Conclusions de l'avocat général
M. MAURICE LAGRANGE
24 mai 1960
SOMMAIRE
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I — Faits et conclusions des recours
II — Recevabilité
III — Conclusions subsidiaires du recours 40-59
IV — Conclusions principales des recours
1. Considérations générales
2. Examen des trois critères
A — Suppression de la condition concernant l'écoulement de 60000 tonnes de charbon de la Communauté
B — Deuxième condition: vente d'un tonnage minimum de charbon de la Communauté dans la zone de vente
a) Examen au regard de l'article 65, paragraphe 2, a) et b)
b) Examen au regard de l'article 65, paragraphe 2, c
C — Troisième condition: vente d'un tonnage minimum de 6000 tonnes de charbon du comptoir
V — Conclusions finales
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Nous avons à nous expliquer, d'une part, sur les recours joints 36, 37 et 38-59 formés par les comptoirs de vente du charbon de la Ruhr, Präsident, Geitling et Mausegatt, et les sociétés minières groupées dans chacun d'eux, contre certaines dispositions de la décision de la Haute Autorité 36-59 du 17 juin 1959 relative à la réglementation commerciale des comptoirs et, d'autre part, sur le recours 40-59 formé par l'entreprise Nold, négociant en gros de charbon et de matériaux de construction à
Darmstadt, contre la même décision.
Bien que la Cour n'ait pas cru devoir ordonner la jonction de ces recours, même aux fins de la procédure orale, nous vous demanderons la permission de les examiner ensemble, uniquement dans un souci de clarté. En effet, les conclusions des comptoirs, comme celles de Nold, s'en prennent aux mêmes dispositions de la décision attaquée, à savoir celles qui concernent les conditions de tonnage exigées des négociants en gros pour avoir droit à l'approvisionnement direct auprès des comptoirs. Ces
conditions, bien qu'ayant été considérablement allégées, sont jugées encore trop sévères par Nold, tandis que les comptoirs se plaignent du refus de la Haute Autorité d'autoriser le maintien des anciennes conditions. D'autre part, pour l'essentiel, les deux litiges portent sur la légalité de la décision attaquée par rapport aux mêmes dispositions du traité, notamment l'article 65, paragraphe 2.
I — FAITS ET CONCLUSIONS DES RECOURS
Nous nous dispenserons d'un exposé des faits, ceux-ci vous étant amplement connus tant par l'examen de précédents litiges que, s'il en était besoin, par les rapports très complets de Messieurs les Juges rapporteurs.
Rappelons seulement que l'objet de la décision attaquée dans ce qu'il a d'essentiel est le suivant (art. 6 nouveau):
1o La première condition antérieurement exigée, à savoir la vente au cours de l'année charbonnière précédente de 60000 tonnes de charbon de la Communauté, est supprimée (elle ne figure donc plus dans le dispositif de la décision, ce qui signifie que les comptoirs ne sont plus en droit de l'exiger);
2o Les deuxième et troisième conditions (avoir écoulé un tonnage minimum de charbon de la Communauté dans la zone de vente où le commerçant doit être admis à opérer; avoir écoulé, également dans la zone de vente, un tonnage minimum de houille du comptoir de vente auquel le commerçant est affilié) sont maintenues, mais les tonnages minimums sont réduits respectivement de 30000 à 20000 tonnes dans le premier cas, et de 9000 à 6000 tonnes dans le second (art. 6, § § 1 et 2).
L'article 11 nouveau rejette
«les demandes plus amples formulées par les entreprises minières intéressées et relatives à la réglementation commerciale»,
ce qui veut dire que les conditions exigées par la réglementation commerciale établie par les comptoirs ne sont pas autorisées dans la mesure où elles sont plus sévères que celles figurant dans la décision. C'est ce refus partiel qui fait l'objet des conclusions à fin d'annulation des comptoirs.
Quant à Nold, il conclut, à titre principal, à l'annulation de l'article 6, paragraphes 1 et 2, qui maintiennent la deuxième et la troisième condition de tonnage, tout en en réduisant le chiffre.
A titre subsidiaire, il demande à la Cour de «déclarer nulles ou non applicables» les mêmes dispositions de l'article 6,
«dans la mesure où ces dispositions aboutiraient à éliminer du négoce en gros de première main des négociants qui étaient considérés, avant cette décision, comme négociants en gros de première main».
II — RECEVABILITÉ
En ce qui concerne la recevabilité, il n'y a rien à dire au sujet des recours des comptoirs et peu de chose au sujet du recours Nold.
Il résulte, en effet, de la jurisprudence (Nold, 20 mars 1959) que les décisions d'autorisation prises en vertu de l'article 65, paragraphe 2, ont un caractère individuel, non seulement à l'égard des demandeurs en autorisation, mais même à l'égard des tiers et même dans la mesure où elles s'appliquent à une réglementation, celle-ci étant de nature privée. Il suffit que le tiers requérant ait un intérêt direct à l'annulation: sans prononcer le mot, c'est de toute évidence à cette notion que l'arrêt
se réfère. Or, il n'est pas contestable, ni contesté, que tel est bien le cas de l'entreprise Nold.
Toutefois, dans sa duplique, la Haute Autorité oppose une fin de non-recevoir aux conclusions subsidiaires de Nold, telles qu'elles auraient été formulées à nouveau, avec une présentation un peu différente, dans la réplique. Nold aurait renversé l'ordre de ses conclusions et demandé à titre principal que la Cour ou bien
«déclare nuls les points 1 et 2 de l'article 6 de la décision attaquée dans la mesure où ces dispositions excluent certains négociants de l'approvisionnement direct»,
ou bien
«déclare cette disposition non applicable à certains négociants».
Or, dans leur première forme, de telles conclusions auraient en réalité le caractère d'un recours en carence, qui n'a pas fait l'objet de la procédure de l'article 35 et, dans leur deuxième forme, elles se situeraient en dehors du champ du recours en annulation.
A la vérité, le requérant n'a pas présenté de nouvelles conclusions dans sa réplique, ni même modifié la teneur de ses conclusions primitives; il s'est borné à faire observer (ce qui est d'évidence) que si l'on faisait droit à ses conclusions subsidiaires, les conditions exigées par l'article 6 n'ayant d'effet que pour l'avenir pourraient subsister sans aucun inconvénient pour lui.
