CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 19 JANVIER 1966
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
La société en nom collectif «Ferriera Ernesto Preo e Figli», qui a pour seuls associés les quatre frères Preo, vous demande d'annuler deux décisions de la Haute Autorité du 13 novembre 1964, dont la première fixe à 34.058 tonnes, pour la période du 1er octobre 1956 au 30 novembre 1958, la quantité de ferrailles d'achat imposable au prélèvement de péréquation, et dont la seconde lui enjoint de payer à ce titre un montant de 55.700.153 lires.
Son recours met en lumière les difficultés auxquelles peut donner lieu en l'absence de comptabilité, l'évaluation d'office à partir de la consommation d'électricité.
La société requérante produit de l'acier au moyen d'un four électrique de 6 à 8 tonnes de charge solide qui a commencé à fonctionner le 1er octobre 1956. Elle a été à deux reprises l'objet d'un contrôle sur place de la Société anonyme Fiduciaire Suisse. La première inspection, qui a eu lieu en septembre 1958, couvrait la période du 1er octobre 1956 au 31 décembre 1957; par lettre du 6 juillet 1959, la division «Marché» de la C.E.C.A. a communiqué à la société un extrait du calcul effectué par les
contrôleurs à partir notamment de la consommation d'électricité, et duquel il résultait que, pendant la période ayant donné lieu à vérification, la société avait omis de déclarer 1.500 tonnes de ferraille environ. L'entreprise Preo était invitée à faire parvenir son accord sur les résultats du contrôle effectué, ce qu'elle fit dès le 18 juillet suivant.
La seconde inspection eut lieu en février 1961 et porta sur l'ensemble de la période 1er octobre 1956 - 30 novembre 1958, reprenant ainsi la période qui avait donné lieu à l'inspection précédente. Sur la base de ses résultats, les services de la C.E.C.A. signalèrent à la société, le 8 janvier 1963, que l'examen comparatif de la consommation d'énergie électrique et des consommations de ferrailles d'achat déclarées révélait que ces dernières étaient inférieures aux consommations unitaires maxima en
kilowattheures que la Haute Autorité adopte comme critères pour les fours électriques. A cette lettre qui faisait pour la première fois allusion à l'avis d'une commission d'experts réunie le 13 février 1962 pour chiffrer la consommation d'énergie électrique dans les fours à arc, compte tenu des différentes capacités des fours, était joint un calcul, effectué sur des bases différentes de celles de 1958 et aboutissant, pour l'ensemble de la période, à une insuffisance de déclaration de 10.743 tonnes.
On précisera ici qu'en raison de la modification des bases de calcul, l'insuffisance de déclaration retenue et acceptée lors de l'inspection précédente se trouvait sensiblement majorée.
Ensuite de quoi les services de la C.E.C.A. invitèrent, le 8 avril 1963, la société à payer la somme de 55.576.196 lires, portée ensuite à 55.700.153 lires. Preo se borna à répondre le 6 mai suivant que, si cette lettre était en contradiction avec ce qui avait été accepté auparavant, elle n'avait pas le caractère d'une décision au sens de l'article 15 du traité. La société attendrait donc une telle décision pour contester devant le juge une dette qu'elle ne reconnaissait pas. C'est donc contre les
deux décisions de la Haute Autorité du 13 novembre 1964 qu'est dirigé son recours. Dans sa réplique, elle demande à prouver par témoins certaines circonstances de nature à établir l'inexactitude, en ce qui la concerne, de l'évaluation forfaitaire à laquelle a procédé la Haute Autorité et indique les noms d'un certain nombre de personnes, dont les unes sont ses salariés et les autres étrangères à l'entreprise.
A l'appui de son recours, l'entreprise Preo invoque trois moyens qui ne sont, à vrai dire, que trois variations sur un même thème: le principe et les conditions de l'évaluation d'office par la Haute Autorité, au point qu'il est difficile de les examiner séparément.
Elle soutient que la Haute Autorité aurait violé l'article 5 du traité qui dispose que les Institutions de la Communauté exercent leurs activités «en coopération étroite avec les intéressés», puisque les calculs qui ont conduit aux décisions attaquées ont été exécutés sans que la requérante ait eu une possibilité concrète de se défendre. D'autre part, l'article 3 de la décision 22-54 du 26 mars 1954 instituant le mécanisme de péréquation de la ferraille importée prévoit que «le montant des
contributions est calculé au prorata des tonnages de ferraille achetés» ; or, les actes contestés évaluent ces quantités prétendument achetées sur la base de calculs théoriques présumés qui ne correspondraient pas à la réalité.
La société Preo n'entend pas contester la faculté que la Haute Autorité tient de l'article 2 de la décision 13-58 de procéder par voie d'évaluation d'office «à défaut de déclaration par les entreprises des éléments de calcul des contributions», mais elle objecte que, comme le droit italien ne lui impose pas de tenir des livres comptables, «la prémisse même de l'évaluation d'office tombe», et l'évaluation devrait se baser sur les faits particuliers que la Société anonyme Fiduciaire Suisse avait
elle-même contrôlés lors de sa première inspection, sans que la consommation d'énergie électrique puisse constituer le seul critère à retenir.
