Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand
du 1er avril 1965
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Sept entreprises sidérurgiques italiennes — dont plusieurs se sont déjà présentées devant vous — vous posent une fois de plus le problème de la responsabilité de la C.E.C.A. en raison de la faute reprochée à la Haute Autorité dans la gestion et le contrôle du mécanisme de péréquation des ferrailles.
Sans décrire en détail ce mécanisme qui vous est bien connu, il suffira de rappeler qu'il avait pour objet d'assurer l'approvisionnement régulier d'un produit de caractère très spéculatif, et qu'il a été créé sur la base de l'article 53 b) du traité C.E.C.A. qui autorise la Haute Autorité, sur avis conforme du Conseil statuant à l'unanimité, à instituer elle-même tous mécanismes financiers qu'elle reconnaît nécessaires à l'exécution des missions définies à l'article 3. Il a reçu son caractère
obligatoire de la décision 22-54 du 26. mars 1954, et a été ensuite élargi par les décisions 14-55 du 26 mars 1955 et 2-57 du 27 janvier 1957. Il comportait des contributions établies sur la consommation de chaque entreprise en ferraille d'achat et des versements de péréquation aux entreprises qui acquéraient de la ferraille importée des pays tiers ou assimilée, telle que la ferraille de démolition navale. Le fonctionnement en était assuré par deux sociétés coopératives de droit belge, l'Office
commun des consommateurs de ferraille et la Caisse de péréquation des ferrailles importées, agissant sous la responsabilité de la Haute Autorité.
A la suite de votre arrêt Meroni du 13 juin 1958 qui jugeait non conformes au traité les conditions dans lesquelles une délégation de pouvoirs avait été consentie aux organismes dits de Bruxelles, la Haute Autorité a repris en main le système à compter du 1er août 1958 et jusqu'au 30 novembre 1958, date à laquelle a pris fin le mécanisme.
Mais, dès avant cette date, de graves irrégularités avaient été découvertes, consistant notamment dans la délivrance de certificats falsifiés de démolition navale par le chef de la section «sidérurgie» du ministère néerlandais des affaires économiques. Cette première découverte devait être suivie de la constatation d'autres fraudes, plus étendues et commises dans plusieurs États membres; elles sont relatées, soit dans le rapport de la Haute Autorité du 8 avril 1961, soit dans le rapport de la
commission du marché intérieur de l'Assemblée parlementaire européenne du 15 décembre 1961, connu sous le nom de «Rapport Poher».
A plusieurs reprises déjà vous avez été saisis par des entreprises de recours mettant en cause la responsabilité de la Communauté pour divers faits se rattachant au fonctionnement du mécanisme de péréquation, ce qui nous permettra, sur bien des points, d'abréger nos développements. Votre arrêt Feram du 17 décembre 1959 (Recueil V, p, 503) a considéré que les agissements frauduleux d'un fonctionnaire national quant à l'établissement de certificats d'origine ne pouvaient constituer une faute de
service à la charge de la Haute Autorité. Cette solution a été confirmée par les deux arrêts Compagnie des hauts fourneaux de chasse et Meroni du 14 décembre 1962 (Recueil VIII, p. 725 et 789). La solution inverse a été adoptée pour les assurances irrégulièrement données par les organismes de Bruxelles sur la parité de transport (Sté Fives-Lille Cail du 15 décembre 1961 — Recueil VII, p. 565), mais le défaut de preuve de l'existence de dommage vous a conduit ici encore à rejeter la demande
d'indemnité.
Les conclusions pratiquement identiques des deux recours 9 et 25-64 tendent à faire reconnaître, sur la base de l'article 40, 1er alinéa, du traité C.E.C.A. la responsabilité de la Haute Autorité pour «faute de service» du fait qu'elle n'a pu éviter, durant toute la période pendant laquelle a fonctionné le mécanisme obligatoire de péréquation de la ferraille, «d'importantes et grossières fraudes» au détriment des entreprises sidérurgiques de la Communauté, fraudes qui ne seraient que partiellement
mentionnées dans le rapport du 8 avril 1961 de la Haute Autorité. Aussi vous demande-t-on de charger un collège d'experts de vérifier les enquêtes auxquelles ont procédé sept sociétés fiduciaires, de se prononcer sur l'existence éventuelle d'autres fraudes non relevées dans le rapport, et d'établir en définitive tant le montant exact du tonnage fraudé et le pourcentage des majorations de la contribution qui en découle que le montant global des frais occasionnés par tous les contrôles auxquels ont
donné lieu ces fraudes.
