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30/10/1962 | CJUE | N°2/62

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 30 octobre 1962., Commission de la Communauté économique européenne contre Grand-Duché de Luxembourg et Royaume de Belgique., 30/10/1962, 2/62


Conclusions de l'avocat général

M. KARL ROEMER

30 octobre 1962

Traduit de l'allemand

SOMMAIRE

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  Introduction


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Conclusions de l'avocat général

M. KARL ROEMER

30 octobre 1962

Traduit de l'allemand

SOMMAIRE

Page
  Introduction
  Appréciation juridique
  I — La recevabilité des recours
  II — Le bien-fondé des recours

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La Commission de la C.E.E., qui, d'après le traité, veille à l'application de ses dispositions en vue d'assurer le fonctionnement et le développement du marché commun (article 155), a engagé deux procédures contre le royaume de Belgique et le grand-duché de Luxembourg sur la base de l'article 169.

Voici les faits :

Un arrêté royal du 16 août 1957 et un arrêté grand-ducal du 20 août 1957 ont introduit en Belgique et au Luxembourg un droit spécial perçu à l'occasion de la délivrance des licences d'importation de pain d'épice. Il était à l'origine de 35 francs par 100 kg. A plusieurs reprises, des arrêtés ultérieurs ont augmenté et diminué ce taux à la même époque et dans les mêmes proportions pour la Belgique et le Luxembourg. Nous pouvons négliger ici leurs détails et notamment la procédure législative. Un fait
certain, c'est qu'au moment de l'introduction des recours, aussi bien en Belgique qu'au Luxembourg, ce droit était d'un taux supérieur au niveau applicable lors de l'entrée en vigueur du traité C.E.E. et que, par la suite, il n'est pas tombé au-dessous.

Un arrêté royal du 24 février 1960 et un arrêté grand-ducal du 27 février 1960 ont en outre étendu la perception de ce droit aux produits similaires au pain d'épice, position tarifaire no 19.08 du tarif douanier commun.

La Commission a considéré que ces mesures n'étaient pas compatibles avec le traité. Elle a fait part de son point de vue au gouvernement belge et au gouvernement luxembourgeois et, après réponse de ces derniers, elle a émis le 27 septembre 1961 deux avis motivés, selon l'article 169. Sur demande des gouvernements, la Commission a prolongé jusqu'à fin novembre 1961 les délais fixés pour rétablir une situation conforme au traité. Peu avant leur expiration, le 27 novembre 1961, le gouvernement belge
s'est déclaré prêt à admettre le point de vue de la Commission. En même temps, en vertu de la clause générale de sauvegarde de l'article 226, il a demandé l'autorisation de maintenir le droit spécial critiqué. Le gouvernement luxembourgeois a adopté la même attitude dans une lettre du 4 décembre 1961. En outre, le 1er février 1962, le gouvernement belge a encore demandé à la Commission d'autoriser le droit spécial litigieux, en vertu de la décision du Conseil relative à la perception d'une taxe
compensatoire sur certaines marchandises résultant de la transformation de produits agricoles, décision qui a été adoptée en principe le 14 janvier 1962. Nous pouvons dire dès maintenant qu'aucune de ces demandes n'a eu de suite favorable.

Comme le droit spécial a continué à être appliqué, la Commission a finalement formé un recours contre les deux États le 21 février 1962.

Ses conclusions tendent à faire constater par la Cour que ces États ont contrevenu aux obligations qui découlent pour eux du traité en procédant, après l'entrée en vigueur de ce dernier, à des «augmentations du droit spécial perçu à l'occasion de la délivrance des licences d'importation pour le pain d'épice et à l'extension de la perception de ce droit aux produits similaires au pain d'épice de la position no 19.08 du tarif douanier commun».

Les États membres défendeurs demandent de rejeter les recours en tant qu'irrecevables et en tous cas mal fondés.

Sur demande du gouvernement luxembourgeois, et en raison de l'identité complète de leur objet, là Cour a joint les affaires par ordonnance du 19 juin 1962.

