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25/05/1962 | CJUE | N°19/61

CJUE | CJUE, Conclusions jointes de l'Avocat général Lagrange présentées le 25 mai 1962., Klöckner-Werke AG et Hoesch AG contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 25/05/1962, 19/61


Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

25 mai 1962

(Affaires jointes nos 17 et 20-61 et affaire no 19-61)

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous renoncerons, comme les requérantes elles-mêmes, à tout exposé, même sommaire, de l'histoire du mécanisme de péréquation des ferrailles importées et, en particulier, des contestations auxquelles a donné lieu l'assujettissement à la contribution de péréquation des «ferrailles de groupe». Vos deux arrêts S.N.U.P.A.T. du 17 juillet 1959 et du 22 mars 1961 nous

paraissent avoir tranché la plupart des questions de principe qui se posaient dans ce domaine et c'e...

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

25 mai 1962

(Affaires jointes nos 17 et 20-61 et affaire no 19-61)

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Nous renoncerons, comme les requérantes elles-mêmes, à tout exposé, même sommaire, de l'histoire du mécanisme de péréquation des ferrailles importées et, en particulier, des contestations auxquelles a donné lieu l'assujettissement à la contribution de péréquation des «ferrailles de groupe». Vos deux arrêts S.N.U.P.A.T. du 17 juillet 1959 et du 22 mars 1961 nous paraissent avoir tranché la plupart des questions de principe qui se posaient dans ce domaine et c'est plutôt à une sorte de combat
d'arrière-garde que se livrent dans les présents litiges les sociétés requérantes, faisant d'ailleurs à cet égard montre d'un talent que la difficulté inhérente à ce genre de combat rend particulièrement digne d'hommage.

Avant d'aborder le fond, nous voudrions présenter une remarque sur la recevabilité, encore qu'aucune fin de non-recevoir ne soit opposée par la Haute Autorité.

Chacune des requérantes est un holding, disons une «société mère», qui a sous son contrôle aussi bien les sociétés productrices d'acier et utilisatrices de ferraille que les sociétés transformatrices chez lesquelles la ferraille est récupérée. Or, d'après la thèse de la Haute Autorité, contraire à celle des requérantes, la société mère n'a pas la qualité d'entreprise au sens de l'article 80 pour l'application du mécanisme de péréquation: seule possède cette qualité la société filiale dans les
établissements de laquelle la ferraille est utilisée et elle seule est redevable du prélèvement. Mais alors, la société mère est-elle bien qualifiée pour agir en justice dans ce cas? On peut se poser la question, étant donné que, d'après l'article 33, le recours en annulation n'est ouvert qu'aux entreprises ainsi qu'à leurs associations, les «entreprises, au sens du présent traité», donc notamment de l'article 33, étant définies à l'article 80.

Nous pensons qu'on peut passer outre à l'objection. En effet, même si l'on admet le point de vue défendu par la Haute Autorité au sujet de la notion d'entreprise pour l'application du mécanisme de péréquation (ce que nous aurons à examiner), il n'y a pas contradiction à admettre également qu'une question de principe intéressant l'ensemble du «Konzern» soit traitée administrativement par la société mère et que, celle-ci s'étant adressée à la Haute Autorité et ayant reçu d'elle une réponse valant
décision, elle défère cette décision à la Cour: elle justifie de toute évidence d'un intérêt lui donnant qualité pour former recours, même si les impositions sont dues par les filiales. On peut donc équitablement faire l'effort d'admettre qu'elle est en la circonstance une «entreprise» au sens des articles 80 et 33 combinés, habilitée à agir en justice, comme pourrait le faire par exemple une association d'entreprises.

Au fond, nous nous permettrons de traiter les diverses questions posées dans un ordre logique, plutôt que d'examiner les trois recours l'un après l'autre. En effet, bien que les représentants des requérantes aient, surtout d'ailleurs au cours de la procédure orale, mis l'accent sur des aspects différents, les questions en litige sont dans leur principe les mêmes, sauf certains points particuliers tels que les clauses de propriété. Voici donc l'ordre dans lequel nous examinerons les griefs soulevés:

1o L'imposition des ferrailles litigieuses est-elle contraire aux décisions de base régissant le mécanisme financier?

