel appartenant à toutes les catégories et qui, de ce fait, doivent, pour défendre les intérêts de tous leurs adhérents, établir un certain équilibre dans leurs revendications; qu’en considérant comme les organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes, celles qui représentent les intérêts professionnels de l’ensemble des agents des provinces et des communes, l’acte attaqué n’a pas méconnu la volonté du législateur; que vainement, la requérante (soutenait) encore que la disposition critiquée serait contraire au principe de la liberté syndicale en ce qu’elle rendrait obligatoire l’affiliation des agents de la police à des syndicats politiques; qu’en effet, la disposition critiquée n’oblige pas les policiers à s’inscrire dans un syndicat, ni à s’inscrire dans un syndicat déterminé".
L’arrêt en a conclu que "dans le domaine de l’organisation des services publics, le Roi (pouvait) limiter la consultation des organisations professionnelles à celle des organisations les plus représentatives des agents pris dans leur ensemble", "façon de faire" "qu’à de nombreuses reprises le législateur (avait) consacrée" (Recueil des arrêts et avis du Conseil d’État, 1969, pp. 941-942).
29. Entre-temps, un arrêté royal du 20 août 1969 avait supprimé la commission instituée par l’arrêté royal du 2 août 1966, tout en maintenant la consultation des organisations les plus représentatives telle que la prévoyait l’article 2 par. 2 de ce dernier; cette consultation se déroule depuis lors par écrit.
30. Une loi du 19 décembre 1974 a réaménagé les relations entre autorités publiques et syndicats des agents relevant de ces autorités. Aux termes de son article 1er, le régime qu’elle institue pourra être rendu applicable par le Roi, sous réserve de certaines exceptions dont l’une concerne "les membres des forces armées", aux membres du personnel non seulement "des administrations et autres services de l’État", notamment des "services qui assistent le pouvoir judiciaire", mais aussi "des provinces et des communes", y compris la police communale.
La loi établit une procédure de "négociation" (chapitre II) et une procédure de "concertation" (chapitre III).
Pour la première, elle prévoit la création, par le Roi, de trois "comités généraux", à savoir "le comité des services publics nationaux", "le comité des services publics provinciaux et locaux" et "le comité commun à l’ensemble des services publics" (article 3), ainsi que des "comités particuliers" parmi lesquels figureront des comités compétents "pour les questions intéressant le personnel" de services provinciaux ou communaux (article 4). Le Roi arrêtera "la composition et le fonctionnement" de ces comités (article 5) où seules siégeront, du côté syndical, "les organisations (...) représentatives" (article 6). L’article 7 définit en détail les critères de la représentativité pour chacun des trois comités généraux, l’article 8 pour les comités particuliers.
Quant à la concertation, elle s’exercera au sein de "comités de concertation" créés par le Roi "pour les services et groupes de services comprenant vingt-cinq agents au moins" (article 10). D’après l’article 12, "les organisations syndicales représentées dans un comité particulier de négociation sont habilitées à présenter des délégués pour siéger dans des comités de concertation créés dans le ressort dudit comité".
La négociation portera sur "les réglementations de base" ayant trait "au statut administratif", "au statut pécuniaire", "au régime de pensions", "aux relations avec les organisations syndicales" et "à l’organisation des services sociaux"; sur "les dispositions réglementaires, les mesures d’ordre intérieur ayant un caractère général et les directives ayant le même caractère qui sont relatives à la fixation ultérieure des cadres du personnel, à la durée du travail et à l’organisation de celui-ci"; enfin, sur les projets de loi concernant l’une de ces diverses matières (article 2). La concertation, elle, vaudra pour "les décisions fixant le cadre du personnel des services ressortissant au comité de concertation dont il s’agit", "les réglementations que le Roi n’a pas considérées comme réglementations de base", etc. (article 11).
Dans ses observations du 18 février 1975, le requérant exprimait l’opinion que la présente affaire perdrait "vraisemblablement" son objet "si la loi du 19 décembre 1974 devenait applicable aux agents communaux".
A l’occasion des audiences des 8 et 9 mai 1975, le gouvernement a souligné que l’application de ladite loi au personnel des provinces et des communes ne serait pas facile et demanderait encore du temps. D’après lui, on peut d’ailleurs déduire du texte et des travaux préparatoires de la loi que celle-ci, même une fois rendue applicable à ce personnel, ne modifiera pas le statut syndical dans un sens favorable aux syndicats catégoriels. A son avis, le requérant ne pourra siéger ni dans un comité général ni dans un comité particulier de négociation.
Aussi le requérant estime-t-il désormais "douteux" qu’il "retirera de la nouvelle loi une satisfaction équitable"; il en a informé la Cour par l’intermédiaire de la Commission.
31. Dans sa requête à la Commission, introduite le 5 mars 1970, le Syndicat national de la police belge alléguait la violation des articles 11 et 14 de la Convention, combinés avec l’article 17 (art. 17+11, art. 17+14)), en ce que les autorités belges ne lui reconnaissaient pas la qualité d’organisation représentative, l’écartant ainsi de la consultation prescrite par la loi du 27 juillet 1961. Il réclamait en outre des dommages-intérêts dont il évaluait provisoirement le montant à cent mille francs belges.
La Commission a déclaré la requête recevable par une décision finale du 8 février 1972, après avoir rejeté certaines des exceptions préliminaires du gouvernement défendeur le 28 mai 1971.
Lors de l’examen au fond, le requérant s’est borné à invoquer l’article 11 (art. 11), isolément et en combinaison avec l’article 14 (art. 14+11).
32. Dans son rapport du 27 mai 1974, la Commission a formulé l’avis:
- à l’unanimité, que l’État, qu’il agisse à titre de "législateur" ou d’"employeur", assume des obligations entrant dans le champ d’application de l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention;
- par huit voix contre cinq, que le droit à la consultation et, sur un plan plus général, la liberté de négociation collective constituent des éléments importants, voire essentiels de l’action syndicale et relèvent de l’article 11 par. 1 (art. 11-1);
- par huit voix contre cinq, que ce droit à la consultation n’est cependant pas sans limites, la limite étant précisément, dans le cas du requérant, l’existence d’un critère objectif de la représentativité;
- à l’unanimité, que la réglementation litigieuse de la consultation syndicale en Belgique ne viole pas l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention;
- à l’unanimité, que la distinction de traitement établie par le législateur belge entre différentes catégories de syndicats se justifie dans le cas d’espèce et répond aux exigences des articles 11 et 14 (art. 14+11), combinés, de la Convention.
Le rapport contient une opinion individuelle concordante à laquelle quatre membres de la Commission ont déclaré se rallier.
33. A l’audience de l’après-midi du 8 mai 1975, le gouvernement a conclu "qu’il plaise à (la) Cour de dire,
- en ordre principal, que l’article 11 (art. 11) ne s’applique pas en la présente affaire et qu’il n’y a donc pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 11 (art. 14+11);
- en ordre subsidiaire, qu’il n’y a eu violation ni de l’article 11 (art. 11) de la Convention ni de l’article 14 combiné avec l’article 11 (art. 14+11)".
EN DROIT
34. Les griefs du requérant peuvent se résumer ainsi:
Le Syndicat national de la police belge reproche au gouvernement de ne pas le reconnaître comme l’une des organisations les plus représentatives que le ministère de l’intérieur doit consulter en vertu de la loi du 27 juillet 1961, relative notamment aux cadres, aux conditions de recrutement et d’avancement, au statut pécuniaire et aux échelles de traitement des agents des provinces et des communes. Écarté de cette consultation tant pour les questions concernant tous ces agents que pour les problèmes spécifiques de la police communale, il s’estime défavorisé par rapport aux trois syndicats ouverts à l’ensemble desdits agents, au sens de l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal du 2 août 1966. Ce texte limiterait dans une large mesure les moyens d’action du syndicat requérant; du même coup, il inciterait les membres de la police communale à s’affilier aux organisations jugées "représentatives", lesquelles auraient pourtant un caractère "politique" incompatible avec la "vocation particulière" de la police. Cette vocation particulière, le gouvernement aurait au contraire accepté d’en tenir compte dans le cas des deux autres corps de police, qui eux relèvent de l’autorité de l’État: la police judiciaire près les parquets (arrêté royal du 21 février 1956) et la gendarmerie (lettre du 17 mars 1972, puis loi du 14 janvier 1975).
Sur ces divers points, le requérant invoque l’article 11 (art. 11) de la Convention, envisagé aussi bien isolément qu’en liaison avec l’article 14 (art. 14+11).
35. Après avoir conclu à l’absence de violation, la Commission a saisi la Cour en soulignant l’importance des questions d’interprétation et d’application qui se posent en l’espèce sur le terrain de ces deux articles (art. 11, art. 14).
36. Eu égard aux renseignements dont elle dispose au sujet de la loi du 19 décembre 1974 et de son état d’application (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y pas lieu de la prendre en considération en l’espèce; ni la Commission ni le gouvernement ne l’ont d’ailleurs invitée à statuer sur la base de cette loi.
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 11 (art. 11)
37. Selon l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention, "toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts".
38. La majorité de la Commission a exprimé l’opinion que les éléments essentiels de l’activité syndicale, parmi lesquels elle range le droit à la consultation, entrent dans le domaine de la clause précitée.
La Cour relève que l’article 11 par. 1 (art. 11-1) présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association; il ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis de la part de l’État et notamment le droit d’être consultés par lui. Non seulement ce dernier droit ne se trouve pas mentionné à l’article 11 par. 1 (art. 11-1), mais on ne saurait affirmer que les État contractants le consacrent tous en principe dans leur législation et leur pratique internes, ni qu’il soit indispensable à l’exercice efficace de la liberté syndicale. Partant, il ne constitue pas un élément nécessairement inhérent à un droit garanti par la Convention, en quoi il diffère du "droit à un tribunal" inclus dans l’article 6 (art. 6) (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, par. 36).
