CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 2 MARS 1966 ( 1 )
Sommaire
Introduction (les faits, les chefs de conclusions)
Discussion juridique
A — La recevabilité
B — Le fond
I — Affaire 18-65
1. La décision portant suspension du requérant est-elle illégale?
a) Insuffisance de motifs
b) Violation de l'article 88 du statut des fonctionnaires
c) Violation du principe «non bis in idem»
d) Autres griefs du requérant
2. La légalité de la décision de mutation du 9 décembre 1964
a) Insuffisance de motifs
b) Autres griefs du requérant
c) Est-ce bien l'intérêt du service qui a déterminé la mutation?
3. Conclusion
II — Affaire 35-65
1. L'avis de vacance d'emploi V/IS/40/65
2. La décision de la Commission des 20 et 21 janvier 1965
3. La décision de la Commission du 13 mai 1965
III — Demandes de dommages-intérêts et conclusions accessoires
1. Les conclusions accessoires
2. Les demandes de dommages-intérêts
C — Conclusions
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Le requérant dans les deux affaires où nous présentons aujourd'hui nos conclusions est un fonctionnaire de l'Euratom. Ayant pris ses fonctions le 1er juillet 1958, il a d'abord été affecté au service linguistique de la Commission à Bruxelles. Ensuite (en 1960), sur sa demande, il a été muté à Ispra où, dans la carrière A 5 - A 4, il était chargé du service «relations publiques et presse» du Centre de recherches nucléaires.
Au mois de mai 1964, le directeur du Centre de recherches a cru devoir contrôler le comportement du requérant dans le service, certains faits lui ayant paru irréguliers. L'enquête s'est terminée le 3 juillet 1964 par la notification par écrit d'un blâme, fondé sur l'article 86, paragraphe 2, b, du statut des fonctionnaires et faisant état d'incidents bien précis attribuables au comportement du requérant. Ce dernier n'a pas introduit de réclamation contre cette sanction disciplinaire mineure.
Quelques mois plus tard, la Commission a estimé devoir poursuivre ou reprendre l'enquête relative aux agissements du requérant dans le service. Le 25 septembre. 1964, il a été soumis à un interrogatoire par le chef du bureau de sécurité (service institué auprès de la Commission en vertu de l'article 77 du traité, en vue du contrôle de la sécurité). Le jour même, le directeur du Centre de recherches lui a fait savoir qu'il était suspendu de ses fonctions en vertu de l'article 88, alinéas 1 et 2, du
statut des fonctionnaires, avec maintien de sa rémunération. En outre, le directeur a décidé d'apposer les scellés sur le bureau du requérant et d'interdire à celui-ci l'accès du Centre de recherches.
Pendant la suspension du requérant, la Commission a résolu de ne pas le maintenir dans son emploi de chef de service à Ispra. Par décision du 9 décembre 1964, elle a ordonné sa mutation à Bruxelles en l'affectant à un poste d'administrateur principal à la bibliothèque de la direction «diffusion des connaissances». Cette décision lui a été notifiée le 22 décembre 1964; la date de son entrée en fonctions devait lui être communiquée ultérieurement. Cette communication lui a été faite par une note du
directeur général de l'administration du 11 janvier 1965, lui enjoignant de prendre son service à Bruxelles le 25 janvier 1965 à 9 h du matin. Le requérant ne s'est pas estimé satisfait des mesures prises. Il a adressé le 5 janvier 1965 une réclamation administrative fondée sur l'article 90 du statut des fonctionnaires au président de la Commission, mais il a obtempéré à l'ordre de mutation et il occupe son poste à Bruxelles depuis le 25 janvier 1965. Dans sa réclamation administrative au président
de la Commission, il a demandé une décision définitive au sujet de sa suspension et la révocation de sa mutation. En réponse, il a reçu le 18 février 1965 une lettre du directeur général de l'administration datée du 5 du même mois l'informant que, dans sa réunion des 20 et 21 janvier 1965, la Commission avait décidé de rejeter sa réclamation relative à sa mutation à Bruxelles et de lever la suspension à compter du jour de son entrée en fonctions à Bruxelles.
Cette mesure a déterminé le requérant à introduire son premier recours (affaire 18-65), le 30 mars 1965.
Quelques jours avant l'introduction de ce recours (le 24 mars 1965), un avis de concours, affiché dans les locaux administratifs de Bruxelles, a annoncé la vacance de l'emploi d'administrateur principal au Service de presse et d'information, occupé précédemment par le requérant à Ispra. Le requérant a réagi en introduisant une demande de sursis à exécution auprès du président de la Cour, qui y a fait droit le 8 avril 1965 en ordonnant la suspension de la procédure de concours jusqu'au 15 juin
suivant. En outre, le requérant a introduit un deuxième recours (affaire 35-65), par lequel il attaquait l'avis de vacance de son ancien emploi à Ispra.
Au surplus, le mémoire en défense déposé dans l'affaire 18-65 lui ayant appris l'existence d'une décision de la Commission des 20 et 21 janvier 1965 qui ordonnait la poursuite de l'enquête au sujet de son comportement sur le terrain disciplinaire, il a englobé également cette décision dans le deuxième recours. — Enfin, cette instance a encore pour objet une décision de la Commission du 13 mai 1965, notifiée au requérant par lettre du directeur général de l'administration du 25 mai 1965, ordonnant la
suspension de la procédure disciplinaire jusqu'au prononcé de l'arrêt dans l'affaire 18-65.
Le 8 juillet 1965, la Cour a décidé de joindre les deux affaires aux fins de la procédure et de l'arrêt, de sorte que maintenant nous devons en somme donner notre avis essentiellement sur les chefs de conclusions suivants :
I — Dans l'affaire 18-65 :
1o Annulation de la décision de la Commission du 5 février 1965, c'est-à-dire de la mesure qu'elle a prise en réponse à la réclamation administrative introduite par le requérant le 5 janvier 1965 (cette demande a été modifiée dans la réplique dans le sens de l'annulation des décisions de la Commission relatives à la suspension du requérant et à sa mutation à Bruxelles).
II — Dans l'affaire 35-65 :
1o Annulation de l'avis de vacance de l'emploi d'administrateur principal au Service de presse et d'information d'Ispra du 11 mars 1965;
2o Annulation des décisions de la Commission des 20 et 21 janvier 1965 et du 13 mai 1965.