En fait, il n'existe pas au Grand-Duché de production de pain d'épice ou de produits similaires. Mais, en vertu de l'accord du 23 mai 1935 avec la Belgique, le Luxembourg est tenu de réaliser un régime commun d'importation et d'exportation, en l'espèce d'introduire le droit spécial litigieux pour l'importation du pain d'épice et des produits similaires. Le gouvernement luxembourgeois s'est donc borné au cours de la procédure à reprendre les arguments et les conclusions du gouvernement belge.

Appréciation juridique

I — LA RECEVABILITÉ DU RECOURS

Les États membres défendeurs considèrent que le comportement de la Commission a rendu les recours irrecevables.

Celle-ci aurait reconnu que les mesures prises étaient indispensables pour éviter une crise dans le secteur économique en question. Elles n'avaient qu'à être légalisées selon la procédure particulière de l'article 226. Ainsi, selon la thèse des défendeurs, le procès se présente-t-il comme un simple litige portant sur des questions de forme et de procédure. En outre, la Commission aurait empêché cette légalisation en subordonnant l'examen des demandes fondées sur l'article 226 à la suspension
préalable des mesures critiquées. Ce faisant, elle aurait commis un abus de droit, ce qui entraînerait la perte du droit de faire constater une violation du traité commise par les défendeurs.

En ce qui concerne la première allégation, la Commission se défend d'avoir jamais reconnu le bien-fondé des demandes d'application de la clause de sauvegarde de l'article 226. Les défendeurs n'ont jamais offert la moindre preuve de l'exactitude de leur affirmation. En outre, celle-ci est affectée par leur propre argumentation à un autre égard. Ils déclarent en effet que la Commission aurait fait dépendre sa volonté d'examiner les demandes de certaines conditions dont il ne pourrait être question si
la Commission était déjà parvenue, lors d'un premier examen, à un résultat favorable pour les demandeurs. En conséquence, dans le procès actuel, nous n'avons pas à nous demander si la recevabilité d'un recours fondé sur l'article 169 est influencée par l'intention de la Commission de reconnaître le bien-fondé d'une demande fondée sur l'article 226.

En outre, en ce qui concerne les rapports entre les articles 169 et 226, le texte du traité nous amène tout d'abord à faire deux constatations :

— Nulle part il n'est dit qu'une demande fondée sur l'article 226 interrompt la procédure de l'article 169. La Commission n'est donc pas obligée de suspendre la procédure de l'article 169 pour examiner préalablement la demande d'application de la clause de sauvegarde. Au contraire, les deux procédures sont en principe indépendantes l'une de l'autre.

— Lors d'un autre procès, la Cour a déjà affirmé que le dépôt d'une demande fondée sur l'article 226 ne couvre pas la violation du traité, c'est-à-dire qu'il ne constitue pas une exécution du traité au sens de l'article 169. Ce procédé ne régularise une situation contraire au traité qu'après octroi de l'autorisation par la Commission. En l'espèce, et compte tenu du dépôt tardif des demandes, qui, de plus, n'étaient pas motivées, il n'était pas possible d'espérer obtenir une autorisation avant
l'expiration des délais imposés pour l'exécution du traité.

En conséquence, le différend repose essentiellement sur la question de savoir si, dans certains cas, l'introduction d'un recours en constatation peut être irrecevable bien que les conditions de forme de l'article 169 (expiration du délai sans rétablissement d'une situation conforme au traité) soient remplies, c'est-à-dire si la Commission doit, dans certains cas, renoncer à exercer son droit de recours qui est à sa discrétion.

Il n'est pas possible de dénier a priori toute justification à cette question. Nous savons que l'article 169 ne se borne pas à établir une pure procédure de constatation pour laquelle le fait qu'il y a eu une violation du traité, mais qui n'existe plus, pourrait suffire. Son but principal est plutôt de réaliser une situation conforme au traité; on pourrait donc parler d'une sorte de procédure de contrainte. Si le résultat recherché par la Commission est atteint dans le délai qu'elle a fixé, il n'est
pas possible de demander à la Cour de porter une appréciation juridique sur l'ancien état de choses contraire au traité.