Nous pensons que les conclusions subsidiaires sont recevables. En effet, elles consistent à soutenir que la Haute Autorité ne pouvait légalement accorder son autorisation à l'application d'une réglementation commerciale comportant certaines limites de tonnage (celles qui sont fixées à l'article 6, paragraphes 1 et 2) dans la mesure où ces limites font obstacle au maintien dans la catégorie des négociants en gros de première main de ceux de ces négociants qui bénéficiaient antérieurement d'une telle
qualité. Autrement dit, une réglementation commerciale plus stricte que celle qui était autrefois en vigueur ne peut légalement être autorisée que si elle maintient les droits acquis de ceux qui remplissaient les anciennes conditions. Il ne s'agit pas d'un recours en carence: c'est toujours l'autorisation, positivement accordée, qui est critiquée, en tant qu'elle ne comporte pas une disposition essentielle, selon le requérant, à sa validité.
III — CONCLUSIONS SUBSIDIAIRES DU RECOURS 40-59
Mais, si ces conclusions nous paraissent recevables, elles ne sont certainement pas fondées, et c'est par là que, pour ne plus y revenir et sans souci excessif de logique, nous commencerons l'examen du fond.
Il convient d'abord de remarquer que la décision attaquée abaisse — et même considérablement — les conditions de tonnage exigées par les décisions antérieurement en vigueur. Or, des dispositions transitoires se conçoivent lorsqu'une nouvelle réglementation, plus stricte que celle qu'elle remplace, aggrave la situation, non quand elle l'améliore. A vrai dire, si le requérant conserve encore la qualité de négociant en gros de première main, c'est uniquement grâce au sursis que la Cour lui a accordé
lors de son premier recours contre les décisions 16 à 18-57, puis à l'annulation de ces décisions qui a suivi. Antérieurement, il avait bénéficié de la réglementation transitoire autorisée par les décisions 5 à 7-56 pour l'exercice 1956-1957: à l'égard de cette réglementation, des dispositions transitoires étaient justifiées, si même elles ne s'imposaient, puisqu'elle aggravait considérablement les conditions exigées pour l'approvisionnement direct des négociants en gros. Il en est tout autrement de
la décision attaquée. Le requérant ne peut donc soutenir que l'autorisation ne pouvait légalement être accordée qu'à la condition de comporter une réglementation transitoire; au surplus, l'effet d'une disposition transitoire est, par lui-même, nécessairement limité dans le temps.
Le requérant se prévaut, en réalité, d'un prétendu «droit acquis» résultant de sa situation ancienne de négociant de première main. Il invoque, à cet égard, les règles du droit allemand sur la protection du droit de propriété, étendu à la propriété commerciale, garanti par l'article 14 de la loi fondamentale.
A cela il convient de répondre qu'il appartient au requérant d'intenter telle action jugée par lui opportune devant les tribunaux de son pays contre une réglementation commerciale de caractère privé. Mais il n'appartient pas à la Cour, juge de la légalité des autorisations, d'appliquer, du moins directement, les règles de droit interne, même constitutionnelles, en vigueur dans l'un ou l'autre des États membres (arrêt Storck, 4 février 1959). Elle peut seulement s'en inspirer éventuellement pour y
voir l'expression d'un principe général de droit susceptible d'être pris en considération pour l'application du traité.
Or, si l'on peut bien admettre que la protection du droit de propriété et les garanties dont doit être entourée toute atteinte à ce droit, telle que l'expropriation, est une règle de droit commune aux six pays, il est bien certain qu'on ne se trouve pas ici dans un cas de ce genre. Il n'y a aucune atteinte à la propriété, même entendue dans un sens large, à laquelle la Haute Autorité aurait porté atteinte.
D'autre part, il n'y a pas discrimination, dès lors que les conditions d'accès direct sont fixées objectivement. Bien au contraire, la discrimination apparaîtrait si, en dehors d'une période transitoire de durée limitée, une différence de critères subsistait à titre permanent, fondée uniquement sur l'ancienneté de l'établissement du négociant.
IV — CONCLUSIONS PRINCIPALES DES RECOURS
Nous en arrivons maintenant aux conclusions principales de Nold et aux conclusions des comptoirs relatives à la fixation des critères quantitatifs. Chacun des requérants invoque trois moyens: violation des formes substantielles résultant d'un défaut ou d'une insuffisance de motifs, violation du traité et détournement de pouvoir.
1 — Considérations générales
Nous voudrions tout d'abord exposer quelques considérations générales sur le défaut ou l'insuffisance de motifs, notamment au regard des décisions d'autorisation que la Haute Autorité est amenée à prendre au titre du paragraphe 2 de l'article 65.
L'obligation pour la Haute Autorité de motiver ses décisions, recommandations et avis, telle qu'elle figure à l'article 15 du traité, répond à une double exigence. Elle constitue d'abord, à l'égard de l'opinion publique, une garantie contre l'arbitraire, en lui permettant de comprendre et de contrôler l'action d'un exécutif investi d'importants pouvoirs. Cela est nécessaire, en particulier, pour l'Assemblée. C'est ce qui explique et justifie que toutes les décisions de la Haute Autorité sont
soumises à l'obligation de motivation, même celles qui paraîtraient relever surtout de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.
Mais l'obligation de motiver est également nécessaire pour permettre le contrôle juridictionnel des décisions pour le cas où elles seraient attaquées devant la Cour. S'agissant d'un contrôle de légalité, exercé normalement par le moyen d'un recours en annulation, qui limite les pouvoirs du juge et implique un partage de compétence, comme de responsabilité, entre ce juge et l'exécutif, selon des frontières souvent délicates à tracer, il est indispensable que la décision fasse clairement apparaître
tous les éléments de fait qui doivent permettre au juge de vérifier si elle a été légalement prise. C'est, d'ailleurs, ce que la Cour a exprimé dans l'arrêt Nold du 20 mars 1959 en disant:
«Attendu… que le devoir de motivation que l'article 15 du traité C.E.C.A. impose à la Haute Autorité est prévu non seulement en faveur des justiciables, mais aussi en vue de mettre la Gour en mesure d'exercer pleinement le contrôle juridictionnel que lui confie le traité.»
L'arrêt en a même tiré la conséquence
«qu'un défaut éventuel de motivation qui entrave ce contrôle juridictionnel peut et doit être relevé d'office par la Cour».
Cela suppose, évidemment, que des moyens de légalité ont été soulevés, sans quoi c'est le recours qui ne serait pas motivé, mais, si c'est le cas, il n'est pas nécessaire que le requérant ait soulevé expressis verbis le moyen tiré de la violation des formes substantielles: dès lors que, en l'état des motifs exprimés dans la décision, la Cour ne se trouve pas en mesure de se prononcer sur le point de savoir si cette décision est légale ou non au regard du traité, elle «peut et doit» annuler pour
insuffisance de motifs.