Au demeurant, les questions touchant aux syndicats ont été traitées en détail dans une autre convention élaborée elle aussi dans le cadre du Conseil de l’Europe, la Charte sociale du 18 octobre 1961. L’article 6 par. 1 de cet instrument oblige les États contractants "à favoriser la consultation paritaire entre travailleurs et employeurs". La prudence des termes utilisés montre que la Charte ne reconnaît pas un véritable droit à la consultation; d’après l’article 20 un État la ratifiant peut du reste ne pas assumer l’engagement qui résulte de l’article 6 par. 1. Dès lors, on ne conçoit pas qu’un tel droit découle implicitement de l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention de 1950; ce serait d’ailleurs admettre que la Charte de 1961 marque à cet égard un recul.
39. La Cour ne souscrit pas pour autant à la thèse de la minorité de la Commission, qui qualifie de redondants les mots "pour la défense de ses intérêts". Ces mots, indiquant clairement un but, montrent que la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. De l’avis de la Cour, il s’ensuit qu’en vue de la défense de leurs intérêts les membres d’un syndicat ont droit à ce qu’il soit entendu. Assurément, l’article 11 par. 1 (art. 11-1) laisse à chaque État le choix des moyens à employer à cette fin; la consultation en constitue un, mais il y en a d’autres. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation nationale permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l’article 11 (art. 11), de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres.
40. Nul ne conteste que le syndicat requérant peut agir de différentes manières auprès du gouvernement: il lui est loisible, notamment, de présenter des revendications et d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres ou de certains d’entre eux, et il ne prétend point que ses initiatives soient ignorées par l’État. Dans ces conditions, le seul fait que le ministre de l’intérieur ne le consulte pas en vertu de la loi du 27 juillet 1961 ne viole pas l’article 11 par. 1 (art. 11-1) envisagé isolément.
41. En ce qui concerne l’atteinte alléguée à la liberté individuelle d’adhérer au syndicat requérant ou d’y rester affilié, la Cour souligne que tout fonctionnaire de la police communale conserve en droit cette liberté en dépit de l’arrêté royal du 2 août 1966. Il se peut que la baisse constante et importante des effectifs du Syndicat national de la police belge s’explique au moins en partie, ainsi qu’il le soutient, par la situation désavantageuse dans laquelle il se trouve par rapport à des syndicats jouissant d’un régime plus favorable. Il se peut aussi que cette situation en arrive à réduire l’utilité réelle et la valeur pratique de l’appartenance au syndicat requérant. Toutefois, elle dérive d’une politique générale de l’Etat belge consistant à restreindre le nombre des organisations à consulter. Cette politique n’est pas à elle seule incompatible avec la liberté syndicale; les mesures par lesquelles elle se traduit échappent au contrôle de la Cour pourvu qu’elles n’enfreignent pas les articles 11 et 14 (art. 14+11) combinés.
42. Ayant ainsi conclu à l’absence de violation du paragraphe 1 de l’article 11 (art. 11-1), la Cour n’a pas à prendre en considération le paragraphe 2 (art. 11-2), sur lequel Commission et gouvernement ont d’ailleurs déclaré ne pas se fonder.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DES ARTICLES 11 ET 14 COMBINES (art. 14+11)
43. Aux termes de l’article 14 (art. 14), "la jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation".
44. Quoique la Cour n’ait constaté aucune violation de l’article 11 par. 1 (art. 11-1), il y a lieu de rechercher si les différences de traitement dont se plaint le syndicat requérant méconnaissent les articles 11 et 14 (art. 14+11) combinés. En effet l’article 14 (art. 14), bien qu’il n’ait pas d’existence indépendante, complète les autres dispositions normatives de la Convention et des Protocoles: il protège les individus ou groupements placés dans une situation comparable contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés qu’elles reconnaissent. Une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut donc enfreindre cet article, combiné avec l’article 14 (art. 14), pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire. Tout se passe comme si l’article 14 (art. 14) faisait partie intégrante de chacun des divers articles garantissant des droits et libertés, quelle que soit la nature de ces derniers (affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique, arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, pp. 33-34, par. 9).
Ces considérations s’appliquent notamment si un droit inclus dans la
Convention et l’obligation correspondante de l’État ne se trouvent pas définis de manière concrète et si, en conséquence, de multiples moyens s’offrent au choix de l’État pour rendre possible et efficace l’exercice du droit dont il s’agit. Ainsi que la Cour l’a relevé au paragraphe 39, l’article 11 par. 1 (art. 11-1) énonce un droit de ce genre.
45. La Cour a déjà constaté que le requérant se trouve dans une situation désavantageuse par rapport à certains autres syndicats. Sans doute la matière sur laquelle porte le désavantage, à savoir la consultation, est-elle en principe laissée par l’article 11 par. 1 (art. 11-1) à la discrétion des États contractants, mais elle compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti par ce texte tel que la Cour l’a interprété au paragraphe 39: le droit des membres d’un syndicat à ce que celui-ci soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts. En effet, l’État belge a instauré un système de consultation dans ses relations avec les agents des provinces et des communes ainsi qu’avec les siens; il a choisi la consultation comme l’un des moyens de rendre possibles la conduite et le développement, par les syndicats, d’une action collective destinée à la défense des intérêts professionnels de leurs adhérents. Dès lors, l’article 14 (art. 14) entre en jeu dans le domaine considéré.
46. Toute inégalité ne constitue pourtant pas une discrimination. Dans son arrêt précité, la Cour a déclaré que "malgré le libellé très général de sa version française (‘sans distinction aucune’), l’article 14 (art. 14) n’interdit pas toute distinction de traitement dans l’exercice des droits et libertés reconnus". Soucieuse de dégager "les critères qui permettent de déterminer si une distinction de traitement donnée (...) contrevient ou non à l’article 14 (art. 14)", elle a retenu "que l’égalité de traitement est violée si la distinction manque de justification objective et raisonnable", "l’existence d’une pareille justification" devant "s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques". La Cour a précisé en outre qu’"une distinction de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime: l’article 14 (art. 14) est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (ibidem, p. 34, par. 10).
47. Il incombe à la Cour de rechercher si les différences de traitement litigieuses revêtent un tel caractère discriminatoire. En procédant à cet examen, elle "ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes", lesquelles "demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention"; "le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention" (ibidem, p. 35, par. 10).
48. Le requérant se plaint de ne pas être obligatoirement consulté par le ministère de l’intérieur, au même titre que les trois syndicats ouverts à l’ensemble des agents des provinces et des communes, sur les projets intéressant la police communale, qu’ils concernent toutes les catégories d’agents communaux ou la police en particulier.
Ainsi que la Cour l’a relevé plus haut, l’arrêté royal du 2 août 1966 a entraîné à cet égard une inégalité de traitement au détriment des organisations "catégorielles" telles que le syndicat requérant. Le gouvernement a souligné avec force qu’il avait le souci d’éviter "l’anarchie syndicale" et qu’il estimait nécessaire "d’assurer une politique du personnel cohérente et équilibrée, tenant équitablement compte des intérêts professionnels de l’ensemble des agents des provinces et des communes". Ce but est par lui-même légitime et la Cour n’a aucune raison de penser que le gouvernement ait poursuivi d’autres desseins, abusifs ceux-là, par le biais de l’article 2 par. 2 dudit arrêté royal. Rien ne prouve, en particulier, que l’on ait voulu accorder en la matière un privilège exclusif aux grandes centrales syndicales en raison de leur coloration "politique"; si d’ailleurs il existait ou se créait une organisation "apolitique" ouverte à l’ensemble des agents des provinces et des communes et défendant leurs intérêts professionnels, le texte litigieux astreindrait le ministre de l’intérieur à la consulter elle aussi.
Le syndicat requérant a déclaré, il est vrai, ne pas comprendre "comment le gouvernement peut affirmer que l’intérêt général commande d’éviter le morcellement des organisations syndicales quand il s’agit de la police communale, alors qu’il a lui-même cloisonné l’activité syndicale de la police judiciaire et qu’il a reconnu un syndicat catégoriel et apolitique comme seule organisation représentative de la gendarmerie". Aux yeux de la Cour, les articles 11 et 14 (art. 11, art. 14) de la Convention n’obligent cependant pas l’État belge à instaurer pour le personnel provincial et communal, et notamment pour la police communale, un système de consultation analogue à celui qui vaut pour ses propres agents, dont les agents de la police judiciaire près les parquets et de la gendarmerie.
49. Il reste à rechercher si le désavantage que les membres du requérant subissent par rapport aux adhérents des syndicats consultés en vertu de la loi du 27 juillet 1961 se justifie non seulement dans son principe (paragraphe 48 ci-dessus), mais aussi dans son étendue.
La réponse paraît claire pour autant que la consultation a trait à des problèmes d’ordre général concernant tous les agents des provinces et des communes: à cet égard, la solution adoptée à l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal du 2 août 1966 constitue un moyen adéquat d’atteindre le but légitime visé.