Compte tenu de cette fonction de la procédure de sanction, il serait possible de s'imaginer que, bien que toutes les conditions de forme soient remplies, la Commission se voie refuser la procédure de l'article 169, par exemple dans un cas où il est probable que l'État membre en question fera face à ses obligations découlant du traité peu de temps après l'expiration du délai fixé et où il n'existe pas le moindre intérêt à la constatation de la violation antérieure du traité.

Mais il apparaît sans plus que tel n'est pas le cas. La régularisation a été recherchée non pas par des démarches destinées à supprimer les mesures critiquées, mais à l'aide d'une autorisation de la Commission prévue par les clauses de sauvegarde du traité (article 226). Il n'a pas été possible à la Commission d'apprécier les chances de succès de cette action, car les demandes qui lui ont été soumises ne contenaient pas un exposé des faits qui, d'après le sens et le but bien clair de la disposition
mentionnée, doivent figurer dans les demandes.

Les défendeurs font remarquer à ce sujet que la Commission s'est refusée en principe à procéder à un examen des demandes: or, il a été dit au cours du procès que ce n'était pas conforme aux faits. Certes, une formule un peu malheureuse de la lettre de la Commission du 20 décembre 1961 est de nature à donner de la valeur à l'allégation des défendeurs. Mais il est un fait certain, c'est que la Commission a reçu les délégués des défendeurs le 14 décembre 1961 et qu'à cette occasion, après discussion
préalable sur la question du sursis à exécution des mesures, elle s'est déclarée disposée à accepter dans tous les cas des indications chiffrées des mains des représentants des défendeurs.

En vérité, la Commission n'a jamais reçu d'exposé des motifs. Aussi nous faut-il constater une négligence des défendeurs: la conséquence en est qu'ils ne peuvent pas invoquer la possibilité d'un succès de leurs demandes et le manque de bonne volonté de la Commission pour obtenir ainsi le rejet des recours.

Tout cela nous permet de dire que, même avec une interprétation non formelle de l'article 169, il ne peut être question d'un abus de procédure et d'une violation des devoirs de la Commission. Les recours sont donc recevables.

II — LE BIEN-FONDÉ DES RECOURS

En ce qui concerne le fond, le litige porte sur l'interprétation de l'article 12 du traité selon lequel «les États membres s'abstiennent d'introduire entre eux de nouveaux droits de douane à l'importation et à l'exportation ou taxes d'effet équivalent et d'augmenter ceux qu'ils appliquent dans leurs relations commerciales mutuelles». Il faut donc examiner si la taxe perçue par les gouvernements belge et luxembourgeois lors de la délivrance des licences d'importation de pain d'épice et de produits
similaires constitue une taxe d'effet équivalent au sens de l'article 12.

Pour justifier leurs mesures, les défendeurs invoquent d'abord le jugement que le G.A.T.T. a porté sur la taxe et le fait que les institutions de la Communauté elles-mêmes, dans d'autres occasions, n'auraient pas qualifié de «taxe d'effet équivalent» des taxes ayant la même nature que celles perçues ici.

Le G.A.T.T., nous disent les défendeurs, ne considère pas les droits spéciaux, perçus lors de la délivrance des licences d'importation, comme des «taxes d'effet équivalent». Selon la liste II du G.A.T.T., ces taxes prélevées dans le Benelux ne seraient pas consolidées.

Nous devons remarquer à ce sujet que les défendeurs commettent une erreur en invoquant le G.A.T.T. (General Agreement on Tariffs and Trade) et que leur argument est mal fondé. Il n'y a ni identité ni comparabilité des objectifs et des procédures de mise en oeuvre dans un organisme de cette forme, d'un côté, et à la C.E.E. de l'autre. Il faut le dire d'autant plus nettement que l'expérience du G.A.T.T. a prouvé que

«la valeur des consolidations de droit accordées pour chaque produit est compromise par l'application de mesures non tarifaires de protection…»

(troisième rapport du deuxième comité de la 18e session, extrait cité par les défendeurs lors de la procédure orale).