2o En admettant qu'elle soit conforme à ces décisions, ces dernières ne sont-elles pas illégales comme contraires au traité?

Sous le premier chef, on soutient: 1o que la ferraille en cause n'est pas de la «ferraille d'achat», seule imposable, et ce pour deux raisons: a) il n'existe qu'une seule entreprise, qui est la société mère; b) il n'y a pas achat au sens du droit civil; 2o que l'imposition entraîne une discrimination.

Sous le second chef, celui sur lequel insiste Mannesmann, on soutient également que l'imposition comporte une discrimination par rapport aux entreprises concurrentes dont les établissements sont exploités sous une seule raison sociale: ces dernières entreprises devraient donc être imposées dans les mêmes conditions que les requérantes et, si l'on estime que les décisions de base ne le permettent pas, celles-ci sont illégales.

A — Légalité de l'imposition par rapport aux décisions réglementaires de base

1. LA FERRAILLE EN CAUSE EST-ELLE DE LA FERRAILLE D'ACHAT?

a) La notion d'entreprise

Dans le premier arrêt S.N.U.P.A.T., la Cour, ayant à interpréter la notion de «ferraille d'achat», par opposition avec celle de «ressources propres», a axé tout son raisonnement sur l'idée que c'est la consommation de ferraille, et non la participation au marché de la ferraille, qui donne lieu au prélèvement de péréquation; conséquence, tous les consommateurs sont astreints comme tels au versement des contributions destinées à financer le fonds de péréquation. La non-imposition des ressources
propres apparaît ainsi comme une exception, justifiée d'ailleurs, a estimé la Cour, mais qui doit être interprétée limitativement; elle ne peut être étendue à la ferraille dite «de groupe», laquelle doit être considérée comme de la ferraille d'achat.

Ce premier arrêt admet implicitement que, pour le fonctionnement du mécanisme de péréquation, ou tout au moins pour ce qui concerne la perception du prélèvement, la notion d'entreprise se rattache à la personnalité juridique et non à l'unité économique. Toutefois, le deuxième arrêt S.N.U.P.A.T. le précise de la manière la plus formelle et même la plus générale. C'est ainsi que nous lisons (Recueil, VII, p. 151):

«que la notion d'entreprise au sens du traité s'identifie au concept de personne physique ou morale, étant donné que le traité fait essentiellement appel à cette notion pour désigner les titulaires de droits et obligations découlant du droit communautaire».

Plus loin (p. 153), à propos de Hoogovens et de Breedband, il est di t:

«qu'en réalité il ne s'agit pas d'une seule entreprise, mais de deux sociétés juridiquement distinctes, jouissant chacune de la personnalité juridique».

On ne peut être plus clair: deux sociétés juridiquement distinctes, exerçant une activité de production dans le domaine du charbon et de l'acier, sont nécessairement deux entreprises au sens de l'article 80.

Dans ces conditions, il nous paraît inutile de suivre les parties, notamment la société Klöckner, qui a fait porter son principal effort sur ce point, dans leur argumentation relative au degré d'intégration du «Konzern»: participation totale ou quasi totale au capital des filiales, unité de direction, imposition unique à la taxe sur le chiffre d'affaires, politique d'investissements entièrement réservée à la société mère, avec laquelle la Haute Autorité est d'ailleurs entrée en relations à ce sujet,
existence d'une «Organschaft», de contrats de reprise des profits et pertes, de clauses interdisant d'acheter la ferraille à l'extérieur, etc. Tous ces arguments ont été explicitement ou implicitement écartés par votre jurisprudence qui a condamné sans appel ni réserve la conception de «ferraille de groupe», s'en tenant à la notion d'entreprise que nous avons rappelée, identifiée à la personne morale sujet de droit.