La Haute Autorité ne pouvait en tout cas remplacer une première évaluation déjà admise par une autre augmentant dans des proportions considérables le montant des tonnages imposables sans établir d'abord un changement dans la situation de fait. Il ne suffit pas qu'elle prétende, comme en l'espèce, invoquer l'avis d'«experts» pour adopter de nouveaux critères correspondant mieux aux nécessités de l'évaluation, alors surtout qu'un accord était déjà intervenu entre les parties pour la période du
1er octobre 1956 au 31 décembre 1957; et comme cet accord portait sur les méthodes d'évaluation, son efficacité devait s'étendre à la période ultérieure, à défaut de modification effective dans la situation de fait.
Enfin, sous le terme de détournement de pouvoir et de défaut de motif, la requérante s'en prend de façon plus précise aux critères retenus par les décisions attaquées, auxquels elle reproche d'être erronés et de ne pas tenir compte des circonstances propres à son exploitation: période de rodage du four — erreurs techniques — nécessité de former du personnel, tous faits qui auraient entraîné une baisse de rendement durant de nombreux mois.
Ainsi résumée, cette argumentation est de valeur très inégale.
En premier lieu, il est certain que si l'article 2 de la décision générale 13-58 donne à la Haute Autorité la faculté de procéder par voie d'évaluation d'office à défaut de déclaration par les entreprises des éléments de calcul des contributions, ce pouvoir est inhérent au fonctionnement même du mécanisme et doit s'exercer pour toute la période au cours de laquelle a joué ce dernier.
Si, d'autre part, l'article 5 du traité demande aux Institutions d'agir en coopération avec les intéressés, la Haute Autorité n'a pas tort de souligner que cette coopération ne peut être à sens unique, ni même de reprocher à la société requérante de n'avoir fait aucune diligence à cet égard. Invitée en avril 1963 à payer la somme qui a fait ensuite l'objet de la deuxième décision du 13 novembre 1964, l'entreprise Preo, tout en contestant sa dette et en se retranchant derrière le fait qu'elle n'avait
pas été fixée par une véritable décision au sens de l'article 15 du traité, n'a pas explicité les motifs de sa contestation. Une lettre du 29 mai 1963, par laquelle la Haute Autorité confirmait «jusqu'à preuve du contraire» sa position, ne l'a pas amenée non plus à préciser les caractéristiques particulières qui devaient conduire à écarter l'évaluation par induction telle qu'elle avait été établie. Enfin, les débats oraux vous ont suffisamment éclairés sur son refus — dont nous n'avons pas ici à
rechercher les raisons — de recevoir l'enquêteur que la Haute Autorité était toujours disposée à lui envoyer.
Peu importe par ailleurs l'obligation — controversée entre les parties — que la loi italienne imposerait ou non aux sociétés en nom collectif quant à la tenue des livres comptables habituels. L'entreprise ne peut soutenir sérieusement qu'elle ne disposait pas d'un minimum d'organisation administrative, d'une documentation qu'elle s'est abstenue de communiquer aux services de la Haute Autorité. Celle-ci était donc fondée à utiliser à son égard, comme pour les autres entreprises se trouvant dans le
même cas, la méthode de l'évaluation d'office. Elle pouvait à cette fin se fonder sur la consommation d'électricité, dans la mesure où celle-ci était le seul élément dont elle disposait, quitte pour l'entreprise à faire la preuve de l'inexactitude de l'évaluation ainsi retenue. C'est ce que vous avez admis par exemple dans l'affaire 18-62 — Barge — du 16 décembre 1963 (Recueil, IX, p. 529).
Tous ces principes ne paraissent guère soulever de discussion. Ce qui est plus délicat, et semble constituer la particularité de l'affaire, c'est la substitution — toujours dans le cadre de l'évaluation d'office — sinon d'un critère à un autre, du moins de chiffres différents de ceux antérieurement retenus pour une période donnée avec l'accord de l'entreprise.
Les méthodes employées sont, on le verra, profondément différentes.
D'après l'annexe jointe à la lettre du 6 juillet 1959, les contrôleurs de la Société anonyme Fiduciaire Suisse avaient retenu un chiffre de 1.100 kilowattheures pour la production d'une tonne d'acier liquide; ils avaient ensuite fixé un rapport entre la charge totale et la production d'acier, puis entre la charge de ferraille et la charge totale. Ayant ainsi obtenu la charge totale de ferraille, ils avaient dégagé le tonnage de ferraille reçue en déduisant de cette charge totale les ressources
propres, et en ajoutant l'augmentation de stock à la fin de la période considérée.
Le système retenu en définitive et appliqué à la totalité de la période d'imposition est très différent. Non seulement, se fondant sur le rapport des experts dont vous avez déjà eu à connaître, la Haute Autorité ramène la consommation d'énergie électrique par tonne d'acier de 1.100 kWh à 850 kWh, mais elle fixe à 1.015 kg le rapport entre la mise au mille de ferrailles d'achat et la production d'acier liquide ou en lingots. De ce point de vue également la méthode devient forfaitaire et ne fait plus
entrer en ligne de compte ni le rapport entre le tonnage de charge de ferraille et celui de la charge totale, ni les ressources propres, ni la différence entre le stock initial et le stock final.