En outre, il reste à souligner, et les représentants de la Commission l'ont fait à juste titre, que la mention des droits spéciaux belgo-luxembourgeois permet de tirer la conclusion que le G.A.T.T. les a visés en principe, sinon la constatation qui a été faite dans la liste II n'aurait pas été nécessaire.

Quant à l'attitude des institutions de la Communauté, les défendeurs font remarquer que, jusqu'à présent, la Commission a négligé de prendre les directives prévues à l'article 13, alinéa 2, pour la suppression des droits spéciaux tels que ceux qui sont perçus en Belgique et au Luxembourg à l'occasion de la délivrance des licences d'importation de pain d'épice et des produits similaires. Ce faisant, elle aurait tacitement admis que ces droits n'ont pas un effet équivalent aux droits de douane et ne
sont pas visés par l'article 12.

Dans ses mémoires, la Commission nous a appris que cette interprétation n'est pas exacte. Les directives prévues à l'article 13, alinéa 2, n'ont pas encore été élaborées jusqu'à présent, parce que la Commission voulait atténuer les conséquences fâcheuses que la suppression des droits de douane et des contingents relatifs aux marchandises créées par voie de transformation pourrait entraîner en vertu du traité pour les industries de transformation des produits agricoles qui sont soumis à une
organisation nationale. Mais elle s'est toujours élevée contre une augmentation de ces droits, c'est-à-dire qu'elle a toujours tenté d'imposer une application de l'article 12 qui soit correcte selon son point de vue. L'attitude antérieure de la Commission ne préjuge donc pas la solution du litige.

Si, à l'occasion des problèmes d'association, un aide-mémoire du secrétariat des Conseils de ministres a constaté que, dans le cadre d'une politique agricole commune des Six, les taxes ne devaient pas être considérées comme des taxes d'effet équivalent, il n'est pas possible d'en tirer la conclusion que toutes les taxes ayant une fonction identique ou analogue dans les États membres sont conformes au traité. Nous nous trouvons ici devant une affirmation qui n'était pas destinée à donner une
interprétation authentique du traité et qui ne peut être considérée comme telle; elle tendait plutôt, pour les besoins des rapports d'association, à apporter quelques clartés qui, pourrions-nous dire inversement, auraient pu être omises s'il avait été certain que le traité ne visait pas du tout ces taxes.

Et, en fin de compte, il n'est pas possible non plus de trouver un argument valable pour l'exactitude de la thèse des défendeurs dans la référence au règlement déjà cité du Conseil, du 4 avril 1962, sur la perception d'une taxe compensatoire sur certaines denrées résultant de la transformation de produits agricoles. Le fait qu'en vertu de ce règlement, lors de l'importation de quelques produits, et compte tenu des différences de prix d'un État membre à l'autre pour certains produits de base, il
puisse être perçu une taxe compensatoire après autorisation de la Commission prouve plutôt qu'en l'absence de ces mesures législatives les taxes en question devraient être considérées comme contraires au traité.

Comme tous ces arguments ne nous donnent aucune base en faveur des défendeurs, c'est en partant du système général du traité qu'il nous faut chercher à interpréter la disposition litigieuse sur les taxes à effet équivalent, de manière à pouvoir constater ainsi si c'est à bon droit que la Commission s'est plainte.

D'après la thèse de la Commission, pour interpréter l'article 12, il s'agit de déterminer quelles sont les conséquences communes à tous les droits de douane, donc de rechercher la nature des droits de douane en ce qui concerne la libre circulation des marchandises. Dans cet examen, elle pense avoir découvert un critère décisif dans le fait que le droit de douane ne frappe que les marchandises importées et non pas les produits indigènes.

