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10/05/1962 | CJUE | N°18-60

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 10 mai 1962., Louis Worms contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 10/05/1962, 18-60


Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

10 mai 1962

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La présente requête, formée par M. Worms, négociant en ferraille à La Haye, tend à obtenir, sur la base de l'article 40 du traité, réparation du préjudice qu'il prétend avoir subi du fait d'une faute de service de la Haute Autorité.

Cette action se fonde sur le comportement à son égard aussi bien de l'Office commun des consommateurs de ferraille, considéré comme organe de la Haute Autorité, que de la Haute Autorité e

lle-même, chargée comme autorité publique du contrôle des activités de l'Office et de l'application...

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

10 mai 1962

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La présente requête, formée par M. Worms, négociant en ferraille à La Haye, tend à obtenir, sur la base de l'article 40 du traité, réparation du préjudice qu'il prétend avoir subi du fait d'une faute de service de la Haute Autorité.

Cette action se fonde sur le comportement à son égard aussi bien de l'Office commun des consommateurs de ferraille, considéré comme organe de la Haute Autorité, que de la Haute Autorité elle-même, chargée comme autorité publique du contrôle des activités de l'Office et de l'application de l'article 65.

A l'Office, le requérant reproche d'avoir systématiquement refusé de conclure des affaires avec lui, toutes ses offres étant déclinées, sans motifs pendant un certain temps, puis sous divers prétextes par la suite.

A la Haute Autorité, il fait grief: 1o d'avoir omis d'user de ses pouvoirs sur l'O.C.C.F. en vue d'obtenir qu'il puisse travailler; 2o de ne pas être intervenue pour rompre le boycott dont il était victime de la part des négociants en ferraille aux Pays-Bas; 3o de n'avoir pas agi avec détermination pour liquider l'affaire des fraudes de ferraille et poursuivre les coupables.

A — En ce qui concerne l'Office,

la responsabilité propre de cet organisme, société belge de droit privé, ne peut bien entendu être mise en cause devant notre Cour. Seule peut l'être la responsabilité de la Haute Autorité, substituée de plein droit à celle de l'Office pour ce qui touche au fonctionnement du mécanisme de péréquation conformément à votre jurisprudence.

Mais, Messieurs, cette jurisprudence, qui considère les organismes dits de Bruxelles comme des organes de la Haute Autorité et va jusqu'à assimiler leurs actes à des actes émanant de la Haute Autorité elle-même, ne vise évidemment que l'activité de service public à laquelle ils se livrent. Jamais jusqu'à présent vous n'avez étendu cette jurisprudence à leur activité proprement commerciale, et nous ne pensons pas qu'il soit possible de le faire. Or, si l'on se réfère, par exemple, à la décision
no 2-57, en vigueur au moment des faits litigieux, on voit clairement la répartition des compétences entre les deux organismes: la Caisse, qui «est l'organe exécutif du mécanisme financier établi par la présente décision» (art. 12) et qui est composée des dirigeants de l'industrie sidérurgique de la Communauté, est seule compétente pour prendre toutes les décisions requises pour assurer le fonctionnement du mécanisme: fixation des tonnages à prendre en charge pour la péréquation, fixation des
conditions auxquelles est subordonné le bénéfice de la péréquation, fixation du prix de péréquation, du taux de base des contributions, etc. (art. 11, § 1). Sur tous ces points, l'Office ne fait que des propositions à la Caisse.

En revanche, l'Office, composé d'une grande partie des entreprises utilisatrices de ferraille, «est compétent pour négocier les achats pour le compte commun» (art. 11, § 2) et (art. 11, § 3), «dans la mesure nécessaire pour l'approvisionnement régulier du marché commun, l'Office commun peut également conclure directement des contrats d'achat et d'affrètement pour le compte des consommateurs à désigner ultérieurement». Ici, l'Office a des pouvoirs propres, mais ils sont de nature commerciale; il ne
s'agit plus d'une activité de service public, du moins dans la mesure où elle ne concerne pas le fonctionnement du mécanisme de péréquation (comme c'était le cas dans l'affaire Mannesmann et autres: arrêt du 4 avril 1960). Dans cette mesure, les litiges relatifs à une telle activité relèvent des juridictions de droit commun et, en ce domaine, la responsabilité administrative de la Haute Autorité n'est pas substituée de plein droit à la responsabilité propre de l'Office agissant comme mandataire
légal pour la négociation d'achats pour le compte commun et, a fortiori, comme acheteur direct. Or, les rapports commerciaux que le requérant a tenté d'établir avec l'Office, en lui faisant des offres de ferraille, sont de même nature que ceux qu'il a cherché à établir avec des entreprises utilisatrices: il s'agit là de rapports de pur droit privé.