Ainsi il apparaît que les exigences de la motivation varient selon la nature et l'objet de la décision: dans la mesure où celle-ci relève de l'exercice d'un pouvoir d'appréciation, de caractère plus ou moins discrétionnaire, elles sont nécessairement réduites: il suffit que les motifs permettent de se rendre compte, au moins prima facie (et sous réserve d'une preuve contraire établissant par exemple l'existence d'un détournement de pouvoir), de ce que la décision a bien été prise dans le cadre d'un
pouvoir déterminé, conformément à l'intérêt général et sans arbitraire. Mais dans la mesure où l'exercice du pouvoir en cause est subordonné par la loi (qui est ici le traité) à des conditions déterminées, il faut que les motifs fassent clairement apparaître que toutes ces conditions étaient remplies et pour quelles raisons de droit et de fait la Haute Autorité a estimé qu'elles l'étaient.
Or, Messieurs, il suffit de lire l'article 65 pour se persuader que les exigences de la motivation doivent être spécialement strictes en ce qui concerne les décisions d'autorisation prises en vertu du paragraphe 2. L'importance que le traité attache pour le bon fonctionnement du marché commun au respect de la règle d'interdiction des ententes posée en tête de l'article, le caractère exceptionnel de l'autorisation (exceptionnel au sens juridique du mot, c'est-à-dire, non pas nécessairement «rare»
dans son application, mais dérogatoire par rapport à une norme de base), enfin la rédaction même du paragraphe 2 dans son énumération des trois conditions exigées pour que l'autorisation soit légale (auquel cas d'ailleurs elle doit être donnée), — tout cela enserre la Haute Autorité dans un réseau extrêmement serré et la contraint à s'expliquer d'une manière particulièrement précise et concrète.
Les motifs d'une autorisation au titre de l'article 65, paragraphe 2, doivent donc essentiellement porter sur la réalité des conditions prévues à ce paragraphe, à chacun de ses alinéas a, b et c, après avoir éventuellement porté sur l'existence d'une entente visée au paragraphe premier. Cette exigence est maintenue même dans le cas où la décision est seulement modificative d'une décision antérieure, dans la mesure où il s'agit de justifier les modifications; même si ces dernières sont plus libérales
que les précédentes, les motifs peuvent encore s'avérer nécessaires au cas où la motivation des décisions antérieures serait reconnue comme ayant été insuffisante: c'est ce que la Haute Autorité a très justement fait valoir dans sa défense aux recours des comptoirs.
Mais il va de soi que les décisions même plus libérales — nous entendons par là les décisions qui refusent d'approuver, comme trop stricts, des accords ou des parties d'accords qui avaient pourtant été autorisés antérieurement — doivent également être motivées à cet égard, sous peine de donner prise à l'arbitraire: c'est ce que nous avons indiqué dans nos conclusions sur les affaires 16 à 18-59 pour soutenir que les «considérants» très généraux des décisions alors attaquées, s'ils avaient dû être
regardés (ce qui n'était pas le cas) comme contenant une décision, auraient été insuffisants: autrement dit, si la Haute Autorité change d'avis, même dans un sens plus libéral, elle doit dire pourquoi.
Nous voudrions présenter une dernière observation d'ordre général, mais qui nous paraît essentielle.
Lorsqu'on lit le paragraphe 2 de l'article 65, on voit qu'en réalité les deux premières conditions (celles du a et du b s'opposent à la troisième, formulée au c). Il faut d'abord que la Haute Autorité s'assure que l'accord qui lui est soumis, qui doit être un accord de spécialisation ou un accord d'achat ou de vente en commun,«contribuera à une amélioration notable dans la production ou la distribution des produits visés», qu'il est essentiel pour obtenir ces effets et qu'il n'est pas d'un caractère
plus restrictif que ne l'exige son objet (cela fait même en réalité déjà trois conditions). Mais, lorsqu'une réponse positive aura été donnée sur ces trois points, encore faut-il s'assurer (c'est le c) que l'accord en cause n'est
«pas susceptible de donner aux entreprises intéressées le pouvoir de déterminer les prix, contrôler ou limiter la production ou les débouchés d'une partie substantielle des produits en cause dans le marché commun, ni de les soustraire à une concurrence effective d'autres entreprises dans le marché commun».
Comme l'a justement remarqué Me von Simson à la fin de l'audience, le traité met en balance le but purement économique qu'un accord peut légitimement poursuivre, par exemple en améliorant la distribution, et la liberté de la concurrence. Tant qu'il s'agit de vérifier si les conditions du a et du b sont remplies, il y a lieu d'examiner l'accord dans son ensemble et dans ses différentes parties, et voir s'il est de nature par exemple à améliorer la distribution, sans être plus restrictif qu'il n'est
nécessaire par rapport à ce but, et dût-il léser certains intérêts. Mais il y a une limite, c'est l'atteinte à la concurrence sur le marché qui pourrait résulter de la position dominante que l'accord, tout en réalisant peut-être les conditions optima dans la production ou la distribution, risquerait de donner aux entreprises intéressées: en ce cas, la sauvegarde de la concurrence doit l'emporter.
Nous retrouvons ici le point central de l'application de toute législation sur les ententes, qu'elle soit fondée sur le simple «abus», ou sur la théorie des «bonnes» et des «mauvaises» ententes et quel que soit le système juridique auquel on a recours: nullité de plein droit sauf autorisation, liberté sauf intervention administrative ou poursuites judiciaires, etc. Il arrive toujours un moment où l'autorité compétente, qu'elle soit administrative ou judiciaire, est appelée, si elle veut aller au
fond des choses, à établir la balance des avantages et des inconvénients de l'entente et à formuler les conditions nécessaires pour que les avantages l'emportent.
On a fait référence dans la procédure écrite et orale à d'intéressantes décisions de l'Office fédéral des cartels en Allemagne.
Qu'il nous soit permis de citer à notre tour un avis (un de ceux qui ont été publiés) de la Commission technique des ententes qui est, en France, bien que n'ayant qu'un rôle consultatif, le pivot de l'application de la législation sur les ententes. Il s'agissait d'une entente dans l'industrie et le commerce de la levure de panification:
«Considérant, lisons-nous dans cet avis ( 1 ), qu'à ces clauses (concernant notamment la fixation des prix et de contingents de vente) s'ajoute une organisation de la distribution qui ne constitue pas une entente spéciale, mais découle nécessairement des mesures prises au stade de la production, et qui consiste essentiellement dans la limitation du nombre des négociants , chacun d'eux étant seul, sauf exception, à vendre de la levure dans un secteur déterminé…».