La Cour a recherché enfin si une discrimination contraire aux articles 11 et 14 (art. 14+11) combinés découle du fait que le requérant n’a pas non plus le droit d’être consulté sur les questions propres à la police communale, par exemple les conditions de nomination aux emplois de commissaire et de commissaire adjoint (arrêté royal du 12 avril 1965 et circulaire ministérielle du 18 mai 1965, publiés au Moniteur belge du 21 mai 1965). Ces questions spécifiques ne représentent qu’une partie des matières soumises à la consultation obligatoire. En outre, il peut en surgir également pour diverses autres catégories d’agents des provinces et des communes qui, si elles se groupaient en syndicats catégoriels, ne jouiraient pas davantage du droit d’être consultées. On peut comprendre, dès lors, que le gouvernement n’ait pas cru devoir ménager des exceptions qui auraient risqué de finir par vider de sa substance le critère retenu à l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal du 2 août 1966. La Cour considère que l’uniformité de ce critère ne justifie pas la conclusion que le gouvernement a dépassé les limites de sa liberté d’arrêter les mesures qui lui semblent appropriées pour ses relations avec les syndicats. Elle estime qu’il n’est pas clairement établi que le désavantage subi par le requérant soit excessif par rapport au but légitime poursuivi par le gouvernement; le principe de proportionnalité n’est par conséquent pas transgressé.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
50. N’ayant ainsi relevé aucune violation de la Convention, la Cour constate que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de celle-ci ne se pose pas en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 (art. 11);
2. Dit, par dix voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation des articles 11 et 14 (art. 14+11) combinés.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-sept octobre mil neuf cent soixante-quinze.
Pour le président
Hermann Mosler
Vice-président
Marc-André Eissen
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément à l’article 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et à l’article 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges suivants:
- M. Zekia;
- M. Wiarda, M. Ganshof van der Meersch et Mme Bindschedler-Robert;
- Sir Gerald Fitzmaurice.
H. M.
M.-A. E.
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE ZEKIA
(Traduction)
Les faits de la cause
Les faits de la cause se trouvent résumés dans la première partie de l’arrêt. Je n’ai pas besoin de les récapituler. Je me bornerai à citer très brièvement ceux qu’il me paraît indispensable de mentionner pour me prononcer sur les problèmes juridiques se posant en l’espèce.
Les problèmes juridiques se posant en l’espèce
A. Y a-t-il violation de l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention?
Par divers arrêtés royaux promulgués en 1946, 1955, 1961, 1964, 1966 et 1969, ainsi que par une loi du 19 décembre 1974, le gouvernement défendeur a octroyé le droit à la consultation, sous une forme ou une autre, aux organisations ouvertes à l’ensemble des agents des provinces et des communes et considérées, pour cette raison, comme répondant à la condition d’être "les plus représentatives".
Le droit d’être consultés par les autorités publiques sur des questions vitales pour leurs intérêts revêt pour les syndicats une importance indéniable: a) le gouvernement est tenu de demander l’avis d’une organisation ayant le droit d’être consultée sur des questions telles que les conditions de recrutement et d’avancement, les échelles de traitement, les droits relatifs au statut pécuniaire et aux pensions, etc.; b) en outre, il communique par avance à ces organisations les décisions qu’il entend prendre en des matières touchant de quelque manière à leurs intérêts. Lesdites organisations se voient ainsi offrir l’occasion d’exprimer leur opinion avant qu’une décision importante pour leurs intérêts ne soit finalement prise par les autorités.
Par sa lettre du 14 février 1967, le ministre de l’intérieur a refusé de reconnaître le requérant comme l’un des syndicats ayant le droit d’être consultés sur les questions susmentionnées; il a estimé en effet que les documents produits - les statuts de Syndicat national de la police belge - montraient que ne se trouvaient pas remplies les conditions exigées, à savoir être ouvert à l’ensemble des agents des provinces et des communes et défendre les intérêts professionnels de ces agents.
Eu égard aux faits et aux dispositions juridiques pertinentes, ce refus d’octroyer le droit à la consultation enfreint-il le droit "de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts", au sens de l’article 11 par. 1 (art. 11-1) de la Convention?
Voici le raccourci par lequel j’aborde le problème:
Les facteurs décisifs sont au nombre de deux.
(1)
(a) Le droit à la consultation, revendiqué par le requérant, pourrait-il passer pour indispensable à une personne ayant droit à la liberté d’association, y compris le droit de fonder des syndicats ou de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts? En d’autres termes, le droit susmentionné ne se conçoit-il que s’il va de pair avec le droit à la consultation?
Il faut manifestement répondre par la négative.
(b) Adoptons un critère moins strict. Un droit à consultation pourrait-il passer pour un élément constitutif du droit à la liberté d’association, y compris le droit de fonder un syndicat ou de s’affilier à un syndicat, ou pour inhérent à ce droit et inséparable de lui?
Je réponds là aussi par la négative. Il ne saurait en être autrement si je tiens compte de l’ampleur de la gamme des activités syndicales.
(2) Doit-on admettre que pareil droit à la consultation revêt une importance vitale pour les activités d’un syndicat au sens normal de ce dernier mot?
Je répondrai là encore par la négative, mais avec certaines hésitations. Il faut se souvenir, à cet égard, que les organisations soumises au régime applicable au requérant ont le droit de présenter leurs revendications aux autorités compétentes ainsi que d’être entendues par elles sur les questions touchant à leur statut et à leurs intérêts, bien qu’elles n’aient pas celui d’être informées par avance des mesures (exécutives ou administratives) qu’entendent prendre le gouvernement et ses organes. Cela réduit jusqu’à un certain point, sans pour autant le supprimer, le désavantage subi par le requérant du fait que le gouvernement lui refuse le droit à la consultation.
Cependant, le jour viendra peut-être, et je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas déjà venu, où le droit à la consultation, de même que le droit de négociation collective, sera considéré comme acquis et comme primordial dans le domaine des activités normales des syndicats. Dans cette hypothèse, il faudra reconnaître que le droit à la consultation se trouve implicitement inclus dans l’article 11 par. 1 (art. 11-1).
Je souscris donc à l’opinion d’après laquelle le gouvernement défendeur n’a pas violé l’article 11 par. 1 (art. 11-1).
J’en arrive à l’examen, nullement aisé, de la seconde question.
B. Y a-t-il violation de la Convention si l’on combine l’article 11 par. 1 avec l’article 14 (art. 14+11-1)?
Selon moi, l’article 11 par. 1 (art. 11-1) concerne la reconnaissance et l’octroi d’un droit à la liberté d’association, y compris le droit de fonder des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense des intérêts de leurs membres en puissance, tandis que l’article 14 (art. 14) a trait à l’obligation incombant à l’État d’assurer la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention et parmi lesquels le droit susmentionné figure à n’en pas douter.
Les mots "assurer la jouissance des droits et libertés" ("the enjoyment of the rights and freedoms") visent la manière dont un droit accordé par d’autres articles de la Convention doit être appliqué et exercé.
L’État doit assurer sans discrimination la jouissance d’un tel droit.
Le droit, pour un syndicat, d’être consulté par le gouvernement ne compte pas, au moins expressément, parmi ceux qu’énumère la Convention. En revanche, on pourrait fort bien y voir un droit accessoire ou dérivé touchant à la jouissance du droit consacré par l’article 11 par. 1 (art. 11-1).
L’article 11 (art. 11) commence par les mots "Toute personne a droit (...)". Son libellé lui-même supprime la nécessité d’une clause de non-discrimination: quand un droit est conféré à chacun sans limitation ni réserve, il va sans dire qu’il est accordé sans aucune discrimination.
D’après l’article 14 (art. 14), l’État ne s’engage pas seulement à reconnaître sans discrimination les droits énoncés dans la Convention: il assume en outre une responsabilité quant à la manière dont ces droits doivent être exercés, pour autant qu’il s’occupe directement ou indirectement de leurs modalités d’exercice.
La jouissance d’un droit se distingue, à mes yeux, de l’acquisition et de la reconnaissance de celui-ci. Il y a donc lieu de rechercher si la réglementation édictée par le gouvernement belge en matière de consultation syndicale viole l’article 11 par. 1 combiné avec l’article 14 (art. 14+11-1).
L’arrêt de la Cour traite en détail des faits pertinents et des thèses juridiques avancées de part et d’autre. Je n’y reviendrai pas; il me suffit de formuler quelques observations sur certains points saillants qui touchent au problème dont il s’agit.
Il faut peser "le pour et le contre" tels que les exposent les thèses en présence.
Tout d’abord, on ne peut guère contester la grande importance qui s’attache à l’octroi du droit à la consultation à un syndicat. A cet égard, je souscris dans une large mesure, quoique pas entièrement, à l’opinion exprimée par la majorité de la Commission dans le rapport du 27 mai 1974 (paragraphe 76 in fine): "le droit à la consultation et, sur un plan plus général, la liberté de négociation collective constituent des éléments importants, voire essentiels de l’action syndicale qui entrent dans le domaine d’application de l’article 11 par. 1 (art. 11-1)".
On ne peut pas non plus contester que le requérant subit un désavantage par rapport aux syndicats jouissant du droit à la consultation.
De ce qui précède, on peut aisément déduire que le requérant a été traité de manière discriminatoire.
Surgit alors la question cruciale: au sens et aux fins de l’article 14 (art. 14) de la Convention, ce traitement s’analyse-t-il en une discrimination dans la jouissance du droit de fonder un syndicat et de s’affilier à un syndicat?
Les critères retenus par notre Cour dans l’affaire "linguistique" belge peuvent ici nous aider énormément. Je cite quelques extraits de l’arrêt:
"(...) L’égalité de traitement est violée si la distinction manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une pareille justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une distinction de traitement (...) ne doit pas seulement poursuivre un but légitime: l’article 14 (art. 14) est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé."
(Affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique, arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 34 par. 10)
Reste l’application de ces critères aux faits de la cause.
