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05/11/1963 | CJUE | N°18-62

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lagrange présentées le 5 novembre 1963., Mme Emilia Barge, veuve de M. Vittorio Leone contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier., 05/11/1963, 18-62


Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

5 novembre 1963

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Les derniers développements de cette affaire, encore certainement présents à vos mémoires, ont porté surtout sur les aspects les plus concrets du litige, notamment sur les consommations d'électricité et les périodes auxquelles ces consommations se rapportent. C'est là une conséquence des efforts accomplis par la Cour en vue d'éclairer le plus possible les faits, efforts qui ont d'ailleurs abouti à certains résultats permettant

de serrer la réalité de plus près. Mais il ne faut pas perdre de vue que
le recours d...

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

5 novembre 1963

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Les derniers développements de cette affaire, encore certainement présents à vos mémoires, ont porté surtout sur les aspects les plus concrets du litige, notamment sur les consommations d'électricité et les périodes auxquelles ces consommations se rapportent. C'est là une conséquence des efforts accomplis par la Cour en vue d'éclairer le plus possible les faits, efforts qui ont d'ailleurs abouti à certains résultats permettant de serrer la réalité de plus près. Mais il ne faut pas perdre de vue que
le recours dont vous êtes saisis est un recours en annulation portant sur la légalité de deux décisions de la Haute Autorité, en date du 23 mai 1962, dont la première détermine le montant des tonnages imposables à la contribution de péréquation de l'entreprise pour les différentes périodes et la seconde, constituant titre exécutoire au sens de l'article 92 du traité, fixe le montant de la contribution due en conséquence.

Il ne s'agit donc pas d'un recours de pleine juridiction, comme si par exemple une amende ou une astreinte avait été prononcée au titre de l'article 36, ce qui n'est pas le cas; s'il est vrai que la requérante se place aussi sur le terrain de l'article 36, c'est peut-être pour pouvoir invoquer l'exception d'illégalité à l'encontre des décisions générales ayant servi de base aux décisions attaquées, comme le permet expressément cet article, mais ce serait là une précaution à la fois inopérante,
l'article 36 n'ayant pas été appliqué en l'espèce, et inutile puisque, comme vous le savez et comme l'honorable avocat de la requérante le sait aussi, l'exception d'illégalité, d'après les arrêts Chasse et Meroni des 12 et 13 juin 1958, peut être invoquée à l'appui d'un recours en annulation formé contre une décision individuelle quelconque. Dans le cadre d'un tel recours, vous n'avez pas à fixer vous-mêmes le montant de la contribution due, mais à statuer sur la légalité de la décision attaquée,
compte tenu des moyens soulevés à son encontre, et les faits n'ont à être pris en considération qu'en tant qu'ils conditionnent la légalité.

La première question à examiner logiquement est celle de savoir si la décision attaquée a été dûment adressée à la dame Barge.

Il est d'abord fait remarquer à cet égard que Mme Barge est la veuve de l'ingénieur Vittorio Leone, fils de l'ingénieur Antonio Leone, fondateur de l'entreprise, et non veuve de ce dernier. Mais il n'y a pas de contestation sur ce point et l'erreur commise dans l'intitulé (non dans le corps) des décisions attaquées, qui s'adressent bien à la dame Barge en tant que représentant l'entreprise «Acciaieria Ing. A. Leone, de Borgaro Torinese», est évidemment sans conséquence.

Ensuite, la requérante déclare ne pouvoir «accepter la situation procédurale» qu'en son nom propre et non comme unique représentant de l'entreprise A. Leone. En effet, elle a une fille mineure, cohéritière dans la succession de son mari d'après un testament public du 26 janvier 1956.

Sur ce point, il suffit de constater que la dame Barge, en vertu du testament, est l'unique sujet sur lequel, par la volonté du testateur, doivent peser toutes les charges éléments passifs et dettes de l'entreprise. Quant à ce qui a trait à la cession de l'actif de l'entreprise qui aurait été consentie le 4 février 1958 par la requérante à son père et à son frère, tous deux administrateurs de la société Ferriere di Borgaro, la Haute Autorité n'a pas à en tenir compte, semble-t-il; il s'agit de
rapports de droit privé, établis d'ailleurs postérieurement à la période visée à la décision attaquée et qui ne peuvent faire perdre à Mme Barge la qualité de représentant légal de l'entreprise A. Leone, débitrice de la contribution à raison des ferrailles d'achat consommées pour les besoins de son exploitation. Au surplus, dans sa réplique, la requérante s'en remet sur ce point à la sagesse de la Cour.