Après avoir condamné l'entente en ce qui concerne son effet sur les prix de vente, la Commission ajoute:
«Considérant, en ce qui concerne la distribution , que si l'organisation actuelle assure l'approvisionnement régulier des boulangers et si la limitation du nombre des négociants habilités à vendre de la levure apparaît comme susceptible de permettre une certaine économie dans les transports et les circuits commerciaux, les conséquences fâcheuses de cette organisation l'emportent cependant sur ses avantages: qu'en particulier, le monopole de fait conféré par l'entente au distributeur unique de chaque
secteur place les utilisateurs sous la dépendance étroite d'un seul négociant et ne leur permet de discuter utilement ni les prix ni la qualité des services…»,
et l'avis de poursuivre par de nombreuses considérations de fait pour aboutir finalement à toute une série de recommandations indiquant les conditions auxquelles, selon la Commission, l'entente devrait satisfaire pour être en règle avec la loi.
Sans doute n'existe-t-il que de lointaines analogies entre le commerce français de la levure de panification et celui du charbon de la Ruhr, de même que les clauses des accords sont bien différentes dans les deux cas, mais nous avons cru devoir citer cet avis pour montrer selon quel esprit doit, à notre sens, se faire l'examen d'une demande d'autorisation selon la législation anti-cartel du traité: examen comparé aussi poussé que possible, dans la réalité la plus concrète, d'une part des avantages
de l'accord pour réaliser son objet, en l'espèce l'amélioration de la distribution, d'autre part des inconvénients du même accord quant aux restrictions à la concurrence qu'il entraîne. En cas de doute, c'est le traité lui-même qui répond au c: si l'accord apparaît comme susceptible de donner une position dominante aux entreprises intéressées, il ne peut être autorisé.
2 — Examen des trois critères
Arrivons- en maintenant à l'examen des trois critères qui sont l'objet des litiges. Nous examinerons la décision attaquée, sur chacun de ces trois points, aussi bien sous l'angle de l'insuffisance de motifs que sous l'angle de la violation du traité.
A — SUPPRESSION DE LA CONDITION CONCERNANT L'ÉCOULEMENT DE 60000 TONNES DE CHARBON DE LA COMMUNAUTÉ
Bien entendu la décision sur ce point n'est contestée que par les comptoirs.
Les motifs de la décision à cet égard se trouvent dans les deux considérants de la page 738/59 du Journal officiel, première colonne, le premier de ces considérants justifiant d'une manière générale l'allégement des conditions et le second plus spécialement la suppression du critère de 60000 tonnes.
En analysant ces considérants, on y trouve d'abord deux constatations de fait:
1o La condition exigée a eu pour effet d'exclure de l'accès direct aux comptoirs un nombre relativement élevé de négociants en gros indépendants, d'importance moyenne. En effet, bien qu'il existe des indépendants «importants» et des non-indépendants (c'est-à-dire des négociants liés aux mines) seulement «moyens», c'est l'exception, et il est certain qu'une aggravation des conditions de tonnage favorise proportionnellement les non-indépendants. Cela résulte des documents produits et n'est pas
contesté.
2o La condition des 60000 tonnes a pour effet pratique d'obliger la plupart des négociants désireux d'accéder à la première main à s'inscrire aux trois comptoirs, ceci résultant du fait que dans un grand nombre de cas, et notamment dans certaines zones de vente, seul le charbon de la Ruhr est consommé. Ainsi, la troisième condition (9000 tonnes de vente du charbon du comptoir auquel le négociant veut s'affilier) devient pratiquement sans objet.
Quels effets résultent de ces deux constatations?
a) En ce qui concerne la première (diminution jugée excessive du nombre des indépendants), la Haute Autorité remarque
«qu'avant l'établissement du marché commun, les organisations de vente du bassin de la Ruhr appliquaient un tonnage-limite sensiblement inférieur»
(le mot «sensiblement» est pudique: il suffisait de 6000 tonnes !), et elle en tire la conséquence que
«ce critère (celui des 60000 tonnes) rend l'accès direct aux comptoirs beaucoup plus difficile que ne l'exige l'amélioration visée de la répartition»
(le mot «répartition» s'est apparemment glissé par erreur sous la plume de la Haute Autorité: il faut lire évidemment «distribution»).
Ici le raisonnement est, à notre avis, incomplet: la Haute Autorité ne prétend pas (ce qu'elle aurait peut-être pu faire) que le nouveau critère est sans influence notable sur l'amélioration de la distribution, qu'il ne contribue pas à une telle amélioration; elle affirme seulement que l'amélioration recherchée n'exigeait pas une limitation aussi considérable quant à l'accès direct aux comptoirs, limitation entraînant l'exclusion d'un grand nombre d'indépendants, mais elle ne dit pas pourquoi. En
réalité, la Haute Autorité s'est cantonnée dans le a et le b de l'article 65, paragraphe 2, alors qu'elle devait se livrer à un examen de la question par rapport aux dispositions du c, c'est-à-dire comparer les avantages résultant de l'amélioration dans la distribution (puisqu'elle n'en contestait pas l'existence) avec les inconvénients que le nouveau critère entraînait quant à la concurrence. La réduction du nombre des indépendants ne s'oppose pas par elle-même à une amélioration de la
distribution: peut-être même est-ce le contraire. En revanche, elle a des effets certains quant à la restriction de la concurrence et à la position dominante qu'elle favorise de la part des entreprises sur le terrain commercial.
Cette idée, il est vrai, est exprimée, sur un plan très général, à la fin du dernier considérant de la page 737, qui se termine en haut de la page 738, première colonne, lorsqu'il est dit que l'expérience acquise a
«démontré que les critères quantitatifs appliqués jusqu'à présent par les comptoirs de vente avaient sur le plan commercial des effets plus restrictifs que ne l'exige l'amélioration de la répartition»
(ici encore le mot répartition est substitué au mot distribution !). Mais cette affirmation, qui est capitale, devait être reprise et justifiée à propos du critère des 60000 tonnes.
b) En revanche, la deuxième constatation (obligation pour la plupart des négociants de première main de s'affilier aux trois comptoirs) donne lieu à une déduction motivée pertinemment et qui justifie de manière décisive la suppression du critère: ce critère, dit la Haute Autorité
«conduit par ailleurs à restreindre l'indépendance des comptoirs de vente».