La principale raison invoquée par le gouvernement à l’appui de son refus de reconnaître au requérant le droit à la consultation est celle que le ministre de l’intérieur a indiquée dans sa lettre précitée du 14 février 1967. Ladite lettre relevait qu’aux termes de ses statuts le requérant n’était pas ouvert à l’adhésion de l’ensemble des agents des provinces et des communes et ne défendait pas les intérêts de ces agents, le principe sur lequel se fondent ces exigences étant la notion d’"organisations les plus représentatives", adoptée comme critère de l’octroi du droit à la consultation. En plaidant la sagesse et la nécessité de ce critère, on nous a dit en substance que s’il fallait accorder à chaque syndicat le droit à la consultation, le nombre sans cesse croissant des syndicats et la diversité des problèmes touchant à leurs intérêts rendraient la consultation impossible ou inutile et le système tout entier sombrerait dans le chaos et l’anarchie. Je dois avouer que c’est là le résumé des impressions que m’ont laissées les exposés et documents présentés au nom du gouvernement, impressions qui peuvent ne pas être exactes.
Pour sa part, le requérant soutient qu’il a derrière lui une longue histoire vécue au service du pays, qu’il est issu de la Fédération policière belge créée en 1922 et qu’en leur double qualité ses membres s’acquittent de tâches importantes. En tant que police administrative, ils s’occupent de questions telles que la circulation routière, les recensements, la police des bâtiments et les passeports. En leur seconde qualité, ils agissent à titre de police judiciaire assumant de lourdes responsabilités en matière de répression des infractions.
Le requérant revêt un caractère non politique. On l’a gravement frappé en ne lui reconnaissant pas le droit à la consultation. De 7.226 en 1961, ses effectifs sont tombés à 5.748 en 1974.
Si dans l’exercice de leurs fonctions administratives les membres du requérant se trouvent placés sous le contrôle des autorités communales, en leur qualité de police judiciaire ils sont responsables à l’échelle nationale devant le gouvernement. En outre, ils ont leurs propres secrets professionnels qu’ils devraient peut-être divulguer aux adhérents d’autres syndicats s’il leur fallait adhérer à ceux-ci pour acquérir le droit à la consultation.
Le gouvernement a fait valoir que le requérant avait le droit de présenter des revendications et d’intervenir au sujet de questions touchant aux intérêts de ses membres. Cela étant, on se demande quels inconvénients supplémentaires subirait le gouvernement si le droit à la consultation n’était pas refusé au requérant. En d’autres termes, j’ai tendance à croire que l’on a trop insisté sur les difficultés administratives et sur la nécessité de limiter le nombre des syndicats titulaires du droit à la consultation, au moins dans le cas du requérant.
Ayant examiné l’affaire en bloc, je suis arrivé à la conclusion qu’à la lumière des critères énoncés par notre Cour dans l’affaire "linguistique" belge précitée, le fait de refuser au requérant le droit à la consultation ne pouvait se fonder ni sur une justification raisonnable, ni sur un rapport raisonnable de proportionnalité. Le gouvernement belge me semble donc avoir violé l’article 14 (art. 14) de la Convention en ce qui concerne un droit découlant de l’article 11 par. 1 (art. 11-1).
OPINION SEPAREE COMMUNE A M. WIARDA, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
Nous souscrivons en principe aux paragraphes 1 à 48 de l’arrêt, mais regrettons de ne pouvoir nous rallier à la conclusion figurant au paragraphe 49.
Le requérant est le seul syndicat, au sens strict du terme, à grouper les membres de la police communale belge et il réunit une très forte proportion de ceux-ci; en cette qualité, il est représentatif de cette catégorie d’agents. Il se trouve néanmoins exclu du bénéfice de la consultation obligatoire prescrite par la loi du 27 juillet 1961, faute de remplir l’une des conditions de représentativité définies à l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal du 2 août 1966, à savoir être "ouvert à l’ensemble des agents des provinces et des communes".
D’après le paragraphe 48 de l’arrêt, le but que l’État belge a recherché en édictant la réglementation litigieuse – éviter l’"anarchie syndicale" et "assurer une politique du personnel cohérente et équilibrée, tenant équitablement compte des intérêts professionnels de l’ensemble des agents des provinces et des communes" - est par lui-même légitime. Nous partageons à cet égard l’opinion de la majorité de la Cour; cependant, la poursuite du but dont il s’agit nous paraît non seulement ne pas exclure, mais exiger la prise en considération des intérêts professionnels spécifiques de certaines catégories d’agents. Si nous admettons, avec la majorité, que la solution adoptée à l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal précité constitue un moyen adéquat d’atteindre ledit but dans la mesure où la consultation a trait à des problèmes d’ordre général concernant tous les agents des provinces et des communes, il n’en va pas de même pour les questions propres à la police communale.
Ces questions sont à la fois nombreuses et importantes. Ainsi que le note le paragraphe 14 de l’arrêt, la police communale cumule des attributions de deux ordres essentiellement différents, celles de police administrative et préventive et celles de police judiciaire, dans l’accomplissement desquelles elle relève d’autorités distinctes. De par la nature même de ses diverses fonctions, elle occupe une situation fondamentalement différente de celle des autres agents des provinces et des communes. Il s’ensuit que les intérêts professionnels de ses membres ne se confondent pas toujours avec ceux de ces derniers et qu’ils s’en éloignent parfois totalement. Les autorités compétentes en ont du reste conscience puisqu’elles adoptent fréquemment des textes applicables à la seule police communale – par exemple l’arrêté royal du 12 avril 1965 et la circulaire ministérielle du 18 mai 1965, relatifs au brevet de candidat commissaire et commissaire adjoint (Moniteur belge du 21 mai 1965) - ou dérogeant pour elle aux règles qui valent en principe pour l’ensemble des agents des provinces et des communes.
Pour respecter les obligations lui incombant aux termes des articles 11 et 14 (art. 14+11), combinés, de la Convention, le gouvernement devrait donc, sur de telles questions spécifiques, consulter le syndicat requérant qui groupe les principaux intéressés. Il n’en résulterait aucun danger réel d’"anarchie syndicale". Le désavantage que les membres du syndicat requérant subissent, dans la défense de leurs intérêts professionnels, en raison du caractère uniforme et rigide du critère visé à l’article 2 par. 2 de l’arrêté royal du 2 août 1966, ne saurait se justifier; il entraîne nécessairement des discriminations par rapport aux adhérents des syndicats consultés en vertu de la loi du 27 juillet 1961.
OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE
(Traduction)
I.
1. Je pense, comme la Cour dans son arrêt, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 (art. 11) de la Convention européenne des Droits de l’Homme, mais ma manière d’interpréter cette clause diffère de celle de la Cour à certains égards importants. En ce qui concerne l’article 14 (art. 14), il me faut marquer mon complet désaccord: cet article (art. 14) me paraît entièrement dépourvu de pertinence et inapplicable dès lors que l’on constate - comme le fait l’arrêt – que le droit ou la liberté dont la jouissance ne doit pas donner lieu à des discriminations contraires à l’article 14 (art. 14) ne figure point parmi les droits et libertés "reconnus" (cf. l’article 14) (art. 14) à l’article 11 (art. 11) ou dans une autre disposition de la Convention. Il ne s’agit donc pas tellement pour moi de savoir s’il y a eu ou non discrimination en l’espèce, car cette question ne se pose pas. Si elle se posait à mes yeux, je conclurais qu’il y a eu discrimination pour les raisons indiquées dans l’opinion séparée commune à M. Wiarda, M. Ganshof van der Meersch et Mme Bindschedler-Robert.
2. Avant d’aborder ces questions, je voudrais cependant en examiner d’autres, de caractère plus général, soulevées par les thèses que la Commission a présentées en l’espèce par écrit et oralement; elles ont trait à l’interprétation et à l’application de la Convention dans son ensemble.
3. Au paragraphe 56 de son rapport en l’espèce, la Commission renvoie au rapport antérieur adopté par elle dans l’affaire Golder1. Après avoir rappelé l’opinion qu’elle avait exprimée, aux paragraphes 44-46 de ce dernier rapport (Golder), au sujet des principes d’interprétation applicables à la Convention européenne2, elle cite le passage suivant, sur lequel elle déclare "mettre l’accent", du paragraphe 57 dudit rapport:
"La fonction primordiale de la Convention consiste à protéger les droits de l’individu et non à énoncer des obligations réciproques entre États, appelant une interprétation restrictive en raison de la souveraineté de ceux-ci. La Convention a pour rôle et son interprétation pour objet de rendre efficace la protection de l’individu."
("mais seulement", aurait-il fallu ajouter pour le moins, "dans les limites de la Convention elle-même")
4. L’avis exprimé dans le passage précité a été développé avec vigueur au nom de la Commission dans deux affaires ultérieure3 soulevant elles aussi des questions relatives aux droits syndicaux découlant des articles 11 et 14 (art. 11, art. 14) de la Convention, et très semblables à celles qui surgissent dans l’affaire Syndicat national de la police belge. Bien que la Cour n’ait pas encore statué sur ces autres affaires, les débats publics les concernant ont eu lieu et le compte rendu intégral en est disponible4. Il m’est donc loisible d’en parler, du moins dans la mesure où ils ont un rapport avec les questions parallèles se posant en l’espèce.
5. Le passage cité au paragraphe 3 ci-dessus est manifestement exact sur un point, là où il dit que la fonction de la Convention ne consiste pas "à énoncer des obligations réciproques entre États" - c’est-à-dire des obligations du genre de celles dont l’accomplissement par chaque partie dépend de leur égal accomplissement par les autres. La Convention des Droits de l’Homme engendre des obligations objectives auxquelles les parties sont tenues de se conformer chacune de leur côté. Leur inobservation ne saurait, en principe et sauf circonstances spéciales, devenir excusable du seul fait d’un manquement d’une autre partie. Cela ne règle pourtant nullement la question, toute différente, de savoir si ces obligations doivent s’interpréter de manière libérale ou conservatrice (termes que je préfère à "large" ou "extensive" d’une part, "étroite" ou "restrictive" d’autre part).