Mais les entreprises requérantes vous ont demandé également à titre préjudiciel de poser à la Haute Autorité 21 questions portant sur les points les plus divers. Il s'agirait notamment de refaire année par année le tableau détaillé des tonnages fraudés et des primes indûment versées ainsi que des sommes récupérées, de dresser l'état nominatif des entreprises, agents des organismes de péréquation ou autres personnes poursuivies sur le plan pénal ou civil, et de préciser les difficultés auxquelles se
sont heurtés les contrôles auxquels il a été procédé depuis la découverte des fraudes; d'autres questions ont trait par exemple aux termes du «compromis» passé avec le Conseil de ministres lors de l'institution du mécanisme obligatoire de péréquation. Leur diversité et leur ampleur sont telles qu'elles débordent largement du cas des sociétés requérantes et tendent en réalité à mettre en cause tout autant la responsabilité politique de la Haute Autorité, dont il a été question devant l'Assemblée
parlementaire européenne, que sa responsabilité civile devant vous. Vous n'avez pas en tout cas estimé jusqu'à présent devoir déférer à la demande dont vous étiez saisis.
Les recours sont introduits dans le cadre de l'article 40 du traité C.E.C.A. qui prévoit, sous réserve des dispositions de l'article 34, alinéa 1 (préjudice direct et spécial causé par une décision annulée), la réparation pécuniaire à la charge de la Communauté en cas de préjudice causé dans l'exécution du traité par une «faute de service» de la Communauté. La Haute Autorité — vous l'avez entendu lors des plaidoiries — a opposé aux recours des sociétés une double exception, soit la prescription de
l'action, soit, subsidiairement, son caractère prématuré. Mais l'obligation de répondre à cette question ne nous dispense pas d'examiner les deux points qui conditionnent la reconnaissance de la responsabilité: l'existence de la faute et la gravité qui doit lui être reconnue — l'existence du dommage.
La faute de service
1. Dans une précédente affaire, vous aviez reproché à la requérante de s'être bornée à verser au dossier des documents parlementaires sans indiquer suffisamment quelles irrégularités signalées dans ces documents seraient constitutives de fautes de la part de la Haute Autorité. La Sté Feram et les autres entreprises en cause n'échappent pas complètement à ce reproche, au moins dans leurs recours; dans leurs répliques, elles précisent leur argumentation et les faits sur lesquels elles entendent fonder
la responsabilité de la Haute Autorité. C'est en premier lieu d'avoir accepté en 1954 un «compromis» avec le Conseil de ministres, — et de l'avoir longtemps tenu secret —, par lequel elle limitait volontairement son action à la surveillance générale de la politique d'approvisionnement, renonçant ainsi à tout contrôle de la gestion des organismes de Bruxelles. Cette abstention volontaire aurait entraîné, ou du moins rendu possibles, les fraudes découvertes par la suite. C'est, d'autre part,
d'avoir attendu jusqu'en septembre 1958 pour prendre des dispositions détaillées au sujet de la preuve de l'origine de la ferraille, alors que précédemment, faute d'un règlement uniforme sur les documents à fournir, chaque office régional adoptait sur ce point ses propres modalités. Or, les différences de prix, la difficulté de vérifier exactement l'origine de la ferraille de démolition navale ou de la ferraille dite «de substitution», également admise à la péréquation, étaient autant de raisons
de prévoir la fixation de règles rigoureuses de contrôle; l'absence de ces règles a conduit aux fraudes les plus diverses, dont les requérantes énumèrent certaines et qui vous ont été plusieurs fois décrites. C'est encore — alors que les organismes de Bruxelles avaient été avertis au moins de l'éventualité de fraudes bien avant la dénonciation de M. Worms en novembre 1957 — de n'avoir ouvert l'enquête que le 15 mars 1958 par un mandat, d'ailleurs limité et insuffisant, donné par la Caisse de
péréquation à la Société fiduciaire suisse, et d'avoir attendu septembre 1958 pour compléter ce mandat et prendre elle-même en main la surveillance des investigations. D'où, pendant cette période, la possibilité pour les fraudeurs et leurs complices de poursuivre leur activité. Les requérantes ajoutent enfin que, plus de trois ans après la publication du rapport de la Haute Autorité, qui, d'après celle-ci, ne mettait pas un terme à la question soulevée par les fraudes, de nombreux points n'ont
toujours pas été éclaircis, ce qui montrerait«l'incroyable réticence» que mettent les autorités compétentes à régler définitivement l'affaire.