En effet, l'indépendance des comptoirs, qui devaient notamment «développer une politique de vente indépendante», a été l'une des conditions essentielles mises par la Haute Autorité au principe même de l'autorisation du cartel de vente des mines de la Ruhr. La Cour a pris acte de cette nécessité dans l'arrêt Geitling, 2-56, Recueil, III, p. 43, premier alinéa, et notre collègue Roemer y a insisté dans ses conclusions (id., p. 76). Or, il est évident qu'un système par l'effet duquel la plupart des
négociants de première main sont et même doivent être affiliés aux trois comptoirs ruine par avance toute possibilité pour chacun des comptoirs de développer une politique indépendante: ils sont représentés dans chaque zone par les mêmes agents! Comment chacun de ceux-ci peut-il avoir intérêt à favoriser l'écoulement des produits d'un comptoir plutôt que d'un autre?
Il est vrai, et les requérants ne manquent pas de le faire remarquer, qu'il ne s'agit pas là d'un changement dans la situation économique survenu depuis la première décision qui avait approuvé la condition, et même une condition plus sévère, puisque le tonnage minimum était de 75000 tonnes. Il est vrai aussi qu'il n'était guère besoin d'une «expérience» de plusieurs années pour découvrir un effet qu'une simple multiplication (trois fois neuf ne faisant jamais que 27) aurait pu suffire à faire
prévoir avec certitude, alors que la Haute Autorité ne pouvait évidemment ignorer le quasi-monopole dont jouit le charbon de la Ruhr dans une grande partie de la Communauté, notamment en Allemagne, du seul fait des conditions naturelles. Mais l'erreur ainsi commise, d'ailleurs formellement reconnue par la Haute Autorité, ne rendait que plus nécessaire sa réparation lors d'une autorisation ultérieure; l'article 65, paragraphe 2, quatrième alinéa, lui aurait même permis de révoquer l'autorisation
avant terme, dès lors qu'elle aurait reconnu que
«les conséquences effectives de l'accord ou de son application (étaient) contraires aux conditions requises pour son approbation».
La suppression de la première condition est donc non seulement suffisamment motivée, mais légalement justifiée au regard de l'article 65 dans le cadre même de l'autorisation de vente en commun accordée.
B — DEUXIÈME CONDITION: VENTE D'UN TONNAGE MINIMUM DE CHARBON DE LA COMMUNAUTÉ DANS LA ZONE DE VENTE
Cette condition a été maintenue, mais le tonnage-limite réduit de 30000 à 20000 tonnes.
Sur le terrain de l'insuffisance de motifs, nous pensons qu'il convient d'être plus exigeant pour la justification du critère lui-même que, une fois cette justification apportée, pour la fixation du chiffre choisi comme limite, qui relève essentiellement du pouvoir d'appréciation de la Haute Autorité, appréciation sur laquelle le contrôle de la Cour, comme nous l'avons dit, est nécessairement plus réduit.
La question essentielle est donc de savoir si, dans son principe, ce critère est justifié, étant entendu que la nécessité du troisième critère (réserve faite de son montant) n'est pas contestée.
a) Examen au regard de l'article 65, paragraphe 2, a et b
D'après la décision attaquée (page 738, colonne de droite, premier considérant), le critère en cause
«a pour objet de délimiter l'ampleur de l'activité d'un négociant en gros de première main; les comptoirs de vente peuvent exiger d'un négociant en gros de première main que son écoulement comprenne un large éventail de catégories et sortes; il est nécessaire à cet effet que l'écoulement du charbon du négociant en gros atteigne au total une quantité déterminée; en outre ce critère est de nature à établir une délimitation entre les négociants en gros de première main et les négociants de détail
importants, qui remplissent une autre fonction dans la distribution».
Deux raisons sont donc données: 1) nécessité pour le grossiste de première main de présenter une «ampleur» suffisante, en disposant d'un «large éventail de catégories et de sortes»; 2) nécessité de le distinguer du détaillant.
Sur le premier point, la Haute Autorité a longuement insisté, tant dans les mémoires que dans sa réponse aux questions posées par la Cour dans l'affaire Nold, et les comptoirs, de leur côté, y ont consacré d'amples développements. A la nécessité de l'éventail des catégories et sortes, on a ajouté celle de la surface financière, des possibilités de stockage, d'une clientèle étendue, toutes conditions qui seraient indispensables au commerçant en gros de première main pour remplir le rôle qu'on attend
de lui dans la distribution. En outre, les comptoirs font valoir qu'une bonne organisation commerciale exige qu'ils n'aient à approvisionner directement qu'un nombre relativement faible de négociants, sous peine d'alourdir inutilement l'appareil de distribution.
Messieurs, nous avouons très franchement n'avoir pas été convaincu par toutes ces explications, si bien présentées et si abondamment développées qu'elles soient.
Nous comprenons très bien la nécessité pour les entreprises minières de se décharger sur un organisme commun du souci de l'écoulement, qui, sinon, les contraindrait individuellement à monter et à entretenir un service commercial propre à chacune d'elles: une rationalisation s'impose à cet égard, et c'est ce qui justifie le principe de la création des organismes de vente en commun, dont l'existence est d'ailleurs traditionnelle dans la Ruhr et dont la légitimité n'est au surplus pas contestée. Nous
comprenons aussi que cette nécessité ait été considérée comme l'emportant sur les inconvénients des restrictions à la concurrence qui résultent d'une telle organisation.
Nous comprenons aussi, au moins dans leur principe, les conditions exigées pour permettre l'accès direct aux mines de certains utilisateurs (ceux justifiant d'un gros tonnage, les ventes dites «locales», etc.), encore que, ne l'oublions pas, elles fassent échapper au commerce la plus grosse partie du charbon extrait dans la Ruhr.
Nous comprenons enfin la distinction entre le commerce de gros et le commerce de détail, qui répond à la nature des choses.
Mais nous comprenons moins bien la nécessité de faire, à l'intérieur du commerce de gros, une sorte de sous-distinction entre le commerce de gros dit «de première main» et celui dénommé «de deuxième main»: une telle distinction, en effet, n'a pas de sens en soi: la Haute Autorité explique elle-même (réponse à la cinquième question posée par la Cour) que
«dans le négoce en gros — à savoir le négoce en gros de première et deuxième main — il n'existe aucune délimitation en ce qui concerne la clientèle».
Dans ces conditions — et la Haute Autorité le reconnaît encore — la distinction a uniquement pour objet de limiter le nombre des commerçants en gros ayant accès aux comptoirs.
Or, les motifs qui sont invoqués à l'appui d'une telle limitation (nécessité d'un large éventail de catégories et sortes, surface financière, etc.) concernent les critères qui sont ceux-là mêmes qui distinguent normalement les commerçants en gros des détaillants: il suffit pour s'en convaincre de se reporter au paragraphe 3 de l'article 6 de la décision attaquée, dont la légalité n'est pas contestée, ni par les comptoirs, ni par Nold, et qui est d'ailleurs reproduit des décisions antérieures:
«Le négociant, est-il dit dans ce texte (il s'agit du négociant qui sollicite son admission à l'approvisionnement direct), doit remplir les conditions habituellement requises d'un négociant en gros (par exemple, solvabilité, cautionnement suffisant, établissement situé dans la zone de vente, possibilités de stockage, connaissance du marché et des produits, clientèle étendue, large éventail des catégories et sortes écoulées ).»