6. Cette question d’interprétation, j’en ai traité assez en détail aux paragraphes 32-39 (surtout 38 et 39) de la partie dissidente de mon opinion séparée dans l’affaire Golder. La Commission a eu en l’espèce (Syndicat de la police belge) l’occasion de répondre aux arguments que j’ai avancés à l’époque, mais elle ne l’a pas fait. Le passage cité au paragraphe 3 ci-dessus ne contenait aucune réponse à ces arguments qui avaient pour caractéristique principale de consister, dans une large mesure, dans l’énoncé de faits incontestables et non d’une simple opinion. La Convention européenne des Droits de l’Homme a bien été une convention de caractère hautement novateur, comme il n’en avait jamais été conclu auparavant; elle a bien engendré pour les Parties contractantes des obligations telles que les gouvernements n’en avaient jamais assumé jusque-là, et elle a introduit des concepts qui, douze ans à peine auparavant peut-être (avant 1940), auraient passé non seulement pour impensables, mais pour entièrement étrangers au cadre normal du droit international – surtout en ce qui concerne la notion révolutionnaire du droit, pour l’individu, d’assigner son propre gouvernement devant un organe international; voilà pourquoi les gouvernements, quoique ayant fait élaborer la Convention, ont mis du temps à y souscrire en qualité de parties et plus encore à accepter le droit de recours individuel, prévu dans une clause distincte qu’ils ont conservé la faculté de n’accepter que pour une durée limitée et dont il leur reste loisible de se libérer le moment venu s’ils le désirent. Seule cette acceptation distincte et volontairement prolongée a donné à la Cour et à la Commission la compétence d’examiner et juger des affaires de ce genre - auquel appartient, comme l’affaire Golder, la présente espèce.
7. Dans ces conditions, peut-on vraiment affirmer avec quelque crédibilité, comme on l’a fait lors des dernières audiences devant la Cour5, mentionnées au paragraphe 4 ci-dessus, que "l’idée même que (la Convention) doit s’interpréter en fonction de ce qui était l’intention des parties en 1949-1950 manque (...) totalement de réalisme"? Ce qui manquerait de réalisme serait toute autre conception que celle-là: l’intention initiale des parties peut ne pas être le seul critère applicable, mais prétendre qu’elle ne constitue pas au moins l’un des plus importants critères applicables - qu’il faut même l’écarter entièrement - voilà qui ne serait ni réaliste ni raisonnable.
8. Une autre remarque suivait et soulignait celle que je viens de reproduire. Je la cite ici quelque peu en dehors de son contexte, mais j’y mettrai bon ordre dans un instant. La voici: "On ne doit pas être influencé par ce que les gouvernements peuvent avoir cru réaliser ou tenter de réaliser en 1949 et 1950."6 Ne pas même "être influencé", c’est à coup sûr aller trop loin car cela semble indiquer que l’on doit laisser de côté, ou ne pas prendre en sérieuse considération, ce qu’ont cru les gouvernements. Ce n’est pas une opinion défendable et j’estime utile de rappeler à ce propos que le fonctionnement de la Convention européenne, ainsi que de son système de contrôle et de règlement judiciaire, est observé par des gouvernements non européens qui hésiteraient encore plus à souscrire au droit de recours individuel que les gouvernements européens ne l’ont fait en 1949-1950, comme le prouve clairement l’absence persistante de tout effort d’introduire dans les Pactes universels relatifs aux Droits de l’Homme une notion ou un système de ce genre. De tels gouvernements risqueraient, à mon avis, d’être fortement découragés d’agir jamais de la sorte s’il apparaissait que l’une des conséquences possibles serait que les limites qu’ils entendent assigner au domaine du pacte ou de la convention en question ne seront peut-être pas respectées par les organes de contrôle.
9. Voici quel était le contexte de la remarque citée au début du paragraphe 8 ci-dessus. L’orateur avait exprimé l’opinion que la Convention européenne, "bien qu’elle ait la forme d’un traité", n’est pas "un traité au sens traditionnel du terme" mais a en réalité le caractère d’"un instrument constitutionnel" (la conclusion sous-entendue étant sans doute que les règles ordinaires d’interprétation des traités ne s’appliquent pas nécessairement à elle). Il ajouta que dans la Convention de Vienne sur le droit des traités, l’article relatif à l’interprétation des traités (article 31) ne parle point de l’intention des parties, mais de l’objet du traité. Suivit alors le passage cité au paragraphe 8 ci-dessus et que précédaient les mots: "En conséquence, même si on la considère [la Convention européenne] comme un traité, on ne doit pas être influencé par ce que les gouvernements peuvent avoir cru (...)", etc. Ce raisonnement appelle les observations suivantes:
(i) Les objets et buts d’un traité n’existent pas in abstracto: ils dérivent des intentions des parties, telles que les exprime le texte du traité ou qu’il convient de les en dégager, et se rattachent étroitement à elles car elles sont leur source unique. En outre, la Convention de Vienne érige en règle principale, bien qu’avec certaines précisions, une interprétation conforme au "sens ordinaire à attribuer aux termes du traité". Or ainsi que j’ai eu par le passé l’occasion de le souligner, la règle consacrée de l’interprétation textuelle des traités a pour véritable raison d’être le fait que l’on suppose que les intentions des parties sont exprimées ou incorporées dans le texte définitif, ou qu’on peut les en dégager, et qu’il n’est donc pas légitime de les chercher ailleurs sauf dans des circonstances particulières; a fortiori ne saurait-on les introduire après coup sous le couvert d’objets et de buts non envisagés à l’époque. Il en ressort à l’évidence que la Convention de Vienne reconnaît implicitement l’élément des intentions bien qu’elle ne le mentionne pas en termes exprès.
(ii) Je ne trouve pas à redire à l’idée que la Convention européenne - comme presque tous les traités "normatifs" - présente un aspect constitutionnel, encore que les considérations résumées au paragraphe 6 ci-dessus montrent qu’il faut l’interpréter de manière conservatrice plutôt qu’extensive même si l’on voit en elle une constitution. Ce que j’estime par contre impossible d’accepter, c’est la thèse sous-entendue d’après laquelle on peut, en raison de l’aspect constitutionnel de la Convention, ignorer ou écarter les règles ordinaires d’interprétation des traités afin de promouvoir des objets et des buts auxquels les parties ne songeaient pas à l’origine. Pareille conception perd du reste de vue le fait patent que même dans le cas des constitutions proprement dites, et même si l’on admet, ainsi que l’indique le paragraphe 32 de la partie dissidente de mon opinion dans l’affaire Golder, certaines différences entre les méthodes d’interprétation valant respectivement pour les traités et pour les constitutions, il existe des règles d’interprétation applicables aux constitutions et elles ressemblent dans une large mesure à celles qui jouent pour les traités. Ainsi, les juridictions nationales interpréteront leur constitution - ou la législation adoptée en vertu de celle-ci - en fonction (entre autres, pour le moins) des intentions du législateur, ou des auteurs de la constitution, en ce sens qu’elles rejetteront d’ordinaire, en tout cas, des interprétations manifestement non envisagées par ceux-ci ou sortant du cadre de la clause législative ou constitutionnelle en question. En outre, l’une des tâches des juridictions consiste précisément, au moins dans tous les pays dotés d’une constitution écrite, à déclarer "inconstitutionnels" les actes, de l’exécutif comme du législateur, qu’elles estiment contraires à la lettre ou à l’esprit de la constitution ou incompatibles avec eux; or elles ne pourraient guère le faire sans tenir compte des "intentions" comme il se doit.
10. Je ne veux pas dire, bien entendu, qu’une convention telle que la Convention des Droits de l’Homme doit s’interpréter de manière étroitement restrictive, qu’il ne faut pas lui donner une interprétation raisonnablement libérale prenant aussi en considération les changements ou évolutions manifestes survenus dans les esprits depuis sa conclusion. Il s’agit cependant là d’une autre question, toute différente de la soumission à la politique qui semble avoir été prônée récemment devant la Cour quand l’orateur a déclaré à la fin de son exposé: "Je conclurai en disant que le droit est toujours l’instrument de la politique."7 Même eu égard au fait que cette remarque est citée hors de son contexte immédiat8, une telle conclusion est dangereuse si l’on n’en précise pas avec soin la portée: prise au pied de la lettre, elle semblerait justifier les excès que des juridictions ont commis en exécutant la politique de certaines des pires tyrannies de l’histoire. A mes yeux, l’intégrité du droit exige que les tribunaux n’appliquent ce dernier ni comme l’instrument ni comme l’inspirateur de la politique, mais conformément à leurs propres règles et critères professionnels.
11. De ces questions générales de méthode concernant l’interprétation de la Convention dans son ensemble, je passe à l’interprétation à donner aux dispositions particulières entrant en ligne de compte en l’espèce, à savoir principalement les articles 11 et 14 (art. 11, art. 14).
II.
Article 11 (art. 11)
12. La partie pertinente de cet article (art. 11) se lit ainsi:
"Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts."