C'est sans doute pour cette raison qu'une autre thèse est apparue au cours du procès et a été notamment défendue remarquablement par le professeur Aubin au nom de Hoesch: elle consiste à reconnaître que, d'après la jurisprudence de la Cour, seule une personne morale peut être une entreprise, mais à soutenir que cette entreprise, qui n'est donc pas le «Konzern», est la société mère. Elle seule exercerait une activité productrice, c'est-à-dire les fonctions de l'entreprise, qui se caractérisent par la
volonté déterminante, le pouvoir, le fait d'assumer l'intégralité du risque économique. La notion de propriété pour définir les ressources propres ne suffit pas. La ratio legis de l'exemption des ressources propres est qu'une entreprise, dans son activité productrice, peut faire intervenir de nouveau la ferraille dans le cycle de production (c'est ce qu'à d'ailleurs reconnu la Cour); or, ce n'est pas la propriété individuelle qui est le moteur de tout ce processus, mais le pouvoir du «Konzern»,
expression d'une volonté collective concentrée chez la société mère.

En réalité, Messieurs, cette thèse, si brillamment exposée qu'elle soit, ne fait que reprendre les arguments bien connus sur l'unité économique du «Konzern» et les conséquences juridiques que le droit allemand tire dans une plus ou moins grande mesure de cette unité. Mais, au regard du traité et de votre jurisprudence, elle nous paraît sans pertinence. En effet, l'article 80 définit les entreprises comme étant

«celles qui exercent une activité de production dans le domaine du charbon et de l'acier».

L'entreprise, au sens de l'article 80, si elle est nécessairement une personne physique ou morale, sujet de droit, comme l'affirme votre jurisprudence, ne peut évidemment être que celle dans les établissements de laquelle est fabriqué un des produits figurant à l'annexe I, qui définit les expressions «charbon» et «acier». Il en est ainsi tout spécialement pour ce qui concerne la perception du prélèvement général qui

«est dû par chaque entreprise sur le tonnage de sa production imposable» (art. 4-1 de la décision no 2-52),

ainsi que nous l'avions rappelé dans nos conclusions sur les affaires Phoenix-Rheinrohr et autres (Recueil, V, p. 194). Nous supposons que les versements au titre du prélèvement sont effectués par les filiales et non par la société mère. Il doit en être de même de la contribution de péréquation, qui constitue une dette de la société productrice d'acier à raison des tonnages de ferraille d'achat qu'elle consomme dans ses usines. S'agissant ici de la consommation de ferraille, c'est l'activité
industrielle de production qui est le critère décisif et non l'activité financière et administrative exercée par le holding. La ferraille est donc une «ressource propre» de la filiale, et non de la société mère, et, lorsque cette ressource provient des chutes d'une autre filiale, qui élabore un autre produit, il s'agit bien de ferraille d'achat.

b) L'absence prétendue d'achat au sens du droit civil

C'est, Messieurs, avec une certaine timidité que nous nous aventurons sur le terrain du droit civil allemand. Mais le critère civiliste retenu par votre jurisprudence nous contraint à suivre les parties sur ce terrain.

Examinons d'abord le cas Hoesch, que vous a exposé le professeur Aubin. Une clause de réserve de propriété a été produite, sous forme d'une lettre datée du 29 août 1953 et adressée par Westfalenhütte, Dortmund, à Hohenlimburger Walzwerke, qui contient le passage suivant (nous traduisons):

«Les chutes de produits et autres restes qui sont récupérés au cours de la transformation de ces produits et qui sont inutilisables pour vous ne vous sont pas vendus; ces déchets restent notre propriété et seront donc portés à votre actif à concurrence du prix de la ferraille lors du décompte global de toutes les livraisons de demi-produits.

Nous vous prions de veiller à ce que les chutes et autres restes inutilisables provenant de nos livraisons soient conservés séparément des chutes provenant de la transformation des produits que vous recevez de tiers.»

D'après la requérante, une telle réserve de propriété serait conforme au paragraphe 950 du code civil allemand, aux termes duquel

«celui qui, par le travail ou la transformation, crée une chose mobilière nouvelle acquiert la propriété de celle-ci, à moins que la valeur du travail ou de la transformation soit notablement inférieure à celle de la matière employée…»,

ce qui serait le cas. En tout cas, cette disposition ne serait pas d'ordre public et permettrait de régler contractuellement la question de propriété dans le sens voulu par les intéressés.