Et le texte précise ensuite la portée de la condition relative au stockage, qui paraît correspondre fort exactement aux exigences limitées à cet égard dont il a été question lors des débats, le charbon étant en principe livré directement à l'utilisateur ou au détaillant.
Que faut-il donc de plus?
Dans ces conditions, les nécessités de la «rationalisation» semblent se réduire à l'avantage que les comptoirs ont à traiter avec un nombre aussi réduit que possible de grossistes: c'est bien peu de chose au regard de la restriction qui est imposée, alors que les comptoirs sont déjà créés pour décharger les mines de tout souci d'organisation commerciale et que c'est leur fonction propre d'approvisionner les grossistes.
Au surplus, la crainte de voir augmenter exagérément le nombre des grossistes de première main n'apparaît pas fondée en fait, puisque l'expérience récente a montré que, depuis l'abaissement des critères, une partie seulement des grossistes remplissant les nouvelles conditions et qui ne les remplissaient pas jusque là ont demandé leur affiliation comme grossistes de première main. Cela prouverait, selon la Haute Autorité, que la limite de 20000 tonnes est raisonnable et correspond aussi
approximativement que possible à celle qui distingue en fait le grossiste de première main de celui de deuxième main. Mais pourquoi fixer par voie d'autorité une limite qui, nous l'avons vu, ne correspond pas à une nécessité commerciale? Le phénomène constaté par la Haute Autorité montre au contraire que la liberté est sans doute le meilleur régulateur en l'espèce, car, si les comptoirs sont en droit d'exiger de leurs négociants directement approvisionnés les qualités normales d'un grossiste (et
nous avons vu qu'à cet égard il a été satisfait à leur demande), aucun grossiste n'est tenu de demander son affiliation. Il peut préférer se borner à satisfaire les besoins de sa clientèle, en étant rémunéré au moyen d'une partie de la commission que lui abandonne le grossiste de première main, ainsi qu'on nous l'a expliqué.
Quant à la prétendue nécessité de fixer une limite qui corresponde au tonnage maximum que peut atteindre le commerce de détail, nous la comprenons encore moins, puisque, quel que soit son chiffre d'affaires ou son tonnage annuellement vendu, le détaillant ne pourra jamais prétendre à l'approvisionnement direct.
Rappelons, enfin, qu'avant l'institution du marché commun, on se contentait(sauf en Allemagne du Sud où existait un régime spécial) d'une condition de 6000 tonnes de vente de charbon de la Ruhr, limite qui est maintenant 6000 tonnes de charbon du comptoir dans la zone de vente.
En résumé, il ne nous paraît pas établi que la fixation d'une limite inférieure de tonnage de charbon de la Communauté vendue annuellement dans la zone de vente, s'ajoutant aux conditions normalement exigées d'un grossiste, soit de nature à «améliorer notablement» la distribution. A cet égard déjà la décision attaquée ne nous semble pas légalement justifiée.
b) Examen au regard de l'article 65, paragraphe 2, c
Mais nous pensons qu'elle ne l'est pas non plus à deux autres points de vue, d'ailleurs d'importance inégale.
1. Le premier concerne la limitation que le critère peut avoir sur l'indépendance des comptoirs, cette «politique indépendante» qu'ils devaient développer ainsi que nous l'avons déjà rappelé à l'occasion de l'examen du premier critère. En effet, bien que ce premier critère (les 60000 tonnes) ait été supprimé, le troisième a été réduit de 9000 à 6000 tonnes, si bien que le deuxième dont il s'agit maintenant, quoique ayant été réduit lui-aussi (de 30000 à 20000 tonnes), se trouve encore un peu plus de
trois fois plus important que le troisième. Autrement dit, si le négociant ne disposait que de charbon provenant des mines affiliées aux comptoirs, il lui faudrait encore pratiquement s'inscrire à chacun d'eux pour remplir la condition (trois fois six = 18 et il faut 20000 tonnes). En fait, il est vrai, il n'en est pas toujours ainsi, parce que, dans le tonnage de 20000 tonnes peuvent être inclus d'autres produits que la houille, notamment le lignite et le coke de gaz, et le tableau produit en
annexe II par la Haute Autorité en réponse à l'une des questions posées montre qu'une proportion notable des négociants nouvellement inscrits en première main n'ont demandé leur inscription qu'auprès d'un seul comptoir, bien que ne justifiant que d'un tonnage souvent très inférieur à 20000 tonnes de vente du charbon de ce comptoir: ils remplissaient cependant la condition des 20000 tonnes grâce au lignite ou au coke de gaz.
Néanmoins, bien que moins restrictive que la condition précédente, la condition des 20000 tonnes présente encore, quoique à un moindre degré, l'inconvénient relevé, comme l'admet d'ailleurs la Haute Autorité (mémoire en duplique dans l'affaire Nold, no 25): il est sûr qu'un certain nombre de négociants se verraient encore contraints d'écouler du charbon de deux ou même des trois comptoirs pour pouvoir s'inscrire auprès de l'un d'eux. D'ailleurs, on ne voit pas pourquoi le fait de vendre du
lignite et du coke de gaz, c'est-à-dire des produits ne provenant pas des comptoirs, est de nature à améliorer les conditions de distribution des produits de ce comptoir.
L'argument conserve donc une valeur juridique certaine, puisque, dans le cadre du système auquel la Haute Autorité a donné sa première autorisation (décisions 5 à 7-56), cadre qui est toujours celui où se situe la décision attaquée, l'indépendance des comptoirs était une condition substantielle de l'autorisation de la vente en commun elle-même. Donc, toute restriction susceptible d'y porter atteinte doit en principe être interdite; c'est la raison même que nous avons considérée comme justifiant
légalement la suppression du critère de 60000 tonnes.
2. Toutefois, il faut bien reconnaître que, en fait, ces considérations ont perdu toute actualité, puisque aussi bien il est avéré aujourd'hui que la «politique de vente indépendante» des comptoirs n'a jamais existé, comme la Haute Autorité l'a formellement reconnu dans les motifs de sa décision 17-59, et qu'il est douteux que l'adjonction de quelques nouveaux négociants de première main puisse avoir subitement pour effet de la promouvoir.