Nous examinerons maintenant, selon l'ordre du recours, les moyens relatifs à l'illégalité des décisions générales, puis ceux qui ont directement trait aux décisions attaquées.

A. En ce qui concerne l'exception d'illégalité, la Haute Autorité a soulevé dans son mémoire en défense une fin de non recevoir tirée d'un prétendu acquiescement de la requérante aux décisions générales, acquiescement qui résulterait de son comportement. En effet, d'une part, elle aurait cédé dès 1956 à la société Ferriere di Borgaro tout le passif de l'entreprise A. Leone, y compris la dette de péréquation s'élevant à 40.435.468 lires dont l'entreprise Borgaro devait répondre; d'autre part, en
introduisant devant la Cour un recours en indemnité (8-61) basé sur le «fait qu'elle avait dû vendre sa production sidérurgique sans avoir pu répercuter sur les acheteurs la contribution de péréquation qui lui avait été imputée ultérieurement», la requérante aurait reconnu par là-même l'existence de sa dette et implicitement renoncé à en contester les bases.

Messieurs, nous avouons ne pas bien comprendre cette fin de non-recevoir, sur laquelle la Haute Autorité n'a d'ailleurs plus insisté lors de la procédure orale. En effet, l'acquiescement dont il est fait état, s'il était reconnu, s'appliquerait à la dette de péréquation elle-même et l'on ne voit pas, en ce cas, pourquoi cet acquiescement s'opposerait seulement au droit d'invoquer l'exception d'illégalité des décisions générales: il s'opposerait nécessairement à toute contestation de la légalité
des décisions individuelles fixant le montant de la dette de péréquation, ce que la défenderesse ne prétend cependant pas. Dès lors que le recours est recevable à l'égard des décisions individuelles, il doit, suivant votre jurisprudence, permettre à la requérante d'invoquer, à titre d'exception, tous moyens fondés sur l'illégalité des décisions générales servant de base aux décisions individuelles régulièrement attaquées.

L'exception d'illégalité vise :

1o l'article 10, b et d, des décisions 2-57 et 16-58;

2o à divers titres, les décisions 18, 19 et 20-60.

1o Article 10, b et d, des décisions 2-57 et 16-58: L'article 10, b, déclare non imposables à la contribution de péréquation les ferrailles d'aciers alliés; l'article 10, d, en décide de même, en ce qui concerne les fonderies d'acier intégrées, pour la part proportionnelle de consommation de ferraille d'achat correspondant à la part de production d'acier brut par genre d'appareil et procédé de fabrication. Il s'agirait là, selon la requérante, d'exemptions non motivées, rétroactives et
discriminatoires.

Messieurs, nous ne nous étendrons pas sur ces griefs, dont la défenderesse nous paraît avoir fait justice dans ses mémoires. En effet, l'exemption, ou plutôt la décision de ne pas imposer, est objectivement justifiée dans les deux cas : en ce qui concerne les ferrailles d'aciers alliés, elle se justifie en raison des caractères particuliers de ces ferrailles qui se distinguent nettement, tant par le prix que la composition et l'utilisation, de la ferraille ordinaire qu'elles ne concurrencent
pas, et, en ce qui concerne les fonderies d'acier intégrées, elle se justifie par la nécessité de maintenir des conditions égales de concurrence entre les fonderies intégrées et les fonderies autonomes pour la fabrication d'aciers pour moulages qui échappent à l'annexe I.

Ces considérations n'avaient pas besoin d'être expressément mentionnées dans les motifs des décisions. Les nécessités de la motivation sont évidemment différentes suivant la nature de la décision: pour des règlements, il s'agit essentiellement d'indiquer sur un plan général les buts poursuivis par le règlement, les raisons qui le justifient et les grandes lignes du système adopté; il n'est pas nécessaire, en revanche, de commenter les diverses dispositions du texte, dès lors que celles-ci sont
claires par elles-mêmes et s'insèrent normalement dans le système d'ensemble.

Le grief de rétroactivité doit être écarté également, dès lors qu'on admet qu'il ne s'agit pas de dérogations ou d'exemptions, mais seulement de la détermination plus précise des modalités de l'assiette de la contribution: ces modalités doivent nécessairement être les mêmes pour tous depuis le début du fonctionnement du mécanisme obligatoire.