Je souscris de manière générale à ce que l’arrêt dit de l’article 11 (art. 11), à ceci près que je partage l’avis de la minorité de la Commission d’après lequel les mots "pour la défense de ses intérêts" sont redondants. Je dirais que ces mots jouent sans doute un rôle sémantique utile en indiquant pour plus de sûreté l’objet principal du membre de phrase antérieur, auquel ils se rattachent directement - "le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats" (pour la défense de, etc.) -, mais qu’ils ne sont nullement nécessaires pour introduire cette notion de défense des intérêts dans celle de droit de fonder des syndicats et de s’affilier à des syndicats: d’après le concept habituel de syndicat, ce droit ne peut guère, en l’occurrence, avoir d’autre but que la défense des intérêts des adhérents ou, plus exactement, doit pour le moins le comprendre parmi, le cas échéant, d’autres buts. La mention expresse de la défense des intérêts, et d’elle seule, dans l’article 11 (art. 11) présente même un certain danger: elle pourrait bien donner à penser que tel est le but unique d’un syndicat, ou du moins l’unique activité syndicale que la Convention veut protéger- ce qui n’était probablement pas le résultat recherché. A proprement parler, les mots en question servent à limiter: interprétés à la lettre, ils impliqueraient que la Convention accorde le droit de fonder des syndicats ou de s’affilier à des syndicats s’il s’agit de défendre les intérêts des adhérents, mais pas autrement.
13. Il me semble pourtant que comme un syndicat n’ayant pas qualité pour défendre les intérêts professionnels de ses membres n’aurait guère ou pas du tout d’utilité et cadrerait mal avec la notion habituelle de syndicat, il faut vraiment considérer que la liberté de fonder un syndicat ou de s’y affilier implique que ce dernier, une fois créé, ait qualité pour ce faire. S’il en est ainsi, les mots "pour la défense de ses intérêts", bien qu’ils renforcent peut-être encore la certitude, n’ajoutent au fond strictement rien qui ne se trouve déjà dans le texte. En disant cela, je ne perds pas de vue ce qui a été déclaré au nom de la Commission lors des audiences tenues en l’espèce et qui figure au dernier paragraphe de la page 73 du compte rendu définitif9. Si plausibles que ces considérations puissent être en elles-mêmes, le cas d’un syndicat fondé pour la défense des intérêts de ses membres me semble cependant, au moins en l’occurrence, à ce point habituel qu’il rend vaines les autres hypothèses.
14. Quoi qu’il en soit, l’idée de création d’un syndicat pour la défense des intérêts de ses membres implique pour le syndicat ainsi fondé (et à cet égard je souscris à l’arrêt) un certain droit minimal de mener une activité, et qui plus est un droit d’agir comme institution, en tant que syndicat, car s’il demeurait vrai que seule une action individuelle s’offre aux adhérents, leur décision de s’associer dans un cadre syndical perdrait toute sa raison d’être qui est précisément l’action collective.
15. Pour rechercher ce que la notion d’activité syndicale comprend aux fins de l’article 11 (art. 11), il importe peut-être davantage, ou sera en tout cas plus profitable, de se demander également ce qu’elle n’englobe pas. Sans entrer dans les détails, je pense que la distinction à établir, sur la base d’une interprétation simple de l’article 11 (art. 11), est celle que l’on peut tracer en gros entre, d’une part, les droits et libertés individuels en matière de fondation d’un syndicat, ainsi que les activités du syndicat lui-même après sa création, et d’autre part les obligations incombant aux employeurs tant publics que privés, de même qu’à l’État comme tel, en ce qui concerne ces droits, libertés et activités individuels et syndicaux. A mon sens, ces obligations ne vont pas en principe au-delà des obligations "corrélatives" évidentes: autoriser ou permettre l’exercice, par les individus et les syndicats, de ces droits, libertés et activités normales, ne pas s’y ingérer et n’y apporter ni entrave ni empêchement. (Même sur ce point, il faut faire une importante réserve que je mentionnerai dans un instant.) Ce que les obligations des employeurs tant publics que privés, ou de l’État comme tel, n’englobent pas sur le terrain et aux termes de l’article 11 (art. 11), ce sont des choses telles que la consultation10 des syndicats, la négociation avec eux, la conclusion de conventions collectives, etc., et plus encore l’octroi aux syndicats ou à leurs membres de conditions déterminées d’emploi et de travail. Existe-t-il à la charge des employeurs un devoir d’un autre genre de faire une ou plusieurs de ces choses? C’est un autre problème, mais il ne s’agit pas d’une obligation juridique découlant du libellé de l’article 11 (art. 11) ou qu’il serait raisonnable d’en déduire.
16. Il s’ensuit qu’il me faut marquer mon complet désaccord avec l’opinion, exprimée en l’espèce par la Commission à la fin du paragraphe 69 de son rapport, d’après laquelle la notion de "liberté d’association", au sens de l’article 11 (art. 11), peut légitimement s’interpréter comme couvrant la responsabilité de l’État dans le domaine des relations entre employeurs et employés. Cette thèse pourrait se révéler exacte dans certaines circonstances particulières très limitées, mais en tant qu’énoncé d’un principe général elle est beaucoup trop radicale. Même l’obligation "corrélative" de l’employeur et de l’État, déjà mentionnée par moi et consistant à ne pas empêcher ni entraver l’activité syndicale normale, doit s’accompagner d’au moins une réserve importante: elle ne saurait aller jusqu’à astreindre l’employeur ou l’État à rester passifs devant une grève ou un autre mouvement revendicatif déclenchés par le syndicat ou par tel(s) de ses membres agissant individuellement ou collectivement. S’il existe, d’un côté, un droit de recourir à la grève et à ce qui peut aller de pair avec elle, installation de piquets de grève etc. (je ne me prononce pas sur ce point), il doit être contrebalancé de l’autre côté par le droit d’ordonner le lock-out, d’empêcher les grèves sur le tas, de supprimer certains avantages pécuniaires, etc. Non seulement le premier implique le second, mais il l’entraîne. Il s’agit du principe de l’"égalité des armes" qui n’est qu’un autre aspect du droit de se défendre dans les limites légales - droit qu’illustre avec pittoresque l’ironie du diction: "Cet animal est méchant, quand on l’attaque il se défend!" En outre, le principe d’une action conforme à la loi doit lui aussi jouer dans les deux sens. Si les employeurs et l’État comme tel doivent le respecter, les syndicats le doivent aussi. L’article 11 (art. 11), quoi qu’il puisse englober ou ne pas englober, ne saurait valider des activités extra-légales, pourvu que la loi permette ou n’empêche pas une action syndicale normale destinée à servir les intérêts professionnels, aussi longtemps que celle-ci reste pacifique et ne recourt ni à la violence ni à la contrainte (hormis, bien entendu, les pressions naturelles résultant ou inséparables du fait même de l’action de grève et de ce dont elle s’accompagne à bon droit).
17. Même si certaines de ces observations constituent de simples obiter dicta dans le contexte de la présente affaire, elles servent à renforcer ma conclusion : en refusant de reconnaître le Syndicat de la police belge, à des fins de consultation, comme l’une des organisations les plus représentatives des agents des provinces et des communes, le gouvernement belge n’a pas enfreint l’article 11 (art. 11) de la Convention; je doute même que cet article s’applique vraiment en tant que tel à un grief de ce genre.
III.
Article 14 (art. 14)
18. La partie pertinente de cet article (art. 14) se lit ainsi:
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur (...)" etc.
J’estime difficile d’approuver cette partie de l’arrêt ou même de saisir comment la Cour s’y prend pour en arriver là. Selon moi, dès que l’on constate (comme le fait la partie précédente de l’arrêt) que l’article 11 (art. 11) ne renferme aucun droit pour les syndicats d’être consultés, ni aucune obligation pour les autorités de les consulter, l’article 14 (art. 14) ne saurait trouver à s’appliquer. Ses propres termes indiquent en effet clairement que seule doit être assurée sans discrimination la "jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention’ (souligné par moi). [Avant d’aller plus loin, je voudrais préciser ici que dans ce qui suit je ne prendrai pas séparément en considération, en règle générale, la notion de "libertés"; en l’occurrence, je ne vois en elle qu’une autre manière de décrire un droit, ou une manière de décrire un droit d’un autre genre - car la notion de liberté d’être consulté n’a pas de contenu juridique réel (voir aussi la note 15 ci-dessous).] Si, comme la Cour le constate, le droit de fonder des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense des intérêts de leurs membres ne comprend aucun droit pour les syndicats d’être consultés par les autorités, nul droit à la consultation ne figure parmi "les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention" et le problème de la discrimination n’entre pas en ligne de compte. Aucune question d’application ou de jouissance discriminatoires ou non discriminatoires d’un droit ne peut surgir que si ce droit lui-même existe d’abord, pour être accordé avec ou sans discrimination. Sans cela, l’article 14 (art. 14) n’a pas sur quoi se greffer. Quand il n’y a pas de droit du tout, mais seulement une certaine pratique volontaire (de consultation), cette pratique peut être suivie de façon discriminatoire mais il ne saurait en résulter une violation de l’article 14 (art. 14): il ne prohibe la discrimination que dans la jouissance de "droits et libertés", non dans le bénéfice de simples pratiques volontaires ou discrétionnaires et dépourvues de caractère obligatoire.
19. L’opinion (contraire) exprimée au paragraphe 44 de l’arrêt me semble non seulement ne pas répondre à ces arguments, mais les ignorer complètement ou pour le moins les "contourner" sans les combattre, quoique bien entendu la Cour en ait eu pleinement connaissance. J’attire en particulier l’attention sur les aspects suivants de l’avis de la Cour:
(i) La deuxième phrase du premier alinéa du paragraphe 44 de l’arrêt relève que "l’article 14 (art. 14), bien qu’il n’ait pas d’existence indépendante11, complète les autres dispositions normatives" de la Convention. Sans être inexacts, les mots cités par moi sont elliptiques et glissent sur l’exigence fondamentale de l’article 14 (art. 14): les "autres dispositions normatives" en question doivent consister dans des "droits et libertés reconnus dans la (...) Convention"; or le droit à la consultation n’est pas reconnu - ni même sous-entendu -, ainsi que la Cour l’a constaté. Il est vrai aussi, assurément, que l’article 14 (art. 14) complète ces autres dispositions, mais a) il ne le fait que de la manière indiquée par moi aux paragraphes 23 et 24 ci-dessous et b) il ne peut les compléter que si elles existent en tant que droits et libertés indépendants, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence.