Les défendeurs voient l'effet caractéristique des droits de douane, dans la mesure où il s'agit de droits protecteurs, dans le fait qu'ils élèvent le prix des marchandises importées, ce qui met la production nationale à l'abri de la concurrence étrangère et crée un certain frein à l'importation. Par contre, la tâche du droit spécial critiqué serait uniquement de réaliser un alignement des prix dans le cadre d'une organisation du marché, en ce sens que les mêmes conditions de concurrence soient
garanties aux producteurs indigènes pour le prix de revient des produits de base.

En ce qui concerne les effets pratiques du droit litigieux, la Commission a déclaré sans être contredite que le prix final du pain d'épice importé des autres États membres est supérieur au prix intérieur belge, même lorsque la taxe d'importation est abaissée au niveau existant lors de l'entrée en vigueur du traité. Il ne pourrait donc être question d'une fonction compensatrice du droit spécial, tout au moins en ce qui concerne les prix finaux. Mais cette même fonction est également douteuse quant
aux prix de revient des produits de base, car on peut difficilement s'imaginer qu'une taxe forfaitaire unique puisse agir dans un sens compensateur de façon identique envers tous les États membres, alors que les prix des produits de départ n'y sont pas identiques.

Sous l'angle juridique, il faut tout d'abord constater que les opinions des parties ne sont pas divergentes, tout au moins en ce qui concerne le point de départ des tentatives d'interprétation et la manière de poser la question décisive. Comme la règle de standstill litigieuse de l'article 12 figure dans la section consacrée à l'élimination des droits de douane entre les États membres et par conséquent dans le premier titre du traité sur la libre circulation des marchandises, le problème consiste
pratiquement à faire abstraction de tous les effets non essentiels et fortuits des droits de douane et à considérer leurs répercussions sur la libre circulation des marchandises que le traité doit faciliter.

Les ouvrages de doctrine nous apportent quelques remarques sur le problème traité ici ( 1 ). Ces quelques citations ne peuvent naturellement donner qu'un simple indice. De toute façon, ce qui est remarquable, c'est qu'aucune définition ne fait apparaître la caractéristique de rendre les denrées importées plus chères que les prix nationaux.

C'est à bon droit que la Commission a fait aussi remarquer qu'en général le but de la politique douanière n'est pas de créer une rente différentielle au profit des producteurs nationaux. Nombreux sont les droits de douane qui se limitent à un effet compensateur, ce que nous pouvons noter dans les ouvrages de doctrine ( 2 ).

C'est surtout dans le cadre de l'organisation harmonique d'un tarif douanier que de nombreux taux pour les produits fabriqués sont calculés en fonction de ceux des produits de base et ce fait a amené la Commission à voir un objectif typiquement douanier dans cette fonction compensatrice du droit spécial. Dans l'intérêt de la politique des prix, les États perçoivent même parfois des droits de douane qui n'atteignent pas le niveau interne des prix.

Cependant, tous ces droits de douane ont un certain effet protecteur. Ils ont un «effet de dirigisme du marché», comme le dit un bon commentaire de la Deutsche Abgabenordnung ( 3 ), c'est-à-dire une fonction que les défendeurs ont particulièrement soulignée pour leur droit spécial.

C'est pourquoi, en plein accord avec la Commission, nous pensons que l'effet essentiel de la perception des droits de douane est en pratique la charge unilatérale imposée aux denrées importées et que le taux de l'imposition ne joue pas plus de rôle que la procédure de perception. La charge imposée freine la circulation des marchandises entre les États d'une façon, certes, variable suivant leur montant; mais cet effet ne se produit pas seulement lorsque le niveau des prix intérieurs est dépassé.

Dans le cas d'espèce, il en résulte tout d'abord que le droit spécial critiqué, dont le caractère de taxe est incontestable, a des effets équivalents à un droit de douane, car il n'est perçu que lors de la délivrance des licences d'importation et il ne frappe donc que des marchandises importées.