Messieurs, ce n'est pas diminuer le mérite de l'honorable avocat des requérantes que de constater que les faits ainsi relevés par lui sont en général ceux qu'avait retenus M. l'avocat général Lagrange dans les affaires Hauts fourneaux de Chasse et Meroni comme étant de nature à engager la responsabilité de la Communauté. Nous le lui reprocherons d'autant moins que nous partageons entièrement sur cette question l'opinion de notre prédécesseur. Nous référant à ce qu'il disait à l'époque, nous nous
bornerons à préciser les points suivants :
— Si la nécessité d'obtenir l'accord unanime du Conseil peut dans une certaine mesure atténuer la responsabilité politique de la Haute Autorité, elle ne dégage aucunement la responsabilité civile de la Communauté ; car c'est bien la responsabilité de celle-ci, seule investie de la personnalité morale et seule visée par l'article 40 du traité, qui est en jeu, même si la faute reprochée incombe à la Haute Autorité. En outre, aucun accord interne ne pouvait juridiquement dégager cette dernière des
obligations que lui impose l'article 53 du traité.
— Le défaut de contrôle de l'origine de la ferraille peut bien — comme le souligne l'institution défenderesse — être le fait des organismes de Bruxelles, il n'en a pas moins été rendu possible par le refus de la Haute Autorité d'admettre qu'elle devait contrôler la gestion du mécanisme de péréquation et non se limiter à la surveillance générale d'une politique d'approvisionnement. D'autre part, si les organismes de Bruxelles sont bien des personnes morales de droit privé, leur activité est une
activité de droit public, dont la Haute Autorité a longtemps admis qu'elle était de plein droit responsable, comme le précisait d'ailleurs sa décision 22-54. Votre arrêt Fives-Lille Cail décide expressément que «par le fait même qu'elle avait autorisé le mécanisme de péréquation, sous quelque forme que ce fût, la Haute Autorité devait le garder sous son contrôle». Et votre arrêt Mannesmann du 4 avril 1960 n'a pas hésité même à qualifier l'Office commun des consommateurs de ferraille «d'organe
de la Communauté».
— Si la Haute Autorité a fait preuve d'une timidité excessive en 1958, lorsque les premières fraudes étaient déjà découvertes, cela est à coup sûr regrettable; il n'est pas évident que cette timidité constitue à elle seule une «faute de service»; elle est en tout cas sans commune mesure avec la responsabilité qu'encourt l'institution du fait de son refus antérieur de contrôler le fonctionnement des organismes de Bruxelles.
— Enfin, nous sommes d'accord avec la Haute Autorité pour admettre que le retard qu'elle aurait apporté depuis trois ans à faire connaître le résultat des contrôles exercés sur les fraudes — retard qu'elle conteste d'ailleurs — est en toute hypothèse hors du débat. Il est sans influence sur l'existence des fraudes et sur les conséquences dommageables qui ont pu éventuellement en résulter pour les requérantes.
2. Qu'il y ait eu fonctionnement défectueux des organismes de Bruxelles et manque de contrôle de la part de la Haute Autorité, c'est ce qui nous paraît évident, mais ces faits constituent-ils la «faute de service» exigée par l'article 40 pour que soit engagée la responsabilité de la Communauté? Pour le contester, l'institution défenderesse a essentiellement fait porter son effort à l'audience sur deux points :
En premier lieu, la distinction entre la gestion du mécanisme de péréquation par les organismes de Bruxelles et le contrôle de cette gestion par la Haute Autorité. La première ne pourrait engager que ces organismes, puisqu'il s'agit de sociétés de droit privé, qui ne peuvent à aucun titre être qualifiées «d'organes de la Haute Autorité». La preuve en serait que la Cour a considéré comme illégitime la délégation qui leur a été donnée par celle-ci; or, on ne délègue pas à son propre organe.
Nous relèverons que l'arrêt Mannesmann dit en propres termes que «la structure de la péréquation de la ferraille présente, dans son ensemble, un caractère de droit public», et nous n'épiloguerons pas davantage sur la portée donnée par ce même arrêt au terme «d'organe de la Haute Autorité». Sans doute, faut-il le comprendre comme impliquant que la responsabilité de cette institution pour la gestion du mécanisme est une responsabilité propre, directe, et non celle qu'encourt le commettant du fait
de l'activité de son préposé. Cette thèse, qui était à l'origine celle de la défenderesse, nous paraît en tout cas consacrée par votre jurisprudence.