I et II :
Dans les deux affaires, le requérant demande en outre que, dans la mesure à apprécier par la Cour, la Commission soit condamnée pour faute de service à réparer le dommage moral qu'elle lui a causé.
Discussion juridique
A — La recevabilité
Avant de nous demander ce qu'il faut retenir de ces conclusions et des arguments exposés à leur appui, nous devons examiner un problème de recevabilité que la Commission a soulevé dans l'affaire 18-65. En invoquant l'article 42 du règlement de procédure et la jurisprudence qui s'est développée sur ce point, la Commission s'en est prise à la modification que, dans son second mémoire, le requérant a apportée à la demande d'annulation qu'il avait introduite initialement.
A cet égard, rappelons-nous le déroulement des faits: le requérant n'a pas attaqué immédiatement en justice les décisions de la Commission ordonnant sa suspension et sa mutation à Bruxelles. Il a préféré présenter d'abord une réclamation administrative, et ce n'est qu'après l'échec de celle-ci qu'il s'est décidé à introduire un recours judiciaire. Son comportement a donc été conforme à la ligne de conduite qu'à plusieurs reprises déjà la Cour a préconisée dans l'intérêt d'une saine administration de
la justice. En bonne logique, lors de l'introduction de son recours, malgré l'expiration des délais prévus pour attaquer les décisions du 25 septembre 1964 et du 9 décembre 1964, qu'il estime lui faire principalement grief, il aurait eu le droit d'en demander l'annulation; autrement, en effet, c'est-à-dire si l'on estimait que les conclusions formulées en pareil cas ne peuvent tendre qu'à l'annulation de la décision adoptée en réponse à la réclamation administrative, les intéressés qui observent la
règle élaborée par la jurisprudence verraient leur protection juridictionnelle écourtée, ne fût-ce que formellement. Mais si, en formulant ses conclusions, le requérant dans l'affaire qui nous occupe a commencé par ne pas faire usage de ce droit et s'il s'est borné à attaquer la mesure prise en réponse à sa réclamation administrative, nous estimons qu'il faut lui permettre de modifier son attitude ultérieurement, comme il l'a fait. Et ce d'autant plus que cette modification des conclusions
n'entraîne pas de modification substantielle de l'objet du litige, parce qu'en fait, même si la demande tend seulement à l'annulation de la mesure prise par la Commission en réponse à sa réclamation, l'objet du litige est la légalité ou l'illégalité des décisions au sujet desquelles cette mesure apportait une réponse.
Aussi, en principe, ne voyons-nous pas d'objections a considérer comme recevables les nouvelles conclusions en annulation du requérant, avec cette réserve toutefois que, puisque la Comission elle-même a entre temps levé la suspension, il ne peut plus être question d'annuler la décision qui l'avait prononcée, mais tout au plus d'en constater l'illégalité. Sous cette réserve, qui, à notre avis, n'exige cependant pas que vous statuiez dans le cadre du contrôle de la recevabilité, nous aborderons
aussitôt l'examen au fond des conclusions qui vous sont présentées.
Ce faisant, nous devrons distinguer le recours 18-65 du recours 35-65 et, au sein de ces recours, les conclusions en annulation des demandes de dommages-intérêts.
B — Le fond
I — Affaire 18-65
1. La décision de suspension du 25 septembre 1964 est-elle illégale ?
a) Insuffisance de motifs
La première raison pour laquelle le requérant estime illégale la décision du 25 septembre 1964, c'est que les motifs dont elle est assortie sont insuffisants.
En droit, ce moyen appelle la remarque suivante: il est certain qu'une décision ordonnant la suspension d'un fonctionnaire doit être motivée, parce qu'elle constitue une mesure faisant grief au sens de l'article 25 du statut des fonctionnaires même dans le cas où le fonctionnaire qu'elle vise conserve le bénéfice de sa rémunération. — La teneur des motifs à formuler dans pareille hypothèse est déterminée par les conditions que fixe l'article 88 du statut pour la suspension, c'est-à-dire qu'ils
doivent exposer qu'il est allégué à l'encontre du fonctionnaire une faute grave consistant, soit dans un manquement à ses obligations professionnelles, soit dans une infraction de droit commun.
Si l'on tient compte de ces exigences, il n'est guère possible de considérer comme satisfaisante la formulation des motifs adoptée en fait pour justifier la décision. — Abstraction faite de la référence au titre VI du statut des fonctionnaires, elle se borne en effet à indiquer qu'il ressort des enquêtes effectuées que, dans son comportement vis-à-vis de certains de ses subordonnés et dans la gestion de son service, le requérant s'est rendu coupable, contrairement à ses obligations, d'agissements
qui doivent être mieux éclaircis. — Nous sommes d'avis qu'en plus de ces vagues indications, qui se réduisent à peu près à une répétition du texte légal, il aurait fallu dire en quoi le comportement du requérant était répréhensible; en d'autres termes, la critique qui lui était adressée aurait dû être quelque peu précisée. Ce n'est que de cette manière que les considérants de la décision auraient permis de constater que certaines accusations avaient été établies et qu'elles concernent une faute
grave; et c'est la seule façon d'avoir la certitude que l'administration n'invoque pas dans la procédure judiciaire, pour justifier sa décision, des motifs autres que ceux qu'elle avait pris en considération initialement.
Et la Commission ne peut pas se justifier en rétorquant qu'à l'occasion de son audition le requérant a appris personnellement le détail des accusations portées contre lui, tout d'abord parce que l'enquêteur qui a procédé à l'interrogatoire, c'est-à-dire un fonctionnaire du service responsable de la sécurité extérieure, ne s'identifie pas avec l'organe qui a arrêté la décision. L'audition ne permet donc pas à elle seule d'apercevoir quels éléments l'instance investie du pouvoir de décision,
c'est-à-dire la Commission, a estimés déterminants. Mais il y a une autre raison pour laquelle le fait que le requérant soit informé ne suffit pas: c'est que, comme la jurisprudence l'a souligné souvent, les considérants d'une décision ont également pour rôle d'éclairer la Cour de justice sur les motifs essentiels qui l'ont déterminée.