Les défendeurs tentent d'exclure ce résultat, et par conséquent l'application de l'article 12, en invoquant d'autres dispositions du traité, les objectifs de ce dernier (notamment l'établissement de conditions de concurrence équivalentes) (article 3, f) et l'esprit du traité. Ils invoquent notamment l'article 95 lequel prévoit «qu'aucun État membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres États membres d'impositions intérieures de quelque nature qu'elles soient supérieures à
celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires». Ils demandent que tout au moins l'idée directrice de cette disposition soit appliquée à leur cas, c'est-à-dire que la Cour examine si les droits spéciaux pour le pain d'épice correspondent aux taxes intérieures que supportent les producteurs belges de cette denrée. Si elle est fabriquée avec du seigle importé, elle est soumise à la taxe d'importation sur le seigle, laquelle est perçue à juste titre; fabriquée avec
du seigle indigène, elle supporte le fait que le prix du seigle belge est maintenu artificiellement au-dessus du prix du marché mondial.

Il est évident qu'il ne peut être question ici d'appliquer directement l'article 95. D'une part, la Commission le fait remarquer, la taxe sur le seigle importé n'est pas une imposition intérieure générale au sens de l'article 95, mais une taxe à l'importation qui frappe le seigle étranger pour que son prix soit relevé. D'autre part, une partie importante du pain d'épice est produite à l'aide de seigle belge qui n'est pas soumis à une taxe correspondante. Lorsque les défendeurs font remarquer que le
prix intérieur belge est maintenu à un niveau artificiellement élevé, il est possible que les producteurs de pain d'épice qui utilisent du seigle indigène supportent de ce fait une charge particulière. Mais, cependant, personne ne parle d'imposition dans le cas de ces mesures gouvernementales qui entraînent une augmentation du prix de certaines denrées dans l'intérêt et au profit des fabricants de ces produits. Si, néanmoins, on voulait étendre le domaine d'application de l'article 95 à de telles
situations, cela ferait courir de sérieux dangers à la réalisation des objectifs du traité.

La Commission fait remarquer à juste titre que d'autres facteurs (par exemple les charges sociales, les salaires, le coût de l'énergie, du crédit, les prix des biens d'investissement, etc.) exercent aussi une influence variable sur les coûts de production dans les États membres. Il est presque impossible de surveiller tous ces facteurs des prix de revient pour chaque production nationale alors que de plus ils varient dans le temps et d'une entreprise à l'autre. Il serait donc très facile d'annuler
dans une large mesure l'effet de la suppression des barrières douanières si l'on permettait, par la voie de l'article 95, d'introduire de façon générale une compensation pour les charges intérieures de toutes natures. La conséquence nécessaire en serait une désintégration de la conception du traité sur l'établissement de la libre circulation des marchandises. Nous ne pouvons donc pas faire nôtre l'interprétation extensive qui nous est proposée de l'article 95 et nous devons constater qu'il n'offre
pas de bases pour justifier les mesures critiquées.

Les défendeurs font en outre remarquer que la taxe d'importation sur le pain d'épice est une conséquence nécessaire de la politique agricole nationale tolérée par le traité. Pour éviter dans l'industrie de transformation des troubles qui pourraient réagir sur les marchés agricoles, cette industrie doit se voir accorder une protection analogue. Le droit spécial litigieux se détermine en fonction de la taxe sur le seigle importé; son effet, même lorsque son, taux varie, est toujours le même à cet
égard, si bien qu'on ne peut pas parler d'une augmentation illicite. Si, «en l'absence de textes» ( 4 ), la Commission tente de trouver une justification de la politique agricole dans l'esprit du traité, il n'est pas conséquent, pour les produits de transformation, de s'en tenir strictement au texte du traité et de négliger ses objectifs.