Ayant ainsi écarté — à tort, selon nous — toute responsabilité éventuelle du fait de la gestion du mécanisme de péréquation, la défenderesse se réfère en second lieu aux droits italien et français pour rejeter également cette responsabilité en ce qui concerne l'absence de contrôle ou le contrôle insuffisant par la Haute Autorité. Plus précisément, elle invoque les solutions admises par ces deux systèmes juridiques en cas de défaillance des organismes bancaires. Le premier — le droit italien —
refuserait de reconnaître en ce cas la responsabilité de la puissance publique, non seulement devant les tribunaux de droit commun compétents pour connaître de la violation des droits subjectifs, mais devant la juridiction administrative, faute de méconnaissance d'un intérêt légitime. Quant au droit français, si le Conseil d'État de ce pays, par un arrêt du 24 janvier 1964, a admis pour la première fois la responsabilité de l'Etat du fait d'une faute lourde dans la surveillance d'une banque, les
circonstances de l'affaire montreraient que cette solution s'explique, non par la gravité des irrégularités auxquelles s'était livrée la banque, mais par l'inaction de l'organisme de contrôle après la découverte de ces irrégularités; or, aucune faute lourde de cette nature ne pourrait être reprochée à la Haute Autorité.
Messieurs, nous voulons bien admettre qu'en employant l'expression «faute de service» les auteurs du traité de Paris ont entendu se référer à des notions empruntées à certains droits nationaux, et laisser au juge le soin d'adopter des solutions nuancées tenant compte de la nature des services en cause et de la plus ou moins grande difficulté qu'ils éprouvent à accomplir leur mission. Qu'on puisse ainsi subordonner dans certains cas la reconnaissance de la responsabilité de la Communauté sur la
base de l'article 40 à l'existence d'une faute lourde, c'est une thèse qui se défend, mais qui ne nous paraît pas pouvoir s'appliquer au cas présent. Nous ne sommes pas ici en face d'une autorité publique qui contrôle une activité privée exercée par des personnes ou des entreprises qui lui sont extérieures — c'est à cela que correspond la jurisprudence italienne ou française sur le contrôle des banques. Tout au contraire, les organismes de Bruxelles, bien que constitués sous la forme de sociétés
de droit privé, participent à une activité qui a un caractère de droit public, ainsi que le dit l'arrêt Mannesmann et dont la Haute Autorité assume de plein droit la responsabilité. C'est en réalité l'action de tous ceux qui devaient coopérer au mécanisme de péréquation: Office et Caisse d'une part, Haute Autorité de l'autre, qui s'est révélée défectueuse, soit sous l'angle de la gestion courante, soit sous celui de l'impulsion à donner et du contrôle à assurer, et il n'y a pas de raison alors
d'exiger une faute lourde pour mettre en jeu la responsabilité de la Communauté. Les faits, tels qu'ils vous sont connus, nous paraissent révéler de façon très suffisante l'existence d'une «faute de service» de la Haute Autorité, au sens de l'article 40 du traité.
Le dommage
Reste alors un problème qui nous paraît plus délicat, c'est celui de savoir si les sociétés requérantes justifient quant à présent de l'existence d'un préjudice que leur aurait causé l'activité fautive de la Communauté. Elles admettent que le montant du dommage subi ne peut être dès maintenant évalué — et c'est pourquoi aussi elles vous demandent de nommer un collège d'experts — mais elles soutiennent que son existence est cependant certaine: les versements de péréquation indûment effectués pourront
d'autant moins être récupérés en totalité que votre jurisprudence ne permet pas à la Haute Autorité de les faire reverser par les entreprises utilisatrices de la ferraille. D'autre part, les opérations d'enquête et de vérification ont occasionné des frais importants, certainement plus élevés que ce qu'aurait exigé l'exercice par la Haute Autorité d'un contrôle contemporain du fonctionnement du mécanisme de péréquation.
A quoi l'institution défenderesse objecte que l'existence même du dommage suppose que les entreprises aient effectivement payé les contributions qui leur ont été réclamées: les tonnages de ferraille irrégulièrement pris en péréquation représentant 2 % environ du tonnage global, le dommage éventuel ne pourrait lui-même en aucune manière dépasser ce pourcentage, étant précisé que ce chiffre de 2 % devrait encore être réduit, tant du fait des récupérations réalisées qu'en fonction des opérations pour
lesquelles la responsabilité de la Haute Autorité ne peut en aucun cas être engagée, et qui ont donné lieu au précédent arrêt Feram. Or, à l'heure actuelle, les entreprises requérantes sont loin d'avoir payé 98 % des contributions qui leur sont demandées. Et la Haute Autorité résume son argumentation sur ce point de la façon suivante: si le dommage consiste dans le déboursement de sommes non dues, tant que le déboursement n'a pas eu lieu, le dommage n'existe pas, pas plus que le droit à réparation.