B — Griefs dirigés contre la Haute Autorité

Nous écarterons tout de suite le premier et le troisième de ces griefs: le premier (la Haute Autorité a omis d'user de ses pouvoirs sur l'O.C.C.F. en vue d'obtenir que Worms puisse travailler) parce que la Haute Autorité n'avait évidemment pas un tel pouvoir, et le troisième (n'avoir pas agi avec détermination pour liquider l'affaire des fraudes et poursuivre les coupables) parce que ce sont les entreprises utilisatrices de ferraille, redevables du prélèvement de péréquation, qui sont les victimes
des fraudes et non le requérant.

Reste le deuxième grief, qui est le grief essentiel, celui tiré du boycott dont le requérant prétend avoir été victime de la part tant de l'O.C.C.F. que des négociants néerlandais. La responsabilité propre de la Haute Autorité à cet égard consisterait à n'avoir pas usé de ses pouvoirs pour rompre ce boycott.

La question nous paraît ainsi bien posée. En effet, il est tout à fait certain que, si le requérant possède une action contre les auteurs du prétendu boycott, y compris l'O.C.C.F, cette action ne peut être mise en jeu que devant les tribunaux nationaux. Il existe en cette matière une jurisprudence plus ou moins abondante aussi bien dans les pays de la Communauté que dans les pays tiers. Elle est, à vrai dire, plus particulièrement développée dans des pays où n'existe pas de législation anti-cartel,
comme la Suisse. C'est ainsi que le tribunal fédéral en est venu à élaborer une jurisprudence qui peut se résumer dans la formule suivante, qu'on retrouve dans plusieurs arrêts :

«Le boycottage est, dans la vie économique, un moyen de lutte admissible en soi; il devient inadmissible lorsque le but visé ou les moyens utilisés sont illicites ou contraires aux mœurs ou lorsqu'il existe entre l'avantage recherché par les boycotteurs et le dommage causé à la personne atteinte une disproportion évidente ( 1 )».

En ce qui concerne le but,

«il est évidemment illicite, s'il vise à satisfaire un désir de vengeance, un sentiment de jalousie, sans aucune utilité pour les boycottants» ( 2 ).

Dans les pays où existe une législation anti-cartel, le boycott est normalement interdit dans la mesure où il constitue une atteinte aux conditions de la concurrence. C'est le cas, par exemple, en Allemagne, en vertu du paragraphe 26, alinéa 1, de la loi contre les restrictions à la concurrence. Mais, dans ces pays, l'application de la législation spéciale se combine avec le droit commun, lequel peut permettre de réprimer des faits de boycott qui ne seraient pas atteints par la loi anti-cartel.
C'est ainsi que, toujours en Allemagne, le paragraphe 823, alinéa 1, du code civil, qui est le fondement de la responsabilité quasi délictuelle,

«joue un rôle important dans les cas où les conditions strictes du paragraphe 26, alinéa 1, de la loi contre les restrictions à la concurrence ne sont pas remplies» (Commentaire de Müller, Henneberg, Schwartz, 1958, p. 569).

Mais, bien entendu, qu'il s'agisse d'un boycott interdit par la législation anti-cartel ou d'un boycott illégitime en soi d'après le droit commun, une action est toujours ouverte devant les tribunaux au profit de la victime.

Dans l'espèce, nous sommes en présence d'une législation anti-cartel, celle de la Communauté, qui est contenue à l'article 65. La violation de cette législation, qui s'incorpore au droit interne de chaque État membre, peut être invoquée devant les tribunaux nationaux en tant que le boycott dont la victime se plaint émanerait d'une entente interdite ou méconnaîtrait les conditions d'une entente autorisée, sous la seule réserve qu'une contestation éventuelle sur la légalité de l'entente au regard du
traité devrait être tranchée préjudiciellement par la Haute Autorité et au besoin par la Cour (art. 65, § 4). Mais, pour le surplus, le droit commun demeure applicable: aux Pays-Bas, c'est l'article 1401 du Code civil, qui correspond à l'article 1382 des codes civils français et belge (voir en ce sens Molengraaff, «Leidraad Nederlands Handelsrecht», 1953, p. 145 et 151; voir aussi Dorhout Mees, «Kort Begrip van het Nederlands Handelsrecht», 3e édition, 1961, nos 472 et 473). Tel est le vrai procès
qui aurait pu être engagé par M. Worms contre les auteurs du boycott.

En revanche, contre la Haute Autorité — et le requérant l'a parfaitement compris —, il ne peut être question que d'une faute résultant de la négligence dont cette institution aurait fait preuve dans l'exercice de ses pouvoirs à l'encontre des auteurs du boycott.