Enfin, nous ne pouvons pas non plus fermer les yeux sur l'insuffisance des motifs en considérant qu'il s'agissait d'une mesure urgente ou que l'administration avait peut-être voulu observer la plus grande discrétion possible pour sauvegarder la réputation du requérant. En effet, même si les mesures à prendre sont urgentes, le fait d'exposer leurs motifs essentiels ne peut retarder considérablement leur adoption. Quant à la réputation du requérant, même si les considérants de la décision avaient été
plus détaillés, elle ne courait aucun risque, puisque la mesure prise ne devait pas être publiée et puisqu'un soupçon énoncé éventuellement à tort pouvait être écarté dans une procédure subséquente.
Le seul parti à prendre, c'est donc effectivement de constater l'illégalité de la décision portant suspension du requérant, en raison de l'insuffisance de ses motifs.
Les griefs formels de ce genre n'étant évidemment pas très satisfaisants, nous ne nous contenterons pas de cette constatation, mais nous examinerons également les autres griefs du requérant, les griefs de fond.
b) Violation de l'article 88 du statut des fonctionnaires
Le requérant estime que la décision attaquée doit encore être considérée comme illégale, parce que les circonstances dans lesquelles elle a été prise permettent de penser que la Commission a eu l'intention de lui infliger de la sorte une sanction disciplinaire. D'après lui, cela ressort des mesures complémentaires de précaution qui ont été prononcées (mise de son bureau sous scellés, interdiction de l'accès au Centre), ainsi que de la publicité dont la Commission a entouré sa décision à plusieurs
égards.
Nous sommes pourtant d'avis qu'il est impossible de suivre le requérant dans ces déductions.
L'apposition de scellés sur le bureau d'un fonctionnaire et l'interdiction de l'accès aux bâtiments de l'administration ne constituent pas une aggravation disproportionnée d'une suspension, lorsque celle-ci est décidée en vue d'éclaircir certains agissements et lorsqu'il y a lieu de craindre que la présence du fonctionnaire et sa liberté d'accès aux locaux et aux documents administratifs rendent les éclaircissements impossibles.
Quant aux mesures de publicité critiquées, il faut souligner qu'elles ne peuvent pas entrer en ligne de compte pour l'appréciation de la légalité de la décision, parce que, étant postérieures à son adoption, elles n'ont joué aucun rôle dans la détermination de son contenu. — En outre, en ce qui concerne l'affichage des mesures de suspension auquel il a été procédé au Centre de recherches nucléaires, il faut admettre à tout le moins que la Commission n'a probablement pas eu l'intention de leur
attribuer un effet diffamatoire, tout d'abord parce qu'aucun nom n'a été cité, et d'autre part parce qu'il a été déclaré formellement que, contrairement aux rumeurs circulant au Centre de recherches, il ne s'agissait pas de sanctions disciplinaires. — Enfin, en ce qui concerne l'article publié le 13 octobre 1964 dans un journal hollandais, la Commission souligne à juste titre qu'il ne vise pas nommément le requérant. Ce dernier n'est pas non plus parvenu à prouver que des services de la Commission
aient fourni des indications en vue de cet article ou aient fait des déclarations à son sujet après sa parution.
Il paraît donc impossible de reprocher à la Commission d'avoir à aucun de ces égards violé l'article 88 du statut des fonctionnaires, en arrêtant sa décision.
c) Violation du principe «non bis in idem»
Des doutes plus sérieux surgissent à propos du grief d'après lequel, en ordonnant la suspension, la Commission aurait violé une règle essentielle du droit disciplinaire, à savoir l'article 86, paragraphe 3, du statut, aux termes duquel «une même faute ne peut donner lieu qu'à une seule sanction disciplinaire». A cet égard, le requérant déclare que tous les incidents au sujet desquels il avait été entendu le 25 septembre 1964 et sur lesquels la mesure de suspension se fonde ont déjà fait l'objet
d'une audition et d'un examen avant la première décision disciplinaire du 3 juillet 1964 et sont donc couverts par la première procédure disciplinaire. La Commission n'aurait pas apporté la preuve de faits nouveaux autorisant l'ouverture d'une nouvelle procédure disciplinaire.
En droit, ce grief appelle d'abord la remarque suivante: contrairement à ce que la Commission semble croire, le principe de l'article 86, paragraphe 3, du statut n'est pas limité aux cas où une deuxième sanction disciplinaire est effectivement infligée pour une même faute. En réalité, il interdit également tout acte d'ouverture d'une deuxième procédure disciplinaire pour des faits déjà jugés, et, dans le cas présent, en tant que mesure préparatoire, la suspension fondée sur l'article 88 du statut
pourrait bien constituer pareil acte ( 2 ). En d'autres termes, une personne qui, en raison de certains faits, a déjà été impliquée dans une procédure disciplinaire, quelle qu'en ait été l'issue, ne doit plus en aucune manière être inquiétée sur le plan disciplinaire pour les mêmes faits, fût-ce par des actes d'instruction préparatoires ( 3 ).
Le grief qui a été soulevé se réduit donc à une question de fait: la procédure qui a abouti à la décision du 3 juillet 1964 et celle qui s'est amorcée avec la suspension du 25 septembre 1964 ont-elles réellement porté sur les mêmes faits? Et à cet égard il importe peu de savoir quels agissements ont effectivement été retenus pour fonder la décision disciplinaire et lesquels ont seulement fait l'objet de discussions.
Il n'est pas difficile de répondre à cette question tant qu'il ne s'agit que de comparer l'audition du 25 septembre 1964 (nous en connaissons la teneur) avec la première décision disciplinaire, dont nous connaissons également les termes. Il n'y a des incertitudes et des controverses que quand il s'agit de connaître l'objet de la première enquête, outre les fautes professionnelles sanctionnées par le blâme du 3 juillet 1964. Il est indéniable qu'il y a eu des discussions et des enquêtes sur d'autres
points. La note du directeur du Centre de recherches du 17 juin 1964 nous fournit des indices suffisants à cet égard. — Mais, malgré tous les efforts déployés au cours de la procédure, nous ne sommes pas parvenus à faire toute la lumière à ce sujet, parce que la Commission a omis de produire tous les documents relatifs à la première procédure disciplinaire, qu'il faut considérer comme ayant été établis dans le cadre d'une procédure régulière. Nous pensons, par exemple, à certaines plaintes écrites
envoyées à la direction d'Ispra par des subordonnés ou des collègues du requérant, ainsi qu'à un procès-verbal détaillé de son audition.