Enfin, si l'on admet que les décisions sont objectivement justifiées, il n'y a ni discrimination ni détournement de pouvoir.

2o : Décisions 18, 19 et 20-60 : C'est encore le procès du mécanisme de péréquation qui se poursuit sous ce chef. Du point de vue juridique, aucun des divers griefs soulevés à cet égard ne nous paraît fondé. Qu'il s'agisse du défaut ou de l'insuffisance des motifs, du défaut de publicité, de l'absence en la matière de rapport général (article 17 du traité) et de rapport du commissaire aux comptes, la Haute Autorité répond avec pertinence à chacun de ces griefs qui, à notre avis, ne peuvent
qu'être écartés.

B. Restent les griefs concernant les décisions attaquées elles-mêmes.

Une première série de griefs concerne les contrôles effectués par la Fiduciaire suisse. La requérante prétend à cet égard :

1o que la mission de la Fiduciaire suisse n'a pas été consacrée par une décision ni notifiée à l'État intéressé, en violation de l'article 86, alinéa 4 du traité;

2o que la Fiduciaire suisse, société privée, n'avait pas qualité pour exercer les pouvoirs d'une administration publique;

3o que les inspections des agents de cette société n'ont fait l'objet d'aucun procès-verbal ni d'aucune publicité.

La défenderesse répond, vous le savez, que la violation de l'article 86 ne peut être envisagée parce que les contrôles et vérifications ont été effectués uniquement sur la base de l'article 47 et non de l'article 86: la Fiduciaire suisse a seulement été chargée de recueillir des informations pour le compte de la Haute Autorité; ce à quoi la requérante rétorque en produisant un avis de Campsider, l'office régional du mécanisme pour l'Italie, aux termes duquel la Haute Autorité avait conféré à la
Fiduciaire suisse le mandat de contrôler les mouvements de ferraille des entreprises en vertu des articles 47 et 86 du traité. La défenderesse se borne alors à répondre qu'elle n'est pas responsable des initiatives de Campsider.

En réalité, Messieurs, cette querelle nous paraît assez vaine. L'article 47, d'après votre jurisprudence, permet à la Haute Autorité de recueillir «toutes les informations nécessaires à l'accomplissement de sa mission» et de «faire procéder aux vérifications nécessaires». Rien ne s'oppose à ce que des vérifications soient effectuées sur place par une entreprise comptable dûment mandatée à cet effet. Le recours à l'article 86 et la nécessité d'observer la procédure qu'il prévoit ne concernent que
l'hypothèse où il apparaîtrait nécessaire de permettre aux agents de la Haute Autorité d'exercer les pouvoirs coercitifs attribués aux agents nationaux par la législation fiscale (arrêts 5 à 11-62 du 14 décembre 1962, Recueil, VIII, p. 884). Or, il n'est pas allégué que les agents de la Fiduciaire suisse aient jamais cherché à exercer de pareils pouvoirs coercitifs et se soient prévalus de prérogatives réservées par la loi aux agents de l'administration fiscale italienne. Ils n'avaient pas
davantage à établir un «procès-verbal» en bonne et due forme de leurs vérifications.

La deuxième série de griefs a trait au bien-fondé des bases d'imposition telles qu'elles ont été établies par les décisions attaquées. Deux éléments donnent lieu à contestation à cet égard :

1o la valeur du critère retenu par la Haute Autorité, à savoir la consommation d'électricité;

2o l'exactitude de l'évaluation du montant de cette consommation.

a) Valeur du critère retenu. La requérante invoque votre arrêt du 14 décembre 1962, 5 à 11-62, auquel nous venons de faire allusion et dans lequel il est dit que la consommation d'énergie électrique dans les fours ne constitue qu'un des éléments susceptibles de déterminer les tonnages de ferraille consommés.

Messieurs, c'est bien, en effet, ce qu'a déclaré la Cour, suivant d'ailleurs en cela la Haute Autorité elle-même. En résulte-t-il que lorsqu'il n'existe aucun autre élément de vérification, la comptabilité ayant été entièrement détruite, la Haute Autorité devrait purement et simplement renoncer et abandonner la partie? Nous ne pensons pas que telle ait été votre intention le 4 décembre 1962 ; ce n'était pas la nôtre, en tout cas, lorsque nous vous avions proposé de suivre la thèse défendue à
l'époque par la Haute Autorité. La consommation d'électricité constitue, à notre avis, une base valable en soi, mais à condition que le rapport entre la consommation d'électricité et la consommation de ferraille soit correctement établi. Pour cela, il faut d'abord que, du point de vue technique, le rapport moyen soit établi aussi sérieusement que possible et, en second lieu, que l'entreprise intéressée ait toute latitude pour faire valoir les raisons particulières qui, compte tenu de ses
procédés de fabrication, de son outillage ou de tout autre élément, conduiraient dans son cas à s'écarter du rapport moyen établi par les experts.