A cela, la Haute Autorité oppose une autre disposition du code civil, le paragraphe 93, ainsi rédigé:

«Les parties constitutives d'une chose qui ne peuvent en être séparées sans détérioration réciproque ou sans être altérées dans leur essence (parties constitutives essentielles) ne peuvent faire l'objet de droits séparés»,

d'où il suit que, tant que le lingot d'acier n'est pas transformé, il ne peut y avoir un double droit de propriété, l'un sur l'élément ferraille, qui sera ultérieurement récupéré sous forme de chutes, et l'autre sur le reste. Le paragraphe 93, par ailleurs, a un caractère obligatoire et il ne peut y être dérogé par convention. Nous lisons à cet égard dans le commentaire sur le droit civil de Staudinger, tome II, 2e partie, page 226:

«une réserve de propriété est impossible sur les parties constitutives essentielles d'une chose» (cf. § 93).

Pour écarter cette objection, Hoesch soutient qu'il n'y a nullement des droits séparés sur le lingot. Celui-ci reste la propriété de l'aciérie tant qu'il n'est pas transformé, et la société qui le transforme ne devient propriétaire qu'après transformation et, bien entendu, propriétaire seulement du nouveau produit qui résulte de cette transformation; donc la ferraille de chute est toujours demeurée la propriété de l'aciérie à laquelle elle fait retour.

Mais, Messieurs, cette analyse ne nous paraît pas conforme aux clauses mêmes de la réserve de propriété. Il y est dit, rappelons-le, que «les chutes de produits et autres restes qui sont récupérés au cours de la transformation de ces produits… ne vous sont pas vendus»: c'est reconnaître que les autres éléments du lingot sont vendus. Donc il y a bien réserve de propriété sur une partie constitutive essentielle d'une chose qui ne peut être séparée sans détérioration réciproque ou sans être altérée
dans son essence, pour reprendre les termes du paragraphe 93, ce qui est contraire à ce paragraphe.

En réalité, tout se passe entre les deux sociétés comme s'il y avait d'une part cession du demi-produit, disons du lingot, à la société transformatrice, puis cession par celle-ci dé la ferraille de chute à la société qui exploite l'aciérie, avec règlement de compte entre les deux sociétés. La lettre du 29 août 1953 elle-même dispose que les déchets «seront portés à votre actif à concurrence du prix de la ferraille lors du décompte global de toutes les livraisons de demi-produits». On fait donc état
d'abord du prix du demi-produit livré (évidemment tel qu'il est, y compris la ferraille non individualisée qui en sortira plus tard), puis, après que les chutes se sont produites et qu'on est en mesure d'en connaître le tonnage, on «crédite» la société transformatrice de la valeur de cette ferraille qui fait retour à l'aciérie: cette opération ne décrit-elle pas exactement une livraison de cette ferraille contre un prix?

Enfin, on peut se demander — mais ceci n'est qu'une remarque accessoire — si la clause finale qui oblige la société transformatrice à conserver à part les chutes provenant des livraisons de l'aciérie, sans les mêler aux chutes provenant de la transformations des produits reçus de tiers, est bien dans tous les cas facile à observer et s'il est toujours facile d'en contrôler l'exécution.

Voilà pour Hoesch.

En ce qui concerne Mannesmann, la situation telle qu'elle résulte du document produit (contrat du 23 décembre 1957 entre Mannesmann-Hüttenwerke et Mannesmannröhren-Werke) est encore plus claire. Il y est dit, en effet, que la première «livre, aux fins de transformation… des produits bruts» à la seconde, moyennant un prix de compte: il est évident que la société chargée de la transformation (à moins d'agir comme façonnier, ce que personne ne soutient), acquiert le produit brut, tel qu'il lui est
livré, et en devient propriétaire avant la transformation et non pas après; donc la réserve de propriété de l'aciérie concernant la ferraille qui est «en puissance» dans le produit brut est contraire au paragraphe 93 du code civil.