Nous devons donc nous demander quelles sont les conséquences que cette situation entraîne sur le plan de la procédure.
A cet égard, il convient de distinguer les deux ordres de questions sur lesquels s'appuie la décision de suspension, c'est-à-dire :
— la tension qui aurait existé dans les rapports du requérant avec ses collaborateurs;
— l'abus qu'il aurait fait des facilités du service.
En ce qui concerne, tout d'abord, les rapports du requérant avec ses subordonnés, nous devons constater que l'essentiel des accusations qui y ont trait se situe indubitablement avant l'adoption de la première décision disciplinaire du 3 juillet 1964 (voir les déclarations de MM. Deplanche, Zimmermann et Regis et de Mlle Cadario). La note du directeur du Centre du 17 juin 1964 nous apprend que ces déclarations étaient connues lors de la première procédure disciplinaire. La Commission ne nous ayant
pas prouvé qu'elle a exclu formellement ces accusations de ladite procédure, l'action disciplinaire qu'elle a voulu engager plus tard à leur sujet doit être considérée comme exclue par le «non-lieu» tacite du 3 juillet 1964. Il n'est pas possible non plus d'apercevoir des faits nouveaux qui pourraient permettre en quelque sorte de rouvrir le dossier de ces incidents, parce que, dans leurs accusations sommaires, générales, et presque identiques, les seules déclarations qui entrent en ligne de compte,
celles qui ont été faites en septembre 1964 par deux secrétaires, sont entièrement dans la ligne des autres déclarations, faites avant le 3 juillet 1964. Pour autant, en raison du principe «non bis in idem», il n'est effectivement plus possible d'invoquer l'attitude du requérant vis-à-vis de ses subordonnés pour justifier la suspension.
En ce qui concerne le prétendu abus des facilités du service, l'affirmation du requérant que ce point aurait, lui aussi, fait l'objet de la première procédure disciplinaire trouve une certaine confirmation dans la note du 17 juin 1964 que nous avons déjà citée et d'après laquelle certaines enquêtes au sujet desdits abus n'ont pas été concluantes. Il est effectivement possible que cette façon de s'exprimer fasse allusion à des enquêtes qui ont été reprises plus tard (en septembre 1964), au sujet d'un
prétendu abus des garages et des ateliers d'Ispra. Mais, étant donné le comportement de la Commission au cours de la procédure, c'est elle qui doit subir les conséquences de l'incertitude qui subsiste ici, si bien qu'à cet égard aussi nous aboutissons à la constatation qu'une action disciplinaire n'est plus possible.
Étant donné que, pour justifier la suspension, la Commission n'a pas allégué d'autres faits que ceux que nous avons cités, nous pouvons conclure en somme que cette décision est dépourvue d'une base suffisante, si bien que son illégalité tiendrait également à des motifs de fond.
d) Autres griefs du requérant
Cela étant, nous pouvons nous dispenser de nous étendre sur d'autres arguments présentés par le requérant et destinés également à prouver l'illégalité de la décision de suspension (comme, par exemple, sa durée disproportionnée). Abordons plutôt tout de suite l'examen du deuxième objet de l'affaire 18-65, c'est-à-dire la décision du 9 décembre 1964 portant mutation du requérant à Bruxelles.
2. La légalité de la décision de mutation du 9 décembre 1964
a) Insuffisance de motifs
Ici également, nous devons commencer par examiner le grief de l'insuffisance des motifs de la décision attaquée. Il ne semble pas présenter de difficultés, dans la mesure où effectivement l'acte notifié au requérant le 22 décembre 1964 ne porte pas trace de motifs, mais se borne à constater que la Commission a décidé le 9 décembre de muter le requérant à Bruxelles dans l'intérêt du service.
Mais avant d'en tirer des conclusions définitives au détriment de la Commission, réfléchissons aux questions suivantes :
— Une décision de mutation doit-elle en principe être motivée ?
— Une communication verbale des motifs déterminants est-elle suffisante?
— Suffit-il d'indiquer les motifs à l'intéressé dans un deuxième acte, en réponse à sa réclamation administrative?
En ce qui concerne la première question, contrairement à la Commission, nous ne doutons pas qu'une décision de mutation peut être une mesure faisant grief au sens de l'article 25 du statut des fonctionnaires, notamment lorsqu'elle implique un changement du lieu d'affectation, c'est-à-dire lorsqu'elle a également pour effet d'affecter sensiblement la vie privée d'un fonctionnaire et lorsque celui-ci est détaché de son domaine professionnel spécifique pour se voir confier un emploi dépourvu
d'attributions véritables, comme ce doit être le cas si l'on en croit les déclarations du requérant. C'est pourquoi il est exact que les décisions portant mutation doivent être motivées, et cela d'autant plus que le seul critère décisif (l'intérêt du service) laisse à l'administration une importante marge d'appréciation.
Le statut des fonctionnaires étant particulièrement formel au sujet de l'obligation de motiver, nous ne pourrons pas davantage admettre qu'il suffise de communiquer les motifs verbalement, et cela notamment pour une raison importante: c'est qu'ainsi la Cour n'est pas en mesure de, contrôler les considérants de la décision avec certitude. La seule question qui reste est donc de savoir si l'acte pris en réponse à la réclamation administrative du requérant peut purger la décision de mutation du vice de
forme qui l'entache.
Cet acte déclare que la mutation est apparue nécessaire, parce qu'elle avait déjà été envisagée à l'occasion de l'examen des incidents qui ont donné lieu au blâme du 3 juillet 1964, parce que la sanction disciplinaire prononcée avait affaibli le prestige du requérant et, enfin, parce qu'une atmosphère insupportable était née dans ses rapports avec des personnes de son service. — Du point de vue de leur contenu, il serait possible de considérer ces motifs comme suffisants (bien qu'ils ne soient pas
très détaillés) ; mais nous ne devons néanmoins pas en tenir compte, parce qu'ils ont accompagné non pas la décision en jeu elle-même, mais seulement l'acte qui a été pris après que la décision de mutation elle-même eut déjà été exécutée.