(ii) La troisième phrase du premier alinéa du paragraphe 44 de l’arrêt commence ainsi: "Une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question (...)." Or la Cour vient de constater, dans la partie précédente de l’arrêt, que l’article 11 (art. 11) ne consacre pas un droit à la consultation. Ce fait, et la circonstance que la Cour le néglige, minent donc complètement le raisonnement et la portée de cette phrase dont je reproduis la fin dans la note 12 ci-dessous12.
(iii) La dernière phrase du premier alinéa du paragraphe 44 de l’arrêt n’ajoute en réalité: que l’article 14 (art. 14) ait une existence propre ou qu’on le considère comme incorporé à chacun des divers articles de la Convention, son rôle véritable, quel qu’il puisse être, doit être le même. J’y reviendrai au paragraphe 20 ci-dessous.
(iv) L’argument énoncé au second alinéa du paragraphe 44 de l’arrêt, que je cite également ci-dessous13, porte lui aussi à faux, pour la même raison fondamentale. Le "droit inclus dans la Convention", le "droit de ce genre" - c’est-à-dire ainsi inclus - qui, selon ce que la Cour "a relevé au paragraphe 39", est "énoncé" à l’article 11 (art. 11), se trouve être le droit pour un syndicat d’"être entendu". Or même si un tel droit était bien énoncé à l’article 11 (art. 11) - en fait, il y est au maximum sous-entendu -, ce ne serait pas lui qui prête à discussion en l’espèce. Ainsi que l’indique la note 10 ci-dessus, le droit à la consultation, tel qu’il en a été question dans cette affaire et sous la forme qu’il revêt dans la requête du Syndicat de la police belge, diffère du tout au tout d’un droit d’être entendu (c’est-à-dire d’être entendu si le syndicat le demande): il s’agit du droit d’être consulté à l’initiative de l’employeur ou de l’État même si l’on n’a pas demandé à être entendu. C’est tout autre chose. Le gouvernement belge ne refuse pas d’entendre le requérant: il s’abstient de le consulter de la manière dont il consulte certains autres syndicats. Que le droit d’être entendu soit ou non implicitement inclus dans l’article 11 (art. 11), le droit à la consultation, au sens ci-dessus précisé de ce terme, ne l’est pas, ainsi du reste que la Cour l’a constaté.
(v) Toutes les considérations figurant au paragraphe 44 de l’arrêt semblent donc porter à faux ou constituer, au mieux, des demi-vérités éludant le problème fondamental qu’il faut résoudre mais qu’on laisse sans réponse.
20. Le paragraphe 44 de l’arrêt a manifestement pour base ou pour source l’opinion exprimée dans l’affaire "linguistique" belge; il s’y réfère et en rappelle en partie le libellé. J’admets qu’il peut être difficile de s’écarter de conclusions adoptées dans une affaire devenue aussi prestigieuse que celle-là. Néanmoins, la Cour, comme tous les tribunaux internationaux et à la différence de certaines juridictions nationales, n’est pas liée par ses décisions antérieures, et s’il apparaît de bonnes raisons de douter de l’exactitude de telle opinion exprimée jadis elle ne devrait pas hésiter à réexaminer le problème. Or selon moi l’opinion exprimée dans l’affaire "linguistique" était entachée de graves erreurs. Avant de la commenter, je reproduirai le passage fondamental dont il s’agit, celui auquel le paragraphe 44 du présent arrêt se réfère sans le citer. Parlant de "la garantie prévue à l’article 14 (art. 14) de la Convention", la Cour, telle qu’elle était constituée à l’époque de l’examen du fond de l’affaire "linguistique", s’exprimait ainsi dans ce passage (pages 33-34, paragraphe 9, de l’arrêt)14:
"Si cette garantie n’a pas, il est vrai, d’existence indépendante en ce sens qu’elle vise uniquement, aux termes de l’article 14 (art. 14), les ‘droits et libertés reconnus dans la Convention’, une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article, combiné avec l’article 14 (art. 14+11), pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire."
La Cour donnait alors pour exemple le cas d’un État que rien n’oblige à créer "tel ou tel établissement d’enseignement"; elle déclarait que s’il en créait un néanmoins, il ne pourrait, "en en réglementant l’accès", appliquer des critères discriminatoires. Elle ajoutait:
"Pour rappeler un autre exemple (...), l’article 6 (art. 6) de la Convention n’astreint pas les États à instituer un double degré de juridiction. L’État qui établit des cours d’appel va par conséquent au-delà des obligations dérivant de l’article 6 (art. 6). Il violerait pourtant l’article 6, combiné avec l’article 14 (art. 14+6), s’il refusait cette voie de recours à certains sans raison légitime alors qu’il l’ouvrirait à d’autres pour la même catégorie de litiges.
Dans des cas semblables, on se trouverait en présence d’une violation d’un droit ou d’une liberté garantis, tels qu’ils sont énoncés par l’article pertinent combiné avec l’article 14 (art. 14+11). Tout se passe comme si ce dernier (art. 14) faisait partie intégrante de chacun des articles consacrant des droits ou libertés."
L’opinion ainsi exprimée me semble non seulement erronée, mais manifestement erronée et de surcroît contradictoire. En effet, le cas d’un système de juridictions d’appel est précisément celui que j’aurais choisi moi-même pour démontrer comment et de quelle manière l’article 14 (art. 14) ne saurait s’appliquer. En outre, l’opinion (juste en elle-même) d’après laquelle l’article 14 (art. 14) doit être considéré comme incorporé en entier dans chacun des articles de la Convention "consacrant des droits ou libertés", c’est-à-dire dans lesquels ces derniers sont "reconnus", ne peut que souligner qu’ils doivent être reconnus pour que puisse jouer l’obligation de ne pas discriminer. La Cour déclare pourtant, tout d’une haleine, que l’article 6 (art. 6) de la Convention n’oblige pas les États à établir pareil système - ce qui signifie que l’individu n’a aucun droit d’en exiger l’instauration15, ce qui signifie à son tour qu’un tel droit n’est pas, au sens de l’article 14 (art. 14), "reconnu dans la Convention", ce qui signifie aussi qu’il n’est pas un droit dans la jouissance duquel l’article 14 (art. 14) impose la non-discrimination: il n’y a point de droit dont on puisse jouir (de plein droit), ni, partant, de prohibition de la discrimination, s’il s’agit d’un droit volontairement accordé par l’État.
21. On voit donc que dans l’affaire "linguistique" la Cour s’est tout bonnement contredite quand elle a, d’une part, pris pour postulat un cas de non-violation de l’article 6 (art. 6) parce que cette clause n’impliquerait aucune obligation (ni partant aucun droit) en matière d’instauration d’un système de recours, puis d’autre part ajouté qu’il pourrait néanmoins y avoir infraction à l’article 14 (art. 14) bien que - par hypothèse, d’après la première branche du raisonnement - la discrimination considérée ne portât sur aucun droit ou liberté reconnus dans la Convention, ce qu’exige pourtant l’article 14 (art. 14).
22. Il ne devrait pas être nécessaire de s’étendre sur un point aussi élémentaire, mais il peut quand même être utile que j’essaie de le présenter d’une autre manière. Le passage commenté par moi de l’arrêt relatif à l’affaire "linguistique" parle à maintes reprises de la violation de tel article de la Convention (l’article 6, l’article 11, etc.) "combiné avec" l’article 14 (art. 14+6, art. 14+11). S’il en est ainsi, il doit y avoir un lien - mais en quoi consiste-t-il? Si aucun article de la Convention ne prévoit de droit ou liberté dans la matière au sujet de laquelle une discrimination est alléguée, il ne saurait y avoir le moindre lien avec l’article 14 (art. 14). En pareil cas, il ne peut y avoir violation de quelque autre article "combiné avec" l’article 14 (art. 14): on a constaté que l’autre article en question ne comprend pas le droit ou la liberté dont il s’agit; or, ainsi que la Cour l’a relevé à juste titre dans l’affaire "linguistique", la "garantie" voulue par l’article 14 (art. 14) "n’a pas d’existence indépendante" puisqu’"elle vise uniquement (...) les droits et libertés reconnus dans la Convention". Comment la Cour pourrait-elle alors relever une violation de tel article "combiné avec" l’article 14 (art. 14)? L’addition de deux négatives ne saurait produire une proposition affirmative. Il ne peut y avoir combinaison quand aucun des deux articles, considéré isolément, n’offre rien à combiner. On ne peut combiner des droits ou libertés que ne prévoient pas les articles 6, 11 (art. 6, art. 11), etc. .., avec des droits que l’article 14 (art. 14) ne prévoit pas à titre indépendant mais seulement en relation avec des droits ou libertés qu’un autre article prévoit effectivement. Le lien nécessaire manque en pareil cas: dans aucun des deux articles (art. 6, art. 11) il ne trouve un point de fixation. Il ne suffit pas de montrer que l’article 11 (art. 11) a trait en principe ou de manière générale à l’activité syndicale, ni que l’objet d’un litige déterminé se situe dans le domaine des droits ou intérêts syndicaux. C’est là-dessus que la Cour s’appuie en l’espèce, mais ce n’est pas assez: encore faut-il prouver que le droit particulier en cause - en l’occurrence le droit à la consultation - est un droit accordé par l’article 11 (art. 11) en tant qu’élément de cette activité. Or la Cour a constaté qu’il n’en est pas ainsi. La consultation ne figure donc point parmi les matières auxquelles se rapporte l’article 14 (art. 14).