Ajoutons, pour en terminer sur ce point, que si la Cour avait un doute sur une question qui relève exclusivement du droit privé d'un État membre, on peut se demander s'il ne lui appartiendrait pas de la renvoyer à titre préjudiciel devant les juridictions compétentes de cet État. C'est ce qui a lieu en France pour les questions d'état ou de propriété, qui échappent à la compétence des juridictions administratives, lorsque le litige principal oblige à juger une telle question.

Nous ne pensons pas cependant que ce soit le cas de le faire en l'espèce. En effet, bien que votre jurisprudence en matière de péréquation se soit attachée étroitement à un critère de droit civil, une certaine marge d'autonomie nous paraît cependant subsister à cet égard. On ne peut oublier les fins pour lesquelles les dispositions réglementaires relatives à l'assiette de la contribution et à la détermination des redevables ont été édictées et les principes qui sont à la base du système,
c'est-à-dire essentiellement la solidarité de tous les consommateurs de ferraille. Cela justifie d'abord une assiette aussi large que possible et, en second lieu, cela justifie que le critère essentiel soit la consommation de la ferraille, comme l'a reconnu la Cour. Donc, même si, ce que nous ne croyons pas, il s'agissait d'un cas limite douteux, la balance devrait pencher dans le sens de l'imposition à raison d'une ferraille livrée par une société à une autre moyennant un prix, même s'il ne
s'agissait que d'un prix de compte et qu'il ne fût pas certain que tous les éléments juridiques du contrat de vente soient réunis.

2. LE GRIEF DE DISCRIMINATION

L'assujettissement des ferrailles litigieuses entraînerait une discrimination au détriment des entreprises intégrées par rapport à celles qui, fonctionnant dans des conditions comparables, groupent leurs établissements sous une raison sociale unique.

En réalité, cette situation résulte de l'application des décisions réglementaires et de l'interprétation qu'en a donnée votre jurisprudence en ce qui concerne la définition de la ferraille d'achat et des ressources propres. Les requérantes ne font d'ailleurs pas grande difficulté pour le reconnaître, mais elles soutiennent alors que les décisions réglementaires sont contraires au traité qui interdit la discrimination. Nous en arrivons ainsi à la deuxième question.

B — Légalité des décisions réglementaires

Vous connaissez l'argumentation développée à ce sujet, surtout par les représentants de Mannesmann. Cette argumentation est fondée essentiellement sur le grief de discrimination résultant de ce que le système admis par la Haute Autorité porte atteinte à la situation concurrentielle des entreprises intégrées fonctionnant sous plusieurs raisons sociales par rapport aux entreprises dont l'intégration est réalisée aussi sur le plan social, telle Mannesmann par rapport à Phoenix-Rheinrohr, et dont
cependant, sauf cette différence, l'organisation et les activités sont en tous points comparables.

La conséquence logique de cette thèse est que la ferraille circulant à travers les usines de l'entreprise socialement intégrée devrait être imposée, sauf peut-être celle qui est récupérée dans l'aciérie elle-même. Cependant, les requérantes ne vont pas jusqu'à conclure en ce sens, et elles ne seraient d'ailleurs pas recevables à le faire, car elles n'attaquent pas de décision, implicite ou explicite, refusant d'imposer leurs concurrents intégrés pour la ferraille ainsi récupérée. Elles en tirent
seulement un argument fondé sur l'illégalité des décisions réglementaires qui ne permettent pas cette imposition.

Il n'en reste pas moins que, si l'on faisait droit à ce chef de leur demande, c'est leur propre imposition qui tomberait, sans que pour autant leurs concurrents soient imposés.

Messieurs, c'est avec beaucoup d'intérêt que nous avons lu les mémoires et écouté les explications des représentants des requérantes à ce sujet, qui sont loin d'être dénuées de pertinence. Nous mêmes nous étions demandé, dans nos conclusions sur les affaires Phoenix-Rheinrohr et autres (Recueil, V, p. 203 et s.), si la logique du système ne devrait pas conduire à imposer la ferraille cédée d'un établissement à un autre, même s'ils appartiennent à une seule personne morale.