Par conséquent, en ce qui concerne la décision de mutation, elle aussi, le seul grief de forme du requérant suffirait à entraîner l'annulation.
Ici également, nous ne nous contenterons cependant pas de l'examen de ce moyen assez peu satisfaisant, mais nous procéderons à l'examen des autres arguments du requérant, qui portent sur le fond.
b) Autres griefs du requérant
Nous pourrons être bref au sujet des moyens par lesquels le requérant fait valoir que, pendant qu'un fonctionnaire est suspendu, sa mutation n'est pas permise; que la mutation d'un «cadre» dans un autre n'est possible qu'à condition d'observer certaines règles de procédure (concours) ; que la mutation n'est possible que sur la demande préalable de l'intéressé; et enfin que l'avis de vacance de l'emploi dans lequel il a été muté n'était correct, ni du point de vue de son contenu, ni du point de vue
de la durée de l'affichage.
A première vue, aucune de ces raisons ne nous paraît bien fondée. Sauf erreur, l'avis de vacance de l'emploi dans lequel le requérant a été muté remplissait toutes les conditions requises par le statut, lesquelles ne comprennent pas la consultation du comité du personnel, conformément à son article 110, ni le respect d'un délai minimum avant de pourvoir à la vacance d'emploi. — A notre avis, le statut n'interdit pas non plus de muter un fonctionnaire pendant sa suspension, à la seule condition que
l'intérêt du service le justifie (nous devrons préciser ce point plus loin) ; et, de même que dans le droit national de la fonction publique, la mutation n'est pas limitée aux cas où le fonctionnaire l'a demandée. Au contraire, l'usage général est de muter d'office quand l'intérêt du service l'exige ( 4 ). Enfin, les déclarations de la Commission nous ont convaincu que, dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas eu changement de «cadre», puisque le requérant faisait partie du «cadre» administratif
avant sa mutation et puisque l'emploi qu'il occupe maintenant à Bruxelles en dépend également.
Nous croyons inutile de nous étendre davantage sur ces griefs. Une question importante devrait plutôt retenir notre attention: c'est de savoir s'il a réellement été prouvé que l'intérêt du service exigeait la mutation du requérant.
c) Est-ce bien l'intérêt du service qui a déterminé la mutation ?
Lorsque nous nous sommes occupé de l'insuffisance de motifs, nous avons indiqué ce que la Commission considère comme raison tirée de l'intérêt du service. Elle invoque surtout deux faits :
— un affaiblissement du prestige du requérant par suite de la décision disciplinaire du 3 juillet 1964;
— des tensions existant dans les rapports du requérant avec certains de ses collaborateurs, et risquant de paralyser le Service de presse et d'information d'Ispra.
Nous croyons qu'il faudrait rejeter résolument la première de ces raisons. Le requérant n'a pas tort de souligner que le blâme qui lui a été infligé le 3 juillet 1964 constitue une sanction disciplinaire mineure, qui pouvait être prise en dehors d'une procédure disciplinaire formelle, conformément à l'annexe IX du statut. Par sa nature, elle n'implique pas de publicité, et par conséquent, si l'autorité hiérarchique avait adopté un comportement correct, elle ne devait pas venir à la connaissance de
cercles plus larges du personnel. — Mais, même si l'on tient compte du fait qu'à tout le moins le service du requérant avait eu connaissance du blâme, il semble hardi d'en conclure que son prestige en ait pâti au point de rendre sa mutation nécessaire. Admettre ce raisonnement reviendrait, du fait que le blâme justifie une mutation, à transformer cette sanction légère en une mesure disciplinaire beaucoup plus grave. Le moins que l'on puisse exiger, c'est donc une justification précise, l'indication
claire des circonstances d'où il ressort que c'est à cause de la sanction disciplinaire que le prestige du requérant a été sensiblement entamé: cette justification ne nous est pas fournie dans l'espèce.
En ce qui concerne la deuxième raison invoquée, il est, certes, indéniable que, si l'incompatibilité des caractères est à l'origine de rapports tendus dans un service, il peut être justifié de retirer un fonctionnaire de ce service par mutation, s'il apparaît que c'est le seul moyen d'en rétablir l'efficience ( 5 ).
Mais, d'autre part, il est tout aussi exact que pour justifier une mutation par des raisons subjectives de ce genre, qui rapprochent cette mesure administrative d'une sanction disciplinaire, il faut une procédure particulièrement minutieuse, consistant à examiner et à rechercher avec précision les causes réelles de perturbation en sauvegardant les droits de la défense de l'intéressé, pour éviter de donner l'impression que la mutation constitue une mesure disciplinaire déguisée.
A cet égard, nous estimons que le cas d'espèce prête le flanc à la critique. Si nous ne nous abusons pas, la Commission a invoqué à l'appui de sa décision un ensemble de déclarations écrites d'anciens subordonnés du requérant, et celui-ci n'a été entendu qu'une fois (le 25 septembre 1964) au sujet de leur contenu (leur texte ne lui a pas été communiqué). Au surplus, il n'a pas été confronté avec les personnes qui l'accusaient, et l'audition de témoins qu'il avait demandée n'a pas eu lieu. — Il nous
paraît douteux qu'une pareille procédure puisse être considérée comme correcte, même si le statut des fonctionnaires ne prescrit pas formellement qu'il faut garantir les droits de la défense d'un fonctionnaire à muter. Il est peut-être utile de signaler qu'en cas de mutation ex officio entraînant un changement du lieu d'affectation («déplacement d'office») le droit français de la fonction publique, par exemple, exige au préalable la «communication du dossier» et même la consultation de la commission
paritaire (cf. Plantey, Traité pratique de la fonction publique, 1963, nos 744, 752, 758).
Si, fermant les yeux sur ces griefs de procédure, on examine quant au fond le contenu des éléments sur lesquels la Commission s'est appuyée (mais le requérant en conteste énergiquement l'exactitude), la situation n'est pas plus satisfaisante.