Le traité, nous le savons, énonce dans un titre spécial des règles sur l'agriculture qui prévoient une entorse au schéma de base du traité. Les dispositions sur l'établissement du marché commun, donc aussi celles sur l'union douanière, ne s'appliquent aux produits agricoles qu'à défaut de dispositions contraires des articles 39 à 46 (article 38, no 2). Notamment, en se référant à l'article 43 (remplacement des organisations nationales par des formes d'organisation commune) et à l'article 45
(autorisation de contrats à long terme entre États importateurs et États exportateurs), la Commission a fort bien dit que jusqu'à l'introduction d'une politique agricole commune, les organisations nationales avec leurs réglementations particulières pour l'agriculture, donc aussi le prélèvement de taxes à l'importation d'un montant variable pour les produits agricoles, pouvaient rester en place. Mais il est parfaitement clair, d'après le traité, que ce régime spécial ne peut valoir que pour les
produits figurant à l'annexe II du traité (article 38, no 2). Or, le pain d'épice et les produits similaires faits à partir du seigle ou de la farine de seigle qui, du reste, ne sont pas non plus des produits de première transformation (article 38, no 1), n'y figurent pas.

La Commission elle-même admet cependant que le régime différentiel appliqué aux produits agricoles d'une part, aux produits transformés de l'autre, peut entraîner un manque d'harmonie et même des perturbations dans la vie économique des États membres. La question est donc de savoir comment pouvoir éviter ces conséquences ou comment les atténuer sans porter atteinte au système du traité.

Lorsque les défendeurs invoquent à l'appui de leur thèse l'article 3, f, du traité, qui prévoit l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun, c'est à bon droit que la Commission leur objecte que l'article 3, f, caractérise l'activité de la Communauté mais ne peut jamais constituer la base pour des actes autonomes des États membres qui entendent déroger à certains principes du traité pour éviter les conséquences défavorables de sa mise en œuvre.

A part cela, des objections sérieuses s'opposent à une extension de la réglementation spéciale des produits agricoles :

— Il est contraire à des principes élémentaires d'interprétation d'étendre tacitement des dispositions exceptionnelles à des faits qui ne sont pas visés expressément, et par là d'élargir la violation d'une règle générale du traité (en l'espèce l'article 12).

— Le traité mentionne dans plusieurs dispositions les produits créés par voie de transformation. L'article 38, no 1, parle de produits de première transformation et les inclut dans le régime spécial des produits agricoles. L'annexe II du traité énumère une série de ces produits créés par voie de transformation. D'après l'article 38, no 3, une décision du Conseil pouvait en outre compléter la liste de l'annexe II. Sans prétendre être complets, nous pouvons citer comme autres règles relatives aux
produits transformés les articles 10, no 2, alinéa 2, 21, no 2, 25, no 2, 37, 43, no 4, et 45, no 3. On ne peut donc pas dire que les rédacteurs du traité n'auraient pas vu les problèmes que pose la transformation des produits ni justifier par là un régime qui corresponde à celui des produits de base.

Nous ne pouvons donc pas non plus admettre les arguments que les défendeurs tirent des dispositions du traité sur l'agriculture. Du même coup, cela prive de valeur leurs remarques sur le fait que le droit spécial critiqué a toujours été calculé en fonction de la politique agricole et que ses répercussions, en dépit de son niveau changeant, compte tenu de sa fonction dans le cadre de la politique agricole, sont toujours restées sans changement. L'article 12 ne s'en tient pas à l'importance de l'effet
voulu avec un droit spécial, mais uniquement au fait que le taux d'un droit spécial est augmenté.

Dans l'appréciation portée sur les mesures litigieuses, nous en arrivons ainsi à une conclusion que le gouvernement belge lui-même a défendue antérieurement. En effet, lorsque la république fédérale d'Allemagne a étendu au malt la taxe d'importation prévue pour l'orge dans son organisation nationale, le gouvernement belge a fait remarquer que cette décision équivalait à l'introduction unilatérale d'une taxe à l'importation d'effet équivalent à un droit de douane et qu'elle contrevenait donc à
l'article 12 du traité.

La Commission a fait ressortir au cours du procès la voie qui s'ouvrait pour résoudre les difficultés que nous venons de mentionner. D'après le système du traité, il existe d'abord la possibilité, dans le cas de troubles, d'invoquer la clause générale de sauvegarde prévue à l'article 226 du traité. D'autres États membres ont eu recours avec succès à cette solution et les défendeurs eux-mêmes ont fait le premier pas en présentant leurs demandes les 27 novembre et 4 décembre 1961.