23. On peut et doit pousser plus loin l’analyse. Il est en réalité erroné de parler d’une violation quelconque de l’article 6, de l’article 11 (art. 6, art. 11), etc., dans le contexte de l’article 14 (art. 14): ce dernier a précisément pour raison d’être de jouer même en l’absence d’une violation de l’autre article en question, pourvu que celui-ci accorde bien le droit ou la liberté dans l’application desquels il y a discrimination. Voilà le but véritable de l’article 14 (art. 14). Point ne serait besoin, d’ordinaire, d’invoquer cet article (art. 14) si l’autre article en question était lui-même violé indépendamment de toute discrimination. En pareil cas, la discrimination ne ferait qu’aggraver l’infraction, sans la créer. Pour s’appliquer, l’article 14 (art. 14) n’exige pas qu’il y ait violation d’un droit ou d’une liberté, mais uniquement que ceux-ci existent d’après un autre article de la Convention; ce qu’il est destiné à couvrir, c’est le cas où le droit ou la liberté exigés par un autre article sont accordés, mais de manière discriminatoire.
24. Les considérations énoncées à l’instant fournissent aussi la réponse à l’objection d’après laquelle l’article 14 (art. 14), si j’avais raison, n’aurait aucune utilité et n’ajouterait rien à une disposition telle que l’article 6 (art. 6) ou l’article 11 (art. 11). Bien sûr qu’il y ajoute beaucoup. Supposons que l’article 11 (art. 11), contrairement à l’opinion exprimée à juste titre par la Cour en l’espèce, confère aux syndicats un droit d’être consultés par le gouvernement; ce que l’article 14 (art. 14) y ajouterait alors serait qu’il ne suffirait pas d’accorder ce droit et d’honorer cette obligation: il faudrait aussi, et de surcroît, le faire de manière non discriminatoire, sans quoi il y aurait violation de l’article 14 (art. 14) bien qu’il n’y eût peut-être pas infraction à l’article 11 (art. 11). Voilà ce que fait l’article 14 (art. 14), mais seulement si le droit de base découlant de l’article 11 (art. 11) existe déjà. Si cette condition indispensable se trouve remplie (mais pas autrement), l’article 14 (art. 14) a donc un champ d’application fort précis et important et ma thèse ne le prive nullement d’effet. Sans lui, la discrimination serait admissible aussi longtemps que le droit lui-même ne serait pas refusé en principe.
25. Pour conclure - en dehors de la question distincte examinée au dernier paragraphe ci-dessous - nous en arrivons à ceci: ce que la Cour fait en réalité ici (comme dans l’affaire "linguistique"), c’est interpréter et appliquer l’article 14 (art. 14) comme s’il ne renfermait pas les mots "reconnus dans la présente Convention" et commençait ainsi: "La jouissance de [tous les] droits et libertés doit être assurée (...)", etc. Or cela équivaudrait (contrairement à ce que la Cour a constaté à juste titre dans l’affaire "linguistique" et à ce qu’elle déclare elle-même dans la deuxième phrase du premier alinéa du paragraphe 44 de son présent arrêt) à ériger cet article (art. 14) en une disposition indépendante et autonome prohibant toute discrimination dans le domaine général des droits de l’Homme. Pareille démarche peut avoir de quoi séduire et l’on peut avoir la tentation de l’adopter. Une aversion naturelle et louable pour la discrimination sous toutes ses formes ne saurait pourtant légitimer une conclusion dont il n’existe ou ne peut exister aucune justification juridique suffisante. La Cour ne connaît pas de l’éthique, mais du droit.
26. Je ne voudrais pas perdre de vue un argument d’un autre genre que l’on a invoqué à l’appui de l’opinion exprimée dans l’arrêt; il s’agit d’un argument de caractère plus large, fondé sur des principes généraux plutôt que sur les termes mêmes de la Convention. Dans l’interprétation et l’application d’une clause conventionnelle, peut-on dire, il sied d’appliquer des principes généraux de droit pourvu qu’ils soient pertinents et que le libellé de cette clause ne les écarte pas manifestement. Partant de là, on a soutenu que bien qu’il puisse ne pas y avoir la moindre obligation de faire telle chose précise, celle-ci doit cependant, si elle se fait, se faire de la même manière et dans la même mesure pour tous les intéressés, sans pénalité ni faveur. Or pareille doctrine, qu’elle ait ou non acquis droit de cité dans d’autres contextes ou à certaines fins, ne saurait passer pour établie au point de prévaloir sur le texte clair de la Convention, lequel limite l’obligation de ne pas discriminer aux cas où les droits ou libertés en question se trouvent "reconnus dans la Convention". Bref, la Convention exclut bien l’application de cette doctrine. N’oublions pas non plus l’enseignement d’une des plus vieilles paraboles de notre civilisation, celle des ouvriers de la onzième heure. Quand ceux qui avaient "supporté le poids du jour et la grosse chaleur" se prétendirent victimes d’une discrimination en ce qu’on ne leur payait rien de plus qu’aux ouvriers embauchés vers la fin de la journée, le maître de la vigne répondit (Matthieu, chap. 20, V. 13-15): "Mon ami, je ne te fais pas de tort (...). Emporte ce qui est à toi et va-t-en (...). Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien?" Sur le plan de l’éthique, ce n’est peut-être pas l’idéal mais on peut pousser trop loin même l’éthique - sans parler du droit. S’il me plaît d’aider mon voisin à nettoyer son jardin, cela signifie-t-il que je doive, en droit ou en équité, agir de même pour tous les autres habitants de la rue? Des procédures volontaires, telle la consultation des syndicats, ne peuvent valablement faire l’objet de plaintes pour discrimination illégale que si quelque loi en décide ainsi. En l’occurrence, la loi applicable est celle qu’énonce la Convention ou qui en dérive; or la Convention n’impose pas la consultation et n’érige pas davantage la non-consultation en violation de l’un quelconque de ses articles. Comment alors la consultation de certains syndicats mais non des autres peut-elle, même si elle constitue une discrimination, violer jamais un droit garanti par la Convention - puisque cette dernière ne garantit pas le moins du monde un droit à la consultation?
1 Sur laquelle la Cour a statué le 21 février 1975.
2 Rapport daté du 1er juin 1973 et relatif à la requête n° 4451/70 (publications de la Cour, série B n° 16, pp. 12 et s.).
3 L'affaire Syndicat suédois des conducteurs de locomotives et l'affaire Schmidt et Dahlström (requêtes n° 5614/72 et 5589/72, rapports des 27 mai et 17 juillet 1974, documents D 64.180 et D. 68.252).
4 Documents CDH (75) 65 et 66 (audiences des 23, 24 et 25 septembre 1975).
5 CDH (75) 65, p. 3.
6 Loc. cit., p. 3.
7 CDH (75) 65, p. 75.
8 Le voici: "Il ne s'agit donc pas de prouver qu'une interprétation est la bonne, mais je crois (...) que l'interprétation plus large (...) permet de tirer plus efficacement parti de la Convention et notamment de l'article 11 (art. 11). Le choix est peut-être aussi [c'est-à-dire en même temps qu'une affaire d'interprétation] une question de politique judiciaire; cela étant, je conclurai en disant que le droit est toujours l'instrument de la politique."
9 CDH (75) 31.
10 Peut-être y aurait-il lieu de souligner ici que le "droit à la consultation" dont on parle en l'espèce n'est pas le droit, pour le syndicat, d'aborder l'employeur ou l'État, mais son droit (s'il existe) d'être (obligatoirement) consulté à l'initiative de l'employeur ou de l'État comme tel.
11 L'affirmation est naturellement exacte en substance, mais sa formulation laisse un peu à désirer. En tant que disposition, l'article 14 (art. 14) a bien une existence indépendante aux fins indiquées aux paragraphes 23 et 24 ci-dessous. Ce qui n'en a pas, c'est l'obligation de ne pas discriminer; elle dépend de l'existence d'un droit ou liberté reconnus dans quelque autre article de la Convention.
12 "(...) peut donc enfreindre cet article, combiné avec l'article 14 (art. 14+11), pour le motif qu'elle revêt un caractère discriminatoire."
13 "Ces considérations s'appliquent notamment si un droit inclus dans la Convention et l'obligation correspondante de l'État ne se trouvent pas définis de manière concrète et si, en conséquence, de multiples moyens s'offrent au choix de l'État pour rendre possible et efficace l'exercice du droit dont il s'agit. Ainsi que la Cour l'a relevé au paragraphe 39, l'article 11 par. 1 (art. 11-1) énonce un droit de ce genre."
14 Arrêt du 23 juillet 1968, série A n° 6.
15 Ainsi que je l'ai déjà relevé, la notion de "liberté" n'a presque aucun sens dans ce contexte. Chacun est libre de réclamer tout ce qu'il veut, mais ce n'est point là une situation juridiquement significative. Il est particulièrement vide de sens de parler d'une liberté de réclamer l'instauration d'un système de juridictions d'appel.
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE ZEKIA
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE ZEKIA
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
OPINION SEPAREE COMMUNE A M. WIARDA, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
OPINION SEPAREE COMMUNE A M. WIARDA, M. GANSHOF VAN DER MEERSCH ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
ARRÊT SYNDICAT NATIONAL DE LA POLICE BELGE c. BELGIQUE
OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE
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OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE