Conclusions de l'avocat général
M. MAURICE LAGRANGE
26 mars 1963
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
I
Les amples développements auxquels cette affaire a donné lieu, tant dans la procédure écrite que dans la procédure orale, nous incitent à limiter nos propres explications au minimum indispensable. Il en est ainsi, en particulier, des questions de fait sur lesquelles chacun d'entre vous est maintenant en mesure d'avoir une opinion et que nous n'avons pas l'intention de discuter une fois de plus en détail. Nous voudrions surtout mettre l'accent sur les aspects juridiques du litige.
M. Alvis a été engagé par contrat comme auxiliaire par le secrétaire général des Conseils, à compter du 6 novembre 1961, pour les besoins de la Conférence entre les États membres des Communautés européennes et les États tiers ayant demandé l'adhésion à ces Communautés. Le contrat était conclu pour une durée indéterminée et résiliable à tout moment, de part et d'autre, sur préavis d'un mois, les trois premiers mois étant cependant considérés comme «période d'essai» à l'issue de laquelle l'engagement
deviendrait «définitif».
Une décision du 8 août 1962, signée par le directeur général, a mis fin au contrat par voie d'un licenciement avec effet du lendemain et assorti de motifs donnant à ce licenciement un caractère évidemment disciplinaire. Toutefois, cette décision se terminait ainsi: «conformément aux termes de votre contrat, vous bénéficierez d'un délai de préavis d'un mois», formule signifiant que les émoluments correspondant à un mois de services seraient versés à l'intéressé malgré son renvoi immédiat.
Par une requête datée du 27 septembre 1962, M. Alvis a demandé, à titre principal, l'annulation de la mesure prise à son égard le 8 août 1962 et sa réintégration et, subsidiairement, la condamnation de la Communauté économique européenne à une indemnité de 5 millions de francs belges.
Toutefois, dans des «conclusions» datées du 2 octobre 1962 et enregistrées au greffe de la Cour en même temps que la requête, M. Alvis se borne à reprendre les conclusions subsidiaires de celle-ci tendant à l'allocation d'une indemnité de 5 millions: il semble ainsi abandonner sa demande de réintégration.
Sur la compétence de la Cour, il n'y a pas de difficulté: celle-ci se fonde sur l'article 179 du traité C.E.E., que vous avez déjà appliqué plusieurs fois.
Sur la nature du lien entre le requérant et le Conseil, il n'y a pas davantage de difficulté: il s'agit d'un lien contractuel de droit public, analogue à celui que vous avez dégagé notamment dans vos arrêts Lachmüller et autres du 15 juillet 1960. La différence, toutefois, est que, dans le cas actuel, la qualité d'auxiliaire a été nettement précisée dans la lettre d'engagement. Il n'en résulte d'ailleurs pas que les dispositions du règlement no 31 relatives au régime des auxiliaires (articles 51 et
suivants, Journal officiel du 14 juin 1962, p. 1453 et s.) soient applicables en l'espèce, car le contrat est antérieur à la date d'entrée en vigueur de ce règlement (1er janvier 1962) et, d'autre part, il n'a pas été fait application à M. Alvis des dispositions transitoires de l'article 99 du même règlement. Cependant, s'agissant de textes connus, et même déjà publiés au Journal officiel des Communautés lors des faits de la cause, on peut se demander si certaines des règles contenues dans ce
document ne peuvent pas être considérées comme régissant le contrat, du moins lorsqu'elles apparaissent comme l'expression d'un principe général de droit.
II
Parmi les griefs soulevés, il en est un sur lequel nous désirons attirer particulièrement votre attention: c'est celui qui est tiré de l'absence de communication préalable des faits reprochés. Il est certain, en effet, que l'intéressé n'a pas été averti des griefs retenus contre lui ni invité à s'expliquer, avant que la décision ait été prise, puisque cette invitation lui a été adressée au moment même où la décision de licenciement lui était remise. A vrai dire, M. Alvis se plaint surtout du
caractère injurieux qu'aurait revêtu, selon lui, la manière dont la décision de licenciement lui a été notifiée sans qu'il lui soit permis de s'expliquer. En fait, cette façon de présenter les choses est inexacte, car il a été explicitement invité à présenter ses observations et il était assez naturel que cette demande lui fût adressée en présence des deux chefs de service responsables.
En revanche, l'aspect juridique de la question nous paraît délicat et, bien que le requérant n'ait pas insisté sur cet aspect au cours de la procédure, tant écrite qu'orale, nous voudrions nous expliquer aussi clairement que possible à cet égard.
L'article 76 du règlement portant «régime applicable aux autres agents des Communautés», c'est-à-dire aux agents autres que les fonctionnaires relevant du statut, auquel nous avons déjà fait allusion, s'exprime ainsi:
«L'engagement de l'agent auxiliaire peut être résilié sans préavis pour motif disciplinaire en cas de manquement grave aux obligations auxquelles l'agent est tenu, commis volontairement ou par négligence. La décision motivée est prise par l'autorité visée à l'article 6, premier alinéa, l'intéressé ayant été mis préalablement en mesure de présenter sa défense.»