Nous avons en outre entendu dire que le Conseil, en application des pouvoirs prévus par l'article 235 du traité pour combler certaines lacunes, a pris le 4 avril 1962 une décision qui porte sur des cas comme celui de l'espèce. Nous parlons de la décision relative à la perception d'une taxe compensatoire sur certaines denrées créées par voie de transformation des produits agricoles. Les représentants des défendeurs ont, eux aussi, donné leur accord à cette décision. Le gouvernement belge en a tiré
les conséquences en demandant le 1er février 1962 son application au cas de la production du pain d'épice, sans obtenir, il est vrai, une décision positive.

Nous n'avons pas à examiner si, d'après l'organisation concrète existante et d'après son application pratique, ces possibilités permettent toujours d'espérer des résultats satisfaisants. Nous remarquons ici seulement que, en examinant les principes sur un plan abstrait, elles n'ont pas seulement l'avantage de s'insérer dans le système du traité sans même en forcer le cadre et sans faire craindre que ses principes ne dégénèrent; elles sont en outre dans la ligne de l'organisation supranationale de la
Communauté avec laquelle, en cas de doute, les mesures autonomes unilatérales des États membres ne peuvent que difficilement se combiner.

Tout cela nous amène à approuver le point de vue de la Commission et à constater que le royaume de Belgique et le grand-duché de Luxembourg ont contrevenu aux obligations qui découlent du traité lorsqu'ils ont procédé, après l'entrée en vigueur du traité, à des augmentations du droit spécial perçu lors de la délivrance des licences d'importation de pain d'épice et étendu ce droit aux produits similaires de la position tarifaire no 19.08 du tarif douanier commun.

Comme les recours sont recevables et bien fondés, les défendeurs doivent supporter les dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

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( 1 ) Selon Dalloz, «Petit dictionnaire de droit» (1951, p. 488), les droits de douane, pour autant qu'il ne s'agit pas de droits à caractère fiscal, sont «destinés à l'importation à compenser l'écart existant entre le prix des produits étrangers importés et celui des produits similaires français…». — Allix, «Traité élémentaire de science des finances et de législation financière française» (6e édition, 1931, p. 865), voit un but important des droits de douane protecteurs dans la protection de
l'industrie nationale contre la concurrence étrangère. Le «Handwörterbuch der Rechtswissenschaft» de Stier-Somlo, Elster (1929, tome VI, p. 1035), définit le droit de douane comme «une taxe perçue à l'occasion du franchissement de la frontière d'un État». S'il s'agit d'un droit protecteur, il a la fonction de rendre plus difficile la concurrence pour protéger la production nationale. Enfin, dans le «Handbuch der Finanzwissenschaft» (1952, tome II, p. 725), nous trouvons la définition suivante : «Les
droits de douane à l'importation sont des taxes qui sont perçues lors de l'importation sur le territoire douanier de toutes les marchandises ou de marchandises déterminées.»

( 2 ) «Handbuch der Finanzwissenschaft», ibidem, p. 726 :

«On parle de droits compensateurs lorsque des droits supplémentaires sont perçus sur des marchandises pour la production, la fabrication ou l'exportation desquelles des primes ou des subventions sont accordées directement ou indirectement; ces droits atteignent normalement le niveau du montant estimé des primes ou des subventions.

On qualifie aussi de droits compensateurs les droits à l'importation ou taxes analogues qui doivent compenser la charge imposée à la production nationale par des taxes intérieures par rapport à la concurrence étrangère.»

( 3 ) Hübschmann-Hepp-Spitaler, «Kommentar zur Reichsabgabenordnung», 1re à 4e édition, 1961, paragraphe 1, p. 4.

( 4 ) Duplique, p. 38.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 2/62
Date de la décision : 30/10/1962
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Union douanière

Tarif douanier commun

Libre circulation des marchandises

Fiscalité


Parties
Demandeurs : Commission de la Communauté économique européenne
Défendeurs : Grand-Duché de Luxembourg et Royaume de Belgique.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Lecourt

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1962:36

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