Il est d'abord question des rapports du requérant avec ses anciens subordonnés, MM. Regis, Zimmermann et Deplanche. Une simple raison permet déjà de les écarter comme tels du problème de l'intérêt que présentait la mutation pour le service: c'est que depuis l'été 1964 ces fonctionnaires n'appartenaient plus au service du requérant. Mais même indépendamment de cela, le recours à leurs déclarations prête le flanc à la critique, soit parce qu'elles ne contiennent pas d'accusations graves, soit parce
qu'elles contiennent des constatations tout à fait générales dont il aurait absolument fallu approfondir le détail. A ce propos, il est manifeste qu'on n'a pas non plus prêté l'oreille aux dires du requérant quand il s'est plaint d'avoir été lui-même la victime d'intrigues (voir sa note de juin 1964), malgré l'existence d'éléments qui permettent de le croire (comme, par exemple, la notation exceptionnellement favorable dont il a fait l'objet en avril 1964; la naissance de conflits dans son service
après l'arrivée d'un des trois fonctionnaires que nous avons cités; le fait qu'ils se sont tous les trois portés malades le même jour, ce qui de toute évidence constituait une attitude fautive concertée en vue de mettre leur supérieur hiérarchique dans l'embarras) et bien que le requérant ait offert de prouver par témoins l'exactitude de ses déclarations. — Aussi, d'après les renseignements dont la Commission disposait à l'époque, seule une valeur douteuse peut-elle être attribuée aux déclarations
de ces trois fonctionnaires.
En ce qui concerne les déclarations de deux autres fonctionnaires (Mlles Cadario et Pommée), la même remarque générale s'impose: elles ne sont pas très concrètes. D'ailleurs, une de ces fonctionnaires n'a jamais travaillé sous les ordres du requérant, tandis que l'autre a quitté son service dès janvier 1964, c'est-à-dire à une époque pour laquelle le rapport officiel de notation du requérant atteste qu'il était courtois dans l'exercice de ses fonctions, qu'il faisait preuve d'une grande conscience
professionnelle et d'un tact parfait.
Enfin, en ce qui concerne les témoignages écrits de deux secrétaires (Mmes Chiorzi et Manara), qui dateraient de septembre 1964, la brièveté et la généralité de leurs termes sont difficilement égalables. Au surplus, on peut leur opposer la déclaration assez détaillée et indubitablement favorable qu'une autre secrétaire (Mlle Huch) a faite en janvier 1965, après son départ du service du requérant, et qui a une valeur particulière en raison de l'indépendance que cela implique.
D'autre part, si nous réfléchissons encore au fait que des difficultés objectives du service, que le requérant a déjà signalées en 1962, peuvent effectivement avoir contribué à causer une certaine nervosité et une certaine tension dans son service, la situation qui se présente à nos yeux au total ne permet guère de conclure que d'importantes raisons de service justifiaient précisément la mutation du requérant. Ce qui peut aussi donner matière à réflexion, c'est que, le 21 janvier 1965 encore, la
Commission estimait qu'une autre enquête disciplinaire sur tous les incidents était nécessaire: cela semble indiquer qu'elle n'avait pas encore une idée parfaitement claire de la situation au Service de presse et d'information d'Ispra au moment où elle a arrêté sa décision de mutation.
Nous inclinons donc à considérer que la preuve n'a pas été faite de l'existence de raisons de service imposant la mutation du requérant, ce qui ajoute au motif de forme que nous avons déjà exposé un motif de fond pour annuler la décision attaquée.
3. Conclusion
En résumé, tout cela nous amène à constater, pour ce qui est de l'affaire 18-65, que les conclusions principales du requérant tendant à faire déclarer l'illégalité de la mesure de suspension et à faire annuler la décision de mutation apparaissent bien fondées. — Quant aux conclusions accessoires qu'il a présentées dans cette affaire et aux dommages-intérêts qu'il a réclamés, nous en parlerons à la fin de nos conclusions.
II — Affaire 35-65
1. L'avis de vacance d'emploi V/IS/40/65
Le premier chef des conclusions présentées dans l'affaire 35-65 tend à faire annuler l'avis de vacance de l'emploi que le requérant occupait à Ispra jusqu'à sa mutation. Sans proposer de moyens spéciaux et indépendants à l'appui de cette demande, M. Gutmann invoque le fait que l'annulation de la décision en vertu de laquelle il a été muté a pour effet d'établir également l'illégalité de la décision qui lui fait suite et qui la prend pour base, autrement dit de l'annonce que son emploi précédent
était vacant et qu'il fallait y pourvoir. — Il saute aux yeux que ce point de vue est parfaitement exact; en effet, si la nécessité de pourvoir à un emploi est créée sans juste titre, en l'occurrence par une mutation opérée sans avoir prouvé que l'intérêt du service l'exigeait, il est également impossible que l'avis de vacance de l'emploi devenu vacant de cette manière soit légal. — Aussi faut-il faire droit à la première demande présentée dans l'affaire 35-65.
2. La décision de la Commission des 20 et 21 janvier 1965
Le deuxième chef des conclusions tend à faire annuler la décision par laquelle, les 20 et 21 janvier 1965, la Commission a décidé de poursuivre l'enquête disciplinaire sur le comportement du requérant. — Elle serait illégale parce qu'elle viole l'article 88, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires, parce qu'en fait aucun acte d'instruction n'a été accompli après son adoption et parce que le principe «non bis in idem» a été violé (pour ne reprendre que les plus importants des griefs articulés).
Une question pourrait d'abord être soulevée (d'office) à propos de cette demande: c'est de savoir si elle est recevable en principe, c'est-à-dire si elle a pour objet une mesure faisant grief au sens de l'article 91 du statut des fonctionnaires, ou au contraire un acte purement interne ne produisant pas d'effets juridiques pour le requérant.
Nous devrons cependant rejeter cette objection, parce qu'en général notre jurisprudence est très libérale quand il s'agit d'admettre qu'une mesure fait grief. Dans l'espèce, il est indéniable que le simple fait d'ordonner une enquête disciplinaire est de nature à jeter un jour défavorable sur le fonctionnaire en cause, parce qu'il implique de sérieuses présomptions de fautes professionnelles. Il ne semble pas non plus possible de soutenir que le recours ne devient admissible que lorsqu'il y a un
acte faisant grief qui clôt la procédure disciplinaire: il peut, en effet, arriver que, bien que des enquêtes disciplinaires aient été menées, pareil acte ne soit pas pris. — En dépit de certains doutes, nous n'émettrions donc pas d'objections contre la recevabilité du recours visant la décision de la Commission des 20 et 21 janvier 1965.