Mais la Cour a catégoriquement écarté cette thèse et a pris soin de justifier l'exemption des chutes propres sur la base de la propriété comme elle avait condamné sur la même base l'exemption des ferrailles de groupe.

Nous lisons dans le premier arrêt S.N.U.P.A.T. (Recueil, V, p. 305-306):

«qu'en d'autres termes toute intervention ayant pour but ou pour effet de fausser artificiellement et substantiellement le jeu de la concurrence doit être considérée comme discriminatoire et incompatible avec le traité, tandis qu'on ne peut considérer comme discriminatoires les mesures qui tiennent compte de l'organisation interne d'une entreprise et de l'utilisation par elle de ses propres ressources;

attendu que l'utilisation des chutes propres par une entrepose productrice d'acier et utilisatrice de ferraille remet dans le cycle de production un de ses sous-produits».

Or, il s'agit ici de l'entreprise considérée comme personne morale; l'arrêt vise donc aussi bien les chutes propres de l'aciérie réutilisées dans cette aciérie même que les chutes récupérées lors des stades ultérieurs, tels les laminés par exemple ou les tôles, dès lors que les diverses productions sont effectuées pour le compte de la même société.

La seule réserve que la Cour a faite dans son arrêt a trait, vous le savez, au cas de l'entreprise non productrice d'acier et, partant, non soumise à la juridiction de la Communauté, mais qui forme groupe avec l'entreprise utilisatrice de ferraille (auquel cas il n'y a évidemment pas de problème, puisque l'exemption de la ferraille de groupe est condamnée: c'est un a fortiori) ou est exploitée sous la même raison sociale. Lorsqu'il s'agit de ferraille récupérée dans des établissements où est
fabriqué un demi-produit ou un produit fini compris dans la nomenclature de l'annexe I, la non-imposition est regardée comme légale si l'établissement est exploité sous la même raison sociale que l'aciérie.

Cette solution est clairement confirmée et explicitée par le deuxième arrêt S.N.U.P.A.T. à propos de la double imposition (Recueil, VII, p. 154):

«que, dans son arrêt 32 et 33-58, la Cour n'a condamné la double imposition que pour autant que celle-ci frapperait une seule et même entreprise et non pas au cas où cette imposition se répartirait entre plusieurs entreprises distinctes».

Tout cela montre que la Cour considère le critère de la personnalité morale non seulement comme un critère «clair et objectif», comme aime à le dire la Haute Autorité (ce qui n'est évidemment pas suffisant), mais aussi comme légalement justifié.

En réalité, comme nous l'avions observé dans nos conclusions sur les affaires Phoenix-Rheinrohr et autres, auxquelles nous nous permettons de renvoyer une fois encore (Recueil, V, p. 205):

«On peut dire que, malgré l'analogie que peuvent présenter certaines situations, du moins dans des cas extrêmes, il y a tout de même en général une différence entre des entreprises intégrées et une entreprise exploitant plusieurs établissements.»

N'oublions pas, en effet, qu'il s'agit ici de juger le grief de discrimination par rapport à une réglementation, donc dans un cadre général, et non d'examiner un cas particulier. La comparaison Mannesmann — Phoenix-Rheinrohr ne peut avoir d'intérêt que comme exemple, pour illustrer les effets de la réglementation édictée par les décisions nos 2-57 et autres. Autrement dit, il ne suffit pas d'établir que l'application de la réglementation entraîne certaines inégalités entre Mannesmann et
Phoenix-Rheinrohr, car on devra alors répondre que cette inégalité provient de leur structure juridique différente et que, pour cette raison, les deux entreprises ne sont pas dans une situation comparable. Il faudrait prouver que, dans son ensemble et d'une manière générale, le critère adopté est sans pertinence ou purement arbitraire, de sorte que, par lui-même, il entraîne des discriminations et est, par suite, contraire au traité. Or, cette thèse est formellement condamnée par votre
jurisprudence.