En l'espèce, la décision a bien été motivée, mais l'intéressé n'a pas été mis préalablement en mesure de présenter sa défense. Ce texte, s'il était applicable, aurait-il donc été violé?
Notons à cet égard que le texte vise le cas où l'engagement de l'agent auxiliaire est résilié sans préavis. La question se poserait donc de savoir si un licenciement pour motif disciplinaire avec effet immédiat, mais accompagné du versement des émoluments correspondant au délai de préavis, n'est pas, en réalité, un licenciement avec préavis auquel l'article 76 ne s'applique pas. On peut avoir un doute à cet égard, en raison des dispositions de l'article 75 du même règlement qui, dans certains cas
(paragraphe 2, a et d), prévoit l'octroi de certaines indemnités en faveur d'un agent dont le contrat est cependant résilié sans préavis: ne serait-ce pas la preuve que les auteurs du règlement fondent la notion de «licenciement sans préavis» sur le critère du renvoi immédiat, et non sur celui de l'absence de versement des allocations pécuniaires prévues au contrat? Il ne le semble pas; en effet, le texte montre que les indemnités dues en vertu du paragraphe 2, a et à, de l'article 75 ne sont pas
nécessairement égales au montant de ce qui serait dû en vertu du contrat en cas d'application normale du préavis. Nous pensons donc que lorsque l'intéressé reçoit l'intégralité de ce que prévoit son contrat, l'administration ayant ainsi satisfait à ses obligations contractuelles, on se trouve bien en présence d'un licenciement avec préavis, même si l'intéressé est invité à cesser ses fonctions immédiatement, pour des raisons tenant à l'intérêt du service. Si l'on admet cette interprétation, il en
résulte que l'article 76, même s'il avait régi le contrat de M. Alvis, n'aurait pas été violé dans le cas de l'espèce.
Au surplus, nous l'avons rappelé, le «régime applicable aux autres agents», qui contient cet article 76, n'était pas applicable au contrat du requérant.
Mais alors se pose la question de savoir si l'absence de communication préalable des griefs n'est pas contraire à un principe général du droit, dont l'article 76 ne serait que l'application dans un cas particulier. Nous pensons qu'à cet égard il convient de faire une distinction entre les agents statutaires et les agents contractuels: nous entendons ici bien entendu le mot «statutaire» comme se référant à la notion classique d'investiture par un acte unilatéral de l'autorité publique, par opposition
à la notion de contrat.
Dans le premier cas, c'est uniquement dans le cadre des lois et règlements que l'administration peut modifier la situation juridique de l'agent et, notamment, mettre fin à son activité: révocation, mise à la retraite, etc. Le contentieux qui naît de telles décisions est un contentieux de légalité, qui se traduit normalement par un recours en annulation et, quelle que soit l'étendue des pouvoirs du juge, ils trouvent nécessairement une limite dans le pouvoir discrétionnaire de l'administration, dont
un résidu subsiste toujours, même dans les statuts les plus évolués.
Dans le second cas, le juge saisi est «juge du contrat», et il a tous les pouvoirs nécessaires pour rechercher si les obligations réciproques des parties ont été méconnues et tirer les conséquences d'une méconnaissance éventuelle: que le contrat soit de droit public ne change rien à la chose, sinon que la nature des obligations réciproques est appréciée dans le cadre du service public, avec ses nécessités propres (voir sur la question des agents contractuels dans la fonction publique, Duez et
Debeyre, Droit administratif, 1952, p. 744-746).
Or, il apparaît que le principe général du droit relatif à la communication des griefs requiert une application différente dans l'un et l'autre cas. Lorsqu'il s'agit d'un agent statutaire, cette communication doit être antérieure à la décision, et elle doit être réalisée dans des conditions de nature à permettre à l'intéressé de s'expliquer sur les faits qui lui sont reprochés, même dans le cas où une véritable procédure disciplinaire ne serait pas prévue. Lorsque au contraire il s'agit d'un agent
contractuel, les seules règles formelles applicables sont celles qui sont prévues au contrat et, éventuellement, par des dispositions législatives ou réglementaires, générales ou particulières, d'application directe; nous n'en avons pas dans le cas de l'espèce: la seule exigence formelle était donc une décision de licenciement accompagnée du préavis d'un mois prévu au contrat. En revanche, comme vous l'avez rappelé dans vos arrêts, «les décisions de licenciement doivent, pour la résiliation de ces
contrats, être justifiées par des motifs tirés de l'intérêt du service et excluant tout arbitraire» (Lachmüller et autres, 15 juillet 1960, déjà cité, Recueil, VI, p. 956).