Un tel changement de système pose différentes questions. La société requérante lui oppose d'abord le caractère définitif de l'évaluation précédente à laquelle elle avait elle-même donné son accord, ce qui empêcherait de remettre en cause le chiffre retenu, à tout le moins pour la période du 1er octobre 1956 au 31 décembre 1957. Elle soutient même que, cet accord ayant porté sur la méthode d'évaluation, son efficacité devait être étendue à la période ultérieure, à défaut de raison valable de modifier
le critère primitif.
Cette thèse nous paraît difficilement admissible dans la mesure d'abord où elle fait intervenir la notion d'accord dans le domaine de la péréquation des ferrailles, qui n'a aucun caractère contractuel. La Haute Autorité a pour tâche de gérer ce mécanisme dans des conditions qui excluent toute discrimination; on peut donc se demander si, jusqu'à la clôture des opérations, elle n'est pas habilitée à revenir sur ses évaluations et même sur ses décisions précédentes pour des motifs légitimes. C'est bien
ce qui paraît résulter de votre arrêt Merlini, 108-63, du 21 janvier 1965 (Recueil, XI-1). En toute hypothèse, le simple fait que les services de cette institution aient notifié à la société les résultats d'un contrôle et lui aient demandé son accord éventuel ou ses objections ne suffirait pas à donner à cette lettre le caractère d'une véritable décision engageant la Haute Autorité. La société qui a dénié toute valeur au document l'informant de la nouvelle évaluation parce qu'il n'aurait pas été
établi dans les conditions de l'article 15 du traité est mal fondée à prétendre donner plus de poids à l'ancienne qui lui avait été également notifiée par les services.
Puisque l'on se trouve dans le cadre de l'évaluation d'office, on ne peut donc, pensons-nous, reprocher à la Haute Autorité d'avoir tenté de dégager des règles générales et de perfectionner ses critères d'évaluation. C'est à quoi tendait le recours à une commission d'experts, dont vos arrêts Barge (Recueil, IX, p. 562, et XI-4) ont reconnu l'autorité. Il est parfaitement logique de demander à des spécialistes qualifiés de chiffrer la consommation d'énergie nécessaire pour obtenir une quantité donnée
d'acier en tenant compte des différentes capacités des fours. En fait, le coefficient retenu, 850 kilowattheures, est voisin de celui que l'on retrouve dans d'autres affaires, déjà jugées ou actuellement en cours d'instruction.
Deux remarques doivent cependant être faites. A la société qui, pour écarter ce chiffre, met en avant les difficultés particulières qu'elle aurait rencontrées, la Haute Autorité répond que les experts ont déjà tenu compte de tous ces éléments lorsqu'ils ont établi le rapport kWh/tonne d'acier avec une marge suffisamment large pour comprendre les difficultés en question. C'est possible sans être certain, et un forfait ne peut par définition refléter toutes les situations particulières.
D'autre part, comme nous l'avons indique, la Haute Autorité paraît avoir. fait abstraction de la ferraille de recyclage et de l'existence de stock pour fixer de façon forfaitaire le rapport entre la mise au mille de ferraille d'achat et la production d'acier. Mais la société, tout en signalant cette modification dans la méthode d'évaluation, n'en tire cependant aucun argument particulier.
Si la décision de la Haute Autorité ne nous paraît donc pas en principe critiquable, peut-être reste-t-il en fait une certaine marge d'incertitude. Est-elle suffisante pour qu'il y ait lieu d'ordonner le supplément d'instruction sollicité par la société Preo? Celle-ci voudrait faire établir par témoins que le rodage a duré d'octobre 1956 à fin 1957, qu'au cours de cette période et même plus tard de nombreuses erreurs ont été commises, qu'elle a eu des difficultés dans la formation et l'emploi de sa
main-d'œuvre, que d'autres circonstances, telles que par exemple les matériaux employés, ont contribué également à entraîner une consommation excessive d'électricité.
Nous ne pensons pas cependant qu'il convienne de faire droit à cette demande, pour plusieurs raisons. On sait que la société a eu, jusqu'à la veille des débats oraux, toute latitude pour faire examiner sur place les circonstances particulières dont elle entend maintenant se prévaloir, comme il a été fait avec succès pour d'autres entreprises, et qu'elle s'est dérobée devant la faculté qui lui était offerte. Aujourd'hui encore elle se borne à vous apporter de simples allégations qui sont dépourvues
de tout commencement de justification; or, le défaut de toute justification avait suffi dans l'affaire Barge, 14-64, du 16 février 1965 pour que vous refusiez le supplément d'instruction demandé. Enfin, il nous paraît hasardeux de tenter d'établir l'exactitude de faits aussi anciens à l'aide de témoignages dont les auteurs sont pour la plupart des salariés de l'entreprise.
Nous concluons en définitive :
— au rejet du recours de la société Preo,
— et à ce que les dépens soient supportés par la requérante.