Quant aux divers moyens proposés dans le cadre de ces conclusions, voici les remarques qu'ils appellent :
— En ce qui concerne le fait qu'aucun acte d'instruction n'a été effectivement accompli après le 21 janvier 1965, la Commission le conteste en faisant remarquer que les actes d'instruction ne doivent pas nécessairement prendre la forme écrite d'un procès-verbal. Mais en fin de compte cette question de fait peut rester ouverte. En bonne logique, en effet, la légalité d'une décision ne doit pas s'apprécier en se demandant si elle a réellement été exécutée et de quelle manière, mais uniquement en se
plaçant au moment de son adoption pour voir si sa forme ou son contenu donne lieu à critique.
— De même, la critique que le requérant essaie de fonder sur le texte de l'article 88 du statut semble porter à faux. En réalité, la disposition d'après laquelle «la situation du fonctionnaire suspendu doit être définitivement réglée dans un délai de quatre mois à compter du jour où la décision de suspension a pris effet» ne signifie pas que des mesures d'instruction soient interdites après l'expiration de ce délai. La Commission l'a démontré de façon convaincante en arguant de la réglementation de
la procédure disciplinaire contenue dans l'annexe IX du statut des fonctionnaires et des délais qu'elle fixe à différents égards (article 6 et article 7 de l'annexe IX).
Aussi la critique du requérant peut-elle tout au plus être comprise dans ce sens que la Commission a violé le principe d'après lequel, en cas de découverte de fautes professionnelles, l'intérêt du fonctionnaire en cause exige qu'une action disciplinaire les tire au clair le plus rapidement possible. Mais dans le cas qui nous occupe, cette critique est dépourvue de portée en raison d'autres considérations que voici.
— En effet, il est probable qu'ici aussi la violation du principe «non bis in idem» joue un rôle de premier plan. Il est vrai que ce principe n'a été invoqué qu'au stade de la réplique. Mais cela nous paraît sans importance, parce qu'il s'agit d'une «affaire de fonctionnaire», où dans une large mesure la Cour a une compétence de pleine juridiction, ce qui lui permet d'accueillir même d'office des griefs importants: notre jurisprudence le prouve bien.
Quant à la portée de ce principe, nous avons déjà exposé qu'il interdit non seulement d'infliger deux sanctions disciplinaires pour une même faute, mais aussi d'engager une deuxième procédure disciplinaire en raison d'un ensemble de faits qui ont déjà été l'objet d'une procédure.
Par conséquent, il pourrait également y avoir une violation de ce principe dans la décision de la Commission des 20 et 21 janvier 1965 qui se borne à préparer une décision disciplinaire, si cette décision préparatoire se rapporte effectivement à des faits sur lesquels il a déjà été enquêté et si elle n'invoque pas la survenance de faits nouveaux. Or, c'est ce qui semble se passer dans l'espèce. D'après les éléments dont nous avons connaissance, en janvier 1965 également, seuls étaient en cause le
comportement du requérant vis-à-vis de ses collaborateurs et de prétendus abus des facilités du service, c'est-à-dire des événements qui avaient déjà fait l'objet de l'enquête antérieure à la première sanction disciplinaire. Aucun élément nouveau n'a été apporté, ni par l'audition du requérant du 22 décembre 1964, ni par les déclarations écrites de deux de ses secrétaires datant de janvier 1965: les termes détaillés d'une de ces déclarations sont même élogieux pour lui.
Par conséquent, à défaut d'indices contraires suffisants, que la Commission aurait dû nous fournir, nous sommes forcé d'annuler également sa décision du 21 janvier 1965 pour violation du principe «non bis in idem».
3. La décision de la Commission du 13 mai 1965
Enfin, un troisième point des conclusions en annulation s'en prend encore à la décision par laquelle, le 13 mai 1965, la Commission a ordonné de suspendre les enquêtes disciplinaires ouvertes contre le requérant jusqu'à ce que la Cour rende son arrêt dans l'affaire 18-65.
Sur ce point nous pourrions être très bref, parce que cette décision s'appuie sur celle du 21 janvier 1965 relative à la poursuite de la procédure disciplinaire; par conséquent, l'appréciation juridique que nous avons donnée pour cette dernière vaut évidemment pour elle aussi.
Mais même indépendamment de ce point de vue, et en admettant que la Commission ait eu raison d'engager une deuxième procédure disciplinaire contre le requérant, la critique de ce dernier ne nous paraît pas sans fondement. — C'est qu'en effet la Commission n'a pas compétence pour décider discrétionnairement d'interrompre l'instruction disciplinaire d'un dossier et de s'abstenir ainsi de poursuivre et de clore une procédure disciplinaire. Sa compétence est une compétence liée, c'est-à-dire qu'elle
doit mettre en balance l'intérêt qu'il y a pour le service à éliminer les incidents qui peuvent en perturber la bonne marche avec l'intérêt personnel que la clôture de la procédure présente pour un fonctionnaire titularisé dans un emploi supérieur, en raison de sa carrière et de sa sécurité professionnelles de même qu'en considération de sa personne et de sa famille.
A cet égard, il n'est pas sans importance que la deuxième procédure disciplinaire ait trait à des incidents remontant à septembre 1964 ou au fait que la Commission ait eu connaissance en septembre 1964 de certaines fautes professionnelles du requérant. C'est ce qui l'a déterminée à suspendre M. Gutmann et à maintenir cette mesure en vigueur du 25 septembre 1964 au 25 janvier 1965. Cela étant, il paraît certainement incompréhensible qu'en janvier 1965 il n'ait pas encore été possible d'élucider
définitivement l'ampleur et la gravité des fautes professionnelles alléguées. Quoi qu'il en soit, le requérant a raison de soutenir qu'il ne peut admettre d'avoir été laissé, non seulement en janvier, mais encore en mai 1965 et jusqu'aujourd'hui, dans l'incertitude et dans l'ignorance du résultat des enquêtes qui avaient été ouvertes et des conclusions que la Commission en avait retenues. Peut-être ne devons-nous pas y voir une violation de l'article 88 du statut. Mais il est certain que ce
comportement de la Commission constitue une violation importante du devoir d'assistance (“Fürsorgepflicht”) incombant à une administration à l'égard de ses fonctionnaires.