Or, en l'espèce, ces deux conditions nous paraissent réunies. Le rapport moyen a été établi d'une façon très sérieuse, semble-t-il, par une commission d'experts des six pays réunis à Luxembourg sous l'égide de la Haute Autorité. A cette expertise, la requérante en oppose une autre qui critique la première, mais que la Haute Autorité réfute à son tour. Nous avons lu attentivement tous ces documents, que vous aurez à apprécier. Nous ne pensons pas, pour notre part, que la contre-expertise
produite par la requérante soit de nature à faire douter de la pertinence des travaux de la commission d'experts de la Haute Autorité.

D'autre part, la requérante n'a apporté aucun élément précis, fondé sur les conditions particulières de fabrication de l'entreprise Leone, susceptible de conduire à un rapport de consommation différent de la moyenne établie par les experts.

b) Évaluation de la consommation d'électricité. Sur ce point, nos explications seront brèves, puisque, comme vous vous le rappelez, la question est maintenant éclaircie autant qu'elle peut l'être. Disons seulement qu'en droit, il est normal de demander aux entreprises, en l'absence de toute comptabilité, la production des factures d'électricité correspondant aux périodes d'imposition: c'est ce que vous avez reconnu dans l'arrêt du 14 décembre 1962. Il est tout aussi normal, si ces factures ne
sont pas produites et que l'entreprise néglige ou refuse de s'en procurer des duplicata auprès du fournisseur de courant ou ne parvient pas à les obtenir, que les agents chargés du contrôle s'adressent eux-mêmes au fournisseur. Enfin, si pour telle ou telle période, le renseignement fait totalement défaut, la seule méthode qui reste est de procéder par extrapolation. C'est ainsi qu'il a été fait dans l'espèce, ce qui a conduit à fixer le tonnage imposable du 1er octobre 1955 au 31 janvier
1958à 28.386 tonnes.

Vous savez que grâce aux efforts persévérants de la Cour pour obtenir des précisions, il a été finalement possible, dans les conditions qui ont été évoquées à la barre et sur lesquelles il nous paraît inutile de revenir, de connaître le chiffre des consommations réelles pour la période pour laquelle la Haute Autorité avait dû procéder par extrapolation (lettre de la compagnie d'électricité du 11 octobre 1963). Grâce à ces nouveaux renseignements, serrant la réalité de plus près, le tonnage
imposable se trouve ramené de 28.386 tonnes à 25.506 tonnes de ferraille.

Toutefois, comme nous l'avons rappelé au début de nos observations, la Cour en la circonstance est saisie et ne peut être saisie (puisqu'il n'y a pas eu d'application de l'article 36) que d'un recours en annulation. Elle n'a pas compétence pour arrêter le montant de la dette. Or, la légalité d'une décision s'apprécie au jour où elle a été prise. Si la Cour a cru devoir tenter d'éclaircir l'affaire au maximum, ce n'est pas en vue d'arriver à fixer le montant de la contribution, mais pour
pouvoir mieux contrôler si, en prenant les décisions attaquées, la Haute Autorité était restée dans le cadre de la légalité. Nous pensons que ce fut le cas; dès lors, la requête, à notre avis, doit être purement et simplement rejetée, avec dépens. Bien entendu, cela ne fera pas obstacle à ce que le décompte soit rectifié, soit sur demande de la requérante, soit d'office, compte tenu des dernières précisions si difficilement et si tardivement obtenues en raison de l'attitude de la requérante.

Nous concluons :

— au rejet de la requête;

— et à ce que les dépens soient supportés par la dame Barge, ès qualités.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 18-62
Date de la décision : 05/11/1963
Type de recours : Recours en annulation - fondé

Analyses

Matières CECA

Péréquation de ferrailles

Sidérurgie - acier au sens large

Dispositions financières CECA

Informations et vérifications


Parties
Demandeurs : Mme Emilia Barge, veuve de M. Vittorio Leone
Défendeurs : Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lagrange
Rapporteur ?: Delvaux

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1963:33

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