Il ne s'agit plus alors d'une exigence formelle, mais matérielle. Sans doute, lorsqu'on se trouve en présence, comme en l'espèce, d'un licenciement fondé sur des motifs de caractère disciplinaire, cette exigence est particulièrement stricte: l'intéressé doit être en mesure de s'expliquer complètement et, à cette fin, l'administration doit donner connaissance d'une manière précise et explicite des griefs retenus. Mais, en ce qui concerne la décision de licenciement, c'est alors une simple question de
motivation qui a un double objet: 1o de permettre à l'intéressé de s'expliquer devant le juge du contrat; 2o de permettre au juge lui-même de se prononcer en connaissance de cause. Or, la procédure contradictoire devant une juridiction telle que la nôtre offre toutes les garanties désirables et permet à l'intéressé, non seulement de connaître les griefs qui lui sont reprochés, mais de s'expliquer complètement à ce sujet; d'autre part, le juge, jouissant en pareil cas de la plénitude de juridiction,
a tous pouvoirs soit pour obtenir l'exécution des obligations contractuelles qui auraient été méconnues, soit pour ordonner la réparation, sous forme d'indemnité, de l'intégralité du préjudice subi. Ainsi, à la garantie préalable à la décision que constitue la communication des griefs par l'administration, et qui est indispensable lorsque la décision ne peut être suivie que d'un recours en annulation portant seulement sur la légalité, se substitue une garantie dans l'ordre judiciaire nécessairement
plus forte que la première, et qui rend celle-ci inutile.
Telles sont, Messieurs, les raisons pour lesquelles, tout en considérant encore une fois la question comme délicate, nous estimons que l'absence de communication préalable des griefs ne doit pas être retenue en l'espèce.
III
En ce qui concerne ce qu'on a appelé la «motivation», mais qui est en réalité une question de fond et non de forme, le problème présente un double aspect: 1o Les faits retenus contre l'intéressé sont-ils matériellement exacts? 2o En cas d'affirmative, étaient-ils de nature à justifier, soit en eux-mêmes, soit dans leur ensemble et par le comportement qu'ils révélaient de la part du requérant, la décision de licenciement?
Sur la matérialité des faits, il n'y a pas de contestation en ce qui concerne le premier, concernant la lettre adressée à M. Newing.
En ce qui concerne le second, relatif à l'incident du 11 juillet 1962, l'enquête administrative, confirmée par l'enquête judiciaire, ne peut laisser, à notre avis, aucun doute quant à la réalité du fait reproché: le témoignage extrêmement précis de Mlle Potz n'est pas sérieusement contesté par le requérant, du moins sur les points décisifs.
Reste le troisième fait, ou plutôt ensemble de faits, le plus grave et qui, joint aux deux autres, a constitué le motif déterminant du licenciement.
A cet égard, Messieurs, comme nous l'avons dit au début de ces observations, nous n'entendons pas discuter encore une fois cette question, sur laquelle vous disposez de tous les éléments d'information désirables. Nous dirons seulement qu'ici encore la matérialité des faits nous paraît établie «à suffisance de droit», pour reprendre une expression souvent rencontrée dans vos arrêts. Elle l'est, à notre avis, non seulement pour l'état d'ébriété qui a été constaté par des témoins, mais aussi pour le
jet des verres, pour lequel des présomptions «graves, précises et concordantes», jointes au refus du requérant de fournir le moindre renseignement sur ce qu'il a fait et sur l'endroit où il se trouvait entre 20 h 30 et 20 h 55, nous paraissent devoir entraîner la conviction.
Sur le second point, la Cour, nous l'avons rappelé, a tous pouvoirs pour contrôler l'appréciation à laquelle s'est livrée l'administration sur la question de savoir si les faits, dans leur ensemble et par le comportement qu'ils révélaient, étaient de nature à justifier le licenciement. Messieurs, à notre avis, une réponse affirmative à cette question ne peut faire de doute. En ce qui concerne le premier fait, la lettre adressée à M. Newing, il suffit pour s'en convaincre de lire cette lettre et de
savoir qu'elle a été communiquée par le requérant au chef du service linguistique et aux avocats de M. Alvis à Londres. Quant aux deux autres faits, même en faisant une part convenable aux conditions dans lesquelles s'exercent les fonctions de traducteur pendant une conférence diplomatique — et même en tenant compte du climat bruxellois pendant les périodes de chaleur —, il est évident que le fonctionnement d'un service public, quel qu'il soit, et moins encore s'il s'agit d'administrations aussi «en
vue» que les institutions européennes, ne peut s'accommoder d'attitudes telles que celles qui ont été reprochées au requérant. Il en serait ainsi même si l'on faisait abstraction du jet des verres par le requérant, au cas où, contrairement à notre opinion, ce fait ne serait pas considéré comme établi: l'ensemble des autres faits justifie sans nul doute le licenciement avec préavis dont M. Alvis a été l'objet.
Nous concluons:
— au rejet de la requête,
— et à ce que les dépens soient supportés par M. Alvis, dans la limite prévue par l'article 70 du règlement de procédure.