Les justifications opposées par la Commission, notamment le fait que l'affaire 18-65 était pendante, ne nous paraissent pas pertinentes. Tout d'abord, en effet, la décision de mutation du 9 décembre 1964 (c'est l'un des objets de l'affaire 18-65) n'avait pas de caractère disciplinaire aux yeux de la Commission et elle ne pouvait donc pas affecter la procédure disciplinaire; en second lieu, même pendant l'examen juridictionnel des faits qui ont entraîné la suspension, il n'est pas justifié de laisser
inutilement en suspens l'enquête et l'appréciation définitive dont ils doivent faire l'objet du point de vue des mesures disciplinaires. En tout cas, nous ne voyons pas comment la poursuite de la procédure disciplinaire aurait pu risquer d'influencer la procédure judiciaire. Quant à la justification proposée par la Commission et d'après laquelle elle a suspendu la procédure pour qu'«aucun grief d'animosité ou de ressentiment à l'égard de l'intéressé ne puisse lui être imputé», il est impossible d'en
tenir compte, parce que le requérant lui-même a réclamé à plusieurs reprises et avec insistance la poursuite de la procédure disciplinaire.
Par conséquent, de quelque manière que l'on considère la décision du 13 mai 1965, son annulation paraît s'imposer pour les raisons indiquées.
III — Demandes de dommages-intérêts et conclusions accessoires
Il ne reste donc plus qu'à dire quelques mots au sujet des conclusions accessoires du requérant et des dommages-intérêts qu'il réclame pour le préjudice moral que les agissements de la Commission lui ont causé.
1. Les Conclusions accessoires
Après les résultats auxquels notre examen nous a conduit jusqu'à présent, parmi les nombreuses conclusions accessoires du requérant, contenues principalement dans la réplique de l'affaire 18-65, il est inutile que nous nous étendions sur celles qui tendent à une instruction. Celles par lesquelles il demande de lui donner acte de certains faits et qui sont destinés en définitive à appuyer les conclusions en annulation présentées à titre principal ont, du même coup également, reçu leur réponse.
Seul reste en ligne de compte le point des conclusions par lequel le requérant demande le retrait d'un document de son dossier individuel (le document no 123/8), et ce en invoquant l'article 26 du statut des fonctionnaires et le fait que ce document ne porte pas son visa. La Commission (sauf erreur de notre part) n'a pas pris position à ce sujet. Mais cette demande paraît justifiée. D'après l'article 26 du statut, il est exact que les pièces intéressant la situation administrative d'un fonctionnaire
et les rapports concernant sa compétence, son rendement ou son comportement ne peuvent pas lui être opposés ni allégués contre lui s'ils «ne lui ont pas été communiqués avant classement». Puisque cela ne s'est pas fait (l'absence de visa le démontre), et puisque le document en question a manifestement un contenu défavorable pour le requétant, il ne doit pas rester dans son dossier individuel.
2. Les demandes de dommages-intérêts
Nous serons assez bref aussi en ce qui concerne les dommages-intérêts que le requérant a réclamés en invoquant l'illégalité des décisions attaquées et les circonstances diffamatoires qui ont entouré leur adoption. Cette demande est bien fondée, parce que les décisions attaquées sont entachées de vices dont la gravité permet de reprocher une faute à la Commission. Nous faisons allusion à la mesure grave de la suspension et à sa longue durée, au fait qu'elle a été précédée d'un interrogatoire par des
fonctionnaires du bureau de sécurité (circonstances qui devaient jeter un jour particulièrement défavorable sur le requérant), de même qu'à la mesure qui y était liée, sa mutation à Bruxelles, sans qu'il soit prouvé que l'intérêt du service l'exigeait, et au retard inadmissible apporté à tirer au clair de prétendues fautes professionnelles, qui, au surplus, sont déjà couvertes par une procédure disciplinaire antérieure, d'après les éléments d'appréciation dont nous disposons.
Si, dans les affaires 43, 45 et 48-59 (Recueil, VI, p. 956-957), dans un cas de résiliation d'engagements contractuels sans énonciation de motifs tirés de l'intérêt du service, la Cour a reconnu l'obligation d'allouer des dommages-intérêts, en raison des soucis que ces licenciements avaient causés, dans l'espèce, il n'y aura pas d'autre manière pour elle de tenir compte des effets objectifs des différentes circonstances que nous avons mentionnées, notamment de leurs conséquences morales pour le
requérant, si elle veut maintenir cette jurisprudence. Pas plus que celui-ci, nous n'estimons opportun de fixer le chiffre du préjudice. La Cour en déterminera le montant en équité.
C — Récapitulation et conclusion
En résumé, nous pouvons donc formuler les conclusions suivantes: dans l'affaire 18-65, il y a lieu de constater que la suspension prononcée à l'encontre du requérant le 25 septembre 1964 était illégale; en outre, la décision de mutation arrêtée par la Commission le 9 décembre 1964 doit être annulée. De même, dans l'affaire 35-65, il y a lieu d'annuler l'avis de vacance d'emploi du 11 mars 1965 et les deux décisions de la Commission des 20 et 21 janvier 1965 et du 13 mai 1965 relatives à l'enquête
disciplinaire sur le comportement du requérant. De plus, la Cour doit ordonner le retrait du document no 123/8 du dossier individuel du requérant. Enfin, elle devrait condamner la Commission à allouer, à titre de réparation pour le dommage moral subi, une somme dont elle fixera le montant en équité. Le requérant devant être considéré comme ayant triomphé dans l'essentiel de ses recours, les dépens doivent être réglés conformément à l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.
( 2 ) Cf. Plantey, Traité pratique de la fonction publique, 1963, no 881.
( 3 ) Cf. Maunz-Dürig, Kommentar zum Grundgesetz der Bundesrepublik Deutschland, notes 122 à 129 sous l'article 103.
( 4 ) Cf. Plantey, Traité pratique de la fonction publique, 1963, no 747; paragraphe 26 de la loi allemande relative aux fonctionnaires fédéraux («Bundesbeamtengesetz») dans sa version du 1er octobre 1964.
( 5 ) Cf. Plantey, Traité pratique de la fonction publique, 1963, no 748.