Quant aux éléments constitutifs du dommage invoqué, l'institution défenderesse conteste que le coût des contrôles a posteriori soit nécessairement supérieur à celui du contrôle qu'elle aurait elle-même exercé au cours du fonctionnement du mécanisme de péréquation. Il appartiendrait en tout cas aux requérantes de faire la preuve de leurs allégations. D'autre part, les fonds nécessaires pour effectuer les contrôles ayant été demandés aux entreprises par les décisions générales régissant la liquidation
du mécanisme de péréquation, ce n'est pas sur la base de l'article 40 du traité mais sur celle de l'article 34 que devrait être réclamée la réparation du préjudice que causeraient éventuellement ces décisions.
Cette défense de la Haute Autorité appellerait sans doute d'assez sérieuses réserves, mais nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de la discuter en détail, car elle nous ramène en réalité par un détour aux deux fins de non recevoir opposées aux recours et auxquelles — renversant l'ordre habituel de la discussion — nous venons maintenant. Des deux exceptions soulevées, l'une est, vous le savez, présentée à titre principal, c'est celle de la prescription de l'action, l'autre l'est à titre
subsidiaire, c'est le caractère prématuré de cette action. L'Institution défenderesse soutient que les faits qui donnent lieu à l'action des requérantes sont constitués par les versements de péréquation correspondant à de la ferraille qui n'y donne pas droit, et elle rejoint ici l'analyse faite par M. l'avocat général Lagrange dans l'affaire Meroni de 1962. Or, d'après l'article 40 du protocole sur le statut de la Cour de justice de la C.E.C.A., les actions prévues aux deux premiers alinéas de
l'article 40 du traité se prescrivent par cinq ans à compter de la survenance du fait qui y a donné lieu ; les versements étant intervenus au plus tard dans le courant de l'année 1958, l'action aurait été prescrite lorsque les recours ont été introduits dans le courant de l'année 1964.
Les requérantes objectent que dans l'arrêt dont nous venons de parler, la Cour a déclaré qu'elle accueillerait sans les juger atteints par la prescription des recours formés sur la base des irrégularités autres que celles appartenant au complexe van der Grift, et introduits après la clôture des comptes du mécanisme de péréquation. Elles en concluent avec raison que leurs demandes ne sont pas prescrites. Mais ne sont-elles pas alors prématurées, comme le soutient à titre subsidiaire, la Haute
Autorité? Il semble bien qu'il faut répondre ici par l'affirmative, si l'on se reporte à un autre passage de l'arrêt Meroni déjà cité. Vous y avez précisé que le risque d'une prescription des demandes n'existe pas, «étant donné qu'il n'a pas encore été possible d'établir définitivement les montants à payer au titre du prélèvement de péréquation». Comment interpréter cette affirmation sinon comme impliquant que, tant que les actions en récupération engagées par la Haute Autorité et la liquidation du
mécanisme de péréquation sont toujours en cours, que les décomptes définitifs ne sont pas encore établis, la prescription n'a pas commencé à courir? Mais c'est aussi admettre implicitement que seul l'établissement définitif des montants à payer conditionne la reconnaissance, non seulement du montant du dommage, mais de son existence même, et que, tant qu'il n'y a pas été procédé, l'action est prématurée.
Telle est du moins la conséquence que nous paraît nécessairement comporter votre arrêt Meroni. Et cette solution nous paraît sage. Nous savons qu'à l'heure actuelle la Haute Autorité continue une action difficile devant les juridictions des États membres pour aboutir au règlement des instructions ou des instances en cours et recouvrer ce qui peut encore être récupéré. Rien n'est définitif, aussi nous ne voyons pas à quoi aboutiraient quant à présent les travaux du collège d'experts que les sociétés
requérantes vous demandent de désigner. Comment seraient-ils mieux placés que les services actuellement chargés de ce travail pour évaluer par exemple le montant exact du tonnage de ferrailles fraudées, ou pour fixer sur quelles bases devrait être calculé le pourcentage des majorations de la contribution de péréquation dues aux fraudes? Et de quelle utilité seraient leurs travaux tant que les opérations ne sont pas terminées? Il est vrai qu'après avoir proposé ce vaste programme de recherches, dont
les résultats sont pour le moment très hypothétiques, les Sociétés vous demandent en tout état de cause de condamner la Haute Autorité au paiement de dommages-intérêts; encore faudrait-il pour cela que l'existence même du dommage soit dès à présent établie, ce qui ne nous paraît pas le cas. Les recours nous paraissent donc prématurés, ainsi que le soutient la Haute Autorité.
Nous concluons :
— au rejet des recours 9 et 25-64
— et à ce que les parties requérantes soient condamnées aux dépens.