C'est pourquoi il nous paraît opportun d'aborder un autre point, qui touche, quant à lui, directement au cœur du problème. Le moyen est d'ailleurs expressément soulevé par le recours Nold (requête, paragraphe 3, c, sous l'angle du défaut de motifs, et paragraphe f, in fine, sous l'angle de la violation du traité). Il est développé dans la réplique, paragraphe 9. Il s'agit de savoir si la décision attaquée est justifiée au regard du c du paragraphe 2 de l'article 65, question qui, nous l'avons vu,
est essentielle pour l'exercice correct du pouvoir d'autorisation. L'accord, même s'il réalise les conditions exigées par les alinéas a et b, ne doit pas être susceptible de donner aux entreprises intéressées une position dominante leur permettant, notamment, de contrôler ou limiter la production ou les débouchés des produits en cause. Cette nécessité a d'ailleurs été reconnue par la Haute Autorité dans la décision attaquée (p. 739, 1re colonne, en haut).
Or, l'existence d'une réglementation commerciale adéquate est la contrepartie nécessaire de l'autorisation du cartel de vente des producteurs. C'est ce que soulignait notre collègue Roemer dans ses conclusions sur l'affaire Nold 18-57, dans les termes suivants:
«Mais, si on part de l'idée que le principe de la vente en commun du charbon de la Ruhr par trois comptoirs de vente est légitime (nous n'avons aucune raison d'examiner davantage cette question dans cette affaire), il en résulte cette exigence inévitable que la vente doit être réglementée de telle sorte que les comptoirs de vente ne puissent prendre des mesures arbitraires. En d'autres termes, en introduisant la réglementation commerciale on ne prévoyait pas seulement la poursuite des anciennes
pratiques de la vente du charbon: elle était indispensable pour une bonne organisation du marché du charbon, car, en l'absence d'une telle réglementation, les comptoirs de vente auraient été libres de fixer arbitrairement leurs conditions de vente.»
Pour qu'il en soit ainsi, il est de toute nécessité que le négoce soit entre les mains de commerçants indépendants des comptoirs, au moins dans une large mesure: sinon les entreprises, qui ont déjà, du fait de l'existence du cartel de vente, le pouvoir d'organiser la production et de peser sur les prix (sinon de les «déterminer», ce qui est interdit), contrôleraient en outre les débouchés par l'intermédiaire des négociants qui leur sont liés.
La Haute Autorité est d'ailleurs parfaitement consciente de ce danger. Nous lisons, par exemple, au paragraphe 26 du mémoire en défense aux recours des comptoirs le passage suivant, particulièrement significatif:
«Les requérants considèrent comme nécessaire de protéger les grandes entreprises commerciales, qui occupent de toute manière une forte position sur le marché charbonnier en raison de leur chiffre d'affaires important et de leur puissance financière, contre les entreprises du négoce en gros de moyenne importance et ce, en excluant ces dernières de l'approvisionnement direct. Si l'on songe que les grandes sociétés commerciales sont, pour la plupart, des sociétés liées aux mines, il devient clair
qu'on plaide en faveur des intérêts des sociétés minières. Les sociétés minières du bassin de la Ruhr groupées dans trois comptoirs de vente voudraient concentrer les ventes réalisées par l'intermédiaire du négoce sur les grandes sociétés commerciales qui leur sont proches et ainsi consolider sans borne leur influence, de toute manière déjà forte, sur le marché, au premier stade de la distribution également» ( 2 )
La question, dans ces conditions, est de savoir ce qu'il faut penser de l'affirmation contenue dans le considérant de la décision attaquée auquel nous venons de faire allusion (p. 738, in fine, et 739):
«… qu'eu égard au nombre de négociants en gros admis à l'approvisionnement direct, ni les sociétés minières, ni certains négociants en gros n'ont ainsi la possibilité, pour une part importante des combustibles, de contrôler et de limiter l'écoulement».
Tout d'abord, il n'est ici question que du nombre des négociants en gros, ce qui est insuffisant, car ce qui importe bien davantage c'est le nombre des négociants indépendants. D'autre part, le nombre ne suffit pas: ce qui compte encore plus, c'est l'importance relative des tonnages traités par le commerce indépendant et par le commerce lié aux mines: sur ces deux points capitaux, la décision ne contient aucune indication. Elle est donc entachée d'une insuffisance de motifs manifeste au regard de
l'article 65, paragraphe 2, c.
Mais nous pensons, ici encore, qu'il ne s'agit pas seulement d'une insuffisance de motifs formelle, mais qu'en l'état des constatations faites par la Haute Autorité elle-même et de la documentation recueillie par la Cour l'on doit admettre que la décision attaquée n'est pas légalement justifiée au regard de l'article 65.
Les principaux éléments dont nous disposons sont les suivants; ils concernent la situation depuis l'application de la décision attaquée et compte tenu de la rectification apportée à la suite de l'erreur reconnue — fort loyalement du reste — par la Haute Autorité au sujet du classement d'un très important négociant non allemand:
1o En ce qui touche le nombre des indépendants, il s'élève, d'après la Haute Autorité, à 205 contre 181 négociants liés aux mines, soit une proportion de 53 % en faveur des premiers. A l'audience, ces chiffres ont été légèrement rectifiés: 204 indépendants contre 175 rattachés aux mines, le total ne concordant pas tout à fait. Notons qu'il s'agit là nécessairement d'une approximation, mais, dans son mémoire en défense aux recours des comptoirs (§ 14), la Haute Autorité déclare:
«en l'occurrence, il n'est fait état que des entreprises pour lesquelles les liens avec Us mines sont prouvés de manière irréfutable».
2o En ce qui concerne le tonnage respectivement vendu par chacune des deux catégories, le pourcentage des livraisons aux négociants indépendants est de 43 %, contre 57 % de livraisons aux non indépendants. (Sous le régime des décisions antérieures, les pourcentages étaient respectivement de 39 % et 61 %.) A l'audience, le défenseur de la Haute Autorité a même déclaré:
«deux tiers de l'écoulement passent par le truchement des entreprises de négoce liées aux mines».
3o Les négociants non allemands indépendants écoulent 375000 tonnes de charbon de la Ruhr, tandis que les négociants non allemands liés aux mines écoulent 1160000 tonnes environ.
Messieurs, suivant l'expression consacrée, ces chiffres parlent d'eux-mêmes. Il en résulte non seulement que la plus grosse part du tonnage est écoulée par le négoce lié aux mines, mais que les négociants liés aux mines sont, en moyenne, plus «gros» que les indépendants. Il en résulte aussi que l'accès direct aux comptoirs, dans la mesure déjà faible où il s'exerce par le canal de négociants non allemands, est pour plus des trois quarts aux mains de négociants liés aux mines, dont l'un est au
surplus particulièrement important, puisqu'il écoule à lui seul 1102000 tonnes!