Mais de quels pouvoirs s'agit-il? De ceux que la Haute Autorité tient de l'article 65, et qui doivent s'exercer notamment dans le cadre de l'article 53 sur les mécanismes financiers: l'article 53 contient d'ailleurs un renvoi exprès à l'article 65.

Or, nous ne pensons pas que l'article 65 fût applicable en l'espèce. En effet, cette disposition vise les ententes

«qui tendraient, sur le marché commun, directement ou indirectement à empêcher, restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence».

Il s'agit donc des atteintes à la concurrence sur le marché, qui ont pour objet, notamment, comme le dit l'article 65 lui-même, de fixer ou déterminer les prix, de restreindre ou contrôler la production, le développement technique ou les investissements, ou de répartir les marchés, produits, clients ou sources d'approvisionnement.

Or, le boycott invoqué par M. Worms, aux dires mêmes du requérant, aurait eu pour cause la dénonciation faite par lui le 28 novembre 1957 des fraudes de ferraille aux autorités néerlandaises. Ce boycott consisterait d'ailleurs, de la part de diverses entreprises et de l'O.C.C.F., non pas dans la rupture de relations commerciales existantes, mais dans le fait de refuser systématiquement de nouer des relations avec lui à la suite de son congédiement par la Hansa pour le compte de laquelle il
travaillait depuis le1er janvier 1956, congédiement n'ayant lui-même d'autre cause que la dénonciation. Si ces faits étaient prouvés, c'est-à-dire d'une part l'existence même du boycott et, d'autre part, la relation de cause à effet entre la dénonciation et le boycott, on se trouverait sans doute en présence d'un exemple caractérisé de boycott «illégitime» sur le terrain du droit commun; en revanche, ce cas, essentiellement subjectif, nous paraît échapper à l'application de l'article 65 et la Haute
Autorité, comme autorité publique, n'avait pas à entrer dans ces considérations.

Elle n'aurait pu et dû intervenir que s'il lui était apparu, objectivement, que les agissements dont le requérant se plaint étaient de nature à fausser le jeu normal de la concurrence sur le marché. Or, rien ne permettait a priori de le supposer.

Une toute autre question est de savoir si la Haute Autorité a fait preuve de toute la diligence nécessaire pour briser le cartel conclu par les négociants de ferraille reconnus par les entreprises sidérurgiques aux Pays-Bas comme leurs fournisseurs directs. Ce cartel a demandé l'autorisation prévue à l'article 65, paragraphe 2, le 26 avril 1954 et sa demande n'a été rejetée que le 2 juin 1960 («Journal officiel» du 24 juin) ; pendant toute cette période, il a pu fonctionner légalement sous le régime
des dispositions transitoires, grâce à la décision no 37-53 du 11 juillet 1953 et à la jurisprudence libérale de la Cour à cet égard, et cette longue période couvre notamment toute celle pendant laquelle le mécanisme de péréquation a fonctionné! Le requérant a fait allusion à ces faits et c'est pourquoi nous en parlons. Son raisonnement consiste à soutenir que, si la Haute Autorité avait fait les diligences voulues et si le cartel n'avait pas existé au moment des faits litigieux, des relations
commerciales normales auraient pu s'établir plus aisément entre le requérant et les acheteurs de ferraille. Il s'agirait donc tout au plus d'un préjudice indirect. On s'éloigne ici du terrain sur lequel le requérant lui-même s'est placé, à savoir l'abstention fautive de la Haute Autorité dans la poursuite du boycott dont il se prétend victime. Or, à cet égard, nous l'avons dit, le cas ne relevait pas à notre avis de l'application de l'article 65 et ne requérait pas une intervention de la Haute
Autorité.

Nous concluons :

— au rejet de la requête,

— et à ce que, sous réserve de l'application des dispositions sur l'assistance judiciaire, le requérant soit condamné aux dépens.

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( 1 ) Rapport général sur le boycottage, présenté par M. Henri Deschenaux, doyen de la faculté de droit de l'université de Fribourg au congrès de l'Association Henri Capitant de juin 1956, T. X., p. 58.

( 2 ) Id., p. 59


Synthèse
Numéro d'arrêt : 18-60
Date de la décision : 10/05/1962
Type de recours : Recours en responsabilité - non fondé

Analyses

Dispositions financières CECA

Sidérurgie - acier au sens large

Ententes et concentrations

Responsabilité non contractuelle

Péréquation de ferrailles

Matières CECA

Pratiques concertées


Parties
Demandeurs : Louis Worms
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Delvaux

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1962:14

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