Dans ces conditions, nous ne pensons pas devoir nous étendre sur la controverse qui sépare Mannesmann et Phoenix-Rheinrohr au sujet des similitudes ou des différences qu'elles présentent quant à la nature de leurs activités respectives. Bornons-nous à indiquer que, d'après les explications qui ont été fournies tant dans la procédure écrite qu'à l'audience, il semble bien que le «rapport de filiation technique», pour reprendre l'expression de votre arrêt 42 et 49-59 (le second arrêt S.N.U.P.A.T.),
est plus étroit et les stades de production moins diversifiés dans le cas de Phoenix-Rheinrohr que dans le cas de Mannesmann. Les deux situations ne sont donc pas exactement comparables.

Il est vrai que, dans l'arrêt Pont-à-Mousson, la Cour a admis que, même par la voie d'une réglementation générale, la Haute Autorité dépasserait les limites de sa compétence si elle portait à la situation concurrentielle des justiciables:

«une atteinte plus grave que celle qui se serait avérée nécessaire après un examen approfondi des intérêts en jeu ou, de toute façon, si elle portait à ladite situation une atteinte substantielle» (Recueil, V, p. 477).

Sur le premier point, votre jurisprudence résultant des deux arrêts S.N.U.P.A.T. répond encore une fois: la combinaison ou, plus exactement, l'application simultanée des deux règles (imposition des ferrailles de groupe, d'une part, exemption comme «ressources propres» des ferrailles circulant à travers les établissements d'une même société, d'autre part) a été jugée conforme au traité et aux nécessités d'un bon fonctionnement du mécanisme de péréquation.

Sur le second point, l'arrêt Pont-à-Mousson prend soin d'expliquer ce qu'il entend par une «atteinte substantielle» à la situation concurrentielle d'une entreprise (Recueil, V, p. 478):

«que tel serait seulement le cas s'il était établi que du fait de ces décisions, dont la requérante a été en mesure d'apprécier les effets depuis plusieurs années, la situation concurrentielle de la requérante se fût effectivement aggravée, par exemple que le volume global des ventes effectuées par la requérante eût sensiblement diminué; mais que, d'autre part, il ne suffit pas qu'à la suite de l'intervention de la Haute Autorité certaines distorsions des prix de revient respectifs de la requérante
et de ses concurrents se soient fait sentir»

Or, en l'espèce, on se borne à comparer le montant de la charge respective de la contribution par rapport au tonnage consommé: nous sommes bien loin des exigences de la Cour en ce domaine.

En définitive, Messieurs, il apparaît que les demandes des requérantes se heurtent directement à votre jurisprudence résultant des deux arrêts S.N.U.P.A.T., dont le premier, en refusant d'admettre l'exemption (ou la non-imposition) de la ferraille de groupe, avait sans nul doute en vue le cas des entreprises qui avaient déjà plaidé devant elle et dont les recours n'avaient été rejetés que pour irrecevabilité.

En ce qui concerne les dépens, Mannesmann (recours 19-61) demande à ne pas les supporter même si elle perdait son procès. La raison invoquée est que, d'après la décision attaquée et, surtout, d'après la lettre de transmission signée du secrétaire général de la Haute Autorité par laquelle cette décision a été notifiée à la requérante, une confusion paraissait possible sur le point de savoir si la Haute Autorité avait entendu rejeter une demande d'exonération ou prendre parti sur le bien-fondé de
l'imposition.

Messieurs, nous ne voyons pas l'intérêt de cette distinction: la décision attaquée, qui seule importe, est parfaitement explicite et conclut très nettement que l'imposition est due.

Nous concluons:

— au rejet des requêtes,

— et à ce que les dépens, y compris ceux de l'intervention, soient supportés par les requérantes.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 19/61
Date de la décision : 25/05/1962
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Affaires jointes 17/61 et 20/61.

Mannesmann AG contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Péréquation de ferrailles

Dispositions financières CECA

Sidérurgie - acier au sens large

Matières CECA


Parties
Demandeurs : Klöckner-Werke AG et Hoesch AG
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Trabucchi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1962:16

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