Si l'on tient compte, en outre, de ce que, comme nous l'avons déjà rappelé, la part de la production de la Ruhr écoulée par les soins du négoce est sensiblement moins importante que la part qui échappe au négoce, et sans même faire état du fait que l'industrie minière est en grande partie contrôlée par l'industrie sidérurgique, en même temps que d'importants liens existent entre les entreprises minières elles-mêmes, il apparaît avec évidence que, contrairement à ce qu'affirme la décision
attaquée, les sociétés minières sont en mesure de contrôler et de limiter l'écoulement d'une part importante des combustibles qu'elles produisent: ainsi la décision n'est pas légalement justifiée au regard de l'application du paragraphe 2, c, de l'article 65. Elle ne l'est pas non plus au regard de l'article 3, b, du traité d'après lequel les institutions de la Communauté doivent assurer à tous les utilisateurs du marché commun placés dans des conditions comparables un égal accès aux sources de
production.
La Haute Autorité prétend, il est vrai, qu'elle n'a pas le pouvoir d'imposer aux sociétés des modifications dans la structure de leurs entreprises. C'est parfaitement exact, de même que, comme la Cour l'a déclaré dans l'arrêt 2-56 (t. III, p. 43),
«la Haute Autorité n'était pas tenue de modifier le contenu d'un accord qui lui était présenté, en vue de le rendre susceptible d'autorisation».
Mais la Haute Autorité est en droit de subordonner son autorisation à des conditions déterminées (art. 65, § 2, al. 3); elle a, d'ailleurs, fréquemment usé de ce droit. S'il apparaît que l'indépendance du négoce est une condition nécessaire de toute autorisation, il lui appartient de l'exiger, sauf à déterminer dans le détail selon quelles modalités cette condition peut être remplie eu égard à son objet, qui est d'empêcher l'entente autorisée d'acquérir, par le biais d'un négoce étroitement lié
aux producteurs, une position telle qu'elle soit en mesure de contrôler les débouchés. Si les intéressés acceptent ces conditions, il leur appartient de les imposer à leurs acheteurs, la situation étant alors assez voisine de celle qui est prévue à l'article 63. S'ils ne les acceptent pas, il n'est alors d'autre ressource à la Haute Autorité que de refuser l'autorisation.
Ajoutons, en terminant, que si nous avons cru devoir insister autant sur cette question de l'indépendance du négoce, c'est parce qu'elle nous paraît être une des conditions essentielles de toute autorisation, surtout dans le cas où (ce que nous n'avons pas à juger aujourd'hui) la légalité d'un cartel unique viendrait à être admise en raison de la crise: l'indépendance du négoce s'impose tout autant en cas de crise qu'en cas de pénurie.
C — TROISIÈME CONDITION: VENTE D'UN TONNAGE MINIMUM DE 6000 TONNES DE CHARBON DU COMPTOIR
Il n'y a que peu de chose à dire sur ce point. Le principe de cette condition n'est pas contesté. Quant à son montant, il paraît raisonnablement fixé, puisque le chiffre de 6000 tonnes était celui exigé autrefois, avant l'institution du marché commun. Nold prétend qu'il devrait être réduit à 4000 ou 5000 tonnes pour tenir compte de la crise actuelle et de la mévente du charbon, mais cet argument n'est pas déterminant, car la suppression des deux autres conditions peut justifier, dans une certaine
mesure, une augmentation du tonnage-limite, dans l'intérêt d'une meilleure distribution, ce qui peut être de nature à justifier, en fin de compte, le maintien du chiffre actuel. Nous sommes ici dans un domaine d'appréciation qui échappe en principe au contrôle de la Cour.
Toutefois, si vous adoptez notre manière de voir sur les autres points, et notamment sur la nécessité de faire porter l'effort principal sur l'indépendance du négoce, il est possible d'envisager que la question change d'aspect. En effet, si, comme nous le croyons, la réalisation effective de l'indépendance du négoce est la condition essentielle de toute autorisation, il sera peut-être possible, une fois cette condition réalisée, d'être plus hardi dans les mesures de rationalisation destinées à
améliorer la distribution. Si l'on supposait, par exemple, que tous les négociants en gros ayant accès direct aux comptoirs sont tous et entièrement dégagés de tout lien quelconque avec les sociétés minières (hypothèse extrême sans doute), il n'y aurait plus alors que des avantages à réduire le nombre de ces négociants, dans une mesure raisonnable bien entendu et compte tenu des dispositions de l'article 65, a et b.
C'est pourquoi nous pensons qu'il convient d'annuler la décision également sur ce point.
V — CONCLUSIONS FINALES
Pour conclure, nous sommes quelque peu embarrassé. En effet, étant donné que la Cour n'a pas ordonné la jonction et qu'il est peu probable qu'elle envisage de statuer par un seul arrêt, tout dépend de l'ordre dans lequel les deux arrêts seront rendus.
Nous devons, toutefois, présumer qu'ils seront rendus dans l'ordre d'ancienneté des recours, c'est-à-dire d'abord sur les recours des comptoirs. Dans ce cas, ces recours doivent être rejetés, car les moyens et les arguments sur lesquels nous nous sommes fondé pour aboutir à l'annulation sont en opposition directe avec la thèse des comptoirs, n'ont pas été soulevés par eux et ne pourraient sans doute pas l'être d'office. Il y a lieu seulement de remarquer, mais sans que cette remarque puisse avoir de
conséquences juridiques sur le dispositif de l'arrêt, que l'annulation prononcée ensuite sur le recours Nold est, sur un point, susceptible de profiter éventuellement aux comptoirs, au cas où, moyennant les conditions que nous avons jugées nécessaires, la limite inférieure de 6000 tonnes, justifiée dans son principe, viendrait à être relevée.
Nous concluons:
1o Sur les recours 36, 37 et 38-59 formés par les comptoirs et les sociétés qui leur sont affiliées:
— au rejet desdits recours,
— et à ce que les dépens soient supportés par les requérants;
2o Sur le recours 40-59 formé par l'entreprise Nold:
— à l'annulation de l'article 6, paragraphes 1 et 2, de la décision 17-59 telle qu'elle a été modifiée par la décision attaquée,
— et à ce que les dépens soient mis à la charge de la Haute Autorité.
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( 1 ) Journal officiel de la République française, édition des documents administratifs, 1960, p. 9.
( 2 ) Les passages soulignés le sont dans le texte.