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04/05/1966 | CJUE | N°57-65

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Gand présentées le 4 mai 1966., Firma Alfons Lütticke GmbH contre Hauptzollamt de Sarrelouis., 04/05/1966, 57-65


Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,

présentées le 4 mai 1966

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La demande d'interprétation dont vous saisit le Finanzgericht du Land de Sarre à propos du litige qui oppose devant cette juridiction un importateur à l'administration des douanes porte sur une des dispositions fiscales du traité de Rome, à savoir son article 95. Ce n'est pas la première fois ni non plus la dernière que vous avez à connaître, soit directement, soit indirectement, des règles complexes et importantes contenues dans ce

chapitre du traité, comme de leurs rapports avec celles du chapitre
sur l'unio...

Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,

présentées le 4 mai 1966

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La demande d'interprétation dont vous saisit le Finanzgericht du Land de Sarre à propos du litige qui oppose devant cette juridiction un importateur à l'administration des douanes porte sur une des dispositions fiscales du traité de Rome, à savoir son article 95. Ce n'est pas la première fois ni non plus la dernière que vous avez à connaître, soit directement, soit indirectement, des règles complexes et importantes contenues dans ce chapitre du traité, comme de leurs rapports avec celles du chapitre
sur l'union douanière; vous les avez déjà rencontrées dans les affaires 2 et 3-62 (Commission de la C.E.E. contre grand-duché de Luxembourg et royaume de Belgique, Recueil, VIII, p. 815), 10-65 (Waldemar Deutschmann contre république fédérale d'Allemagne, Recueil, XI, p. 602), et 45-64 (Commission de la C.E.E. contre République italienne, Recueil, XI, p. 1058). Le présent recours vous permettra de préciser sur certains points le sens et la portée des alinéas 1 et 3 de l'article 95 du traité qui
tendent à protéger les produits importés des États membres contre des impositions intérieures excessives et dont nous vous rappelons le texte :

«Aucun État membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres États membres d'impositions intérieures, de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires».

et :

«Les États membres éliminent ou corrigent, au plus tard au début de la deuxième étape, les dispositions existant à l'entrée en vigueur du présent traité qui sont contraires aux règles ci-dessus.»

Le litige est né dans les conditions suivantes. Lors de l'importation, le 9 octobre 1963, en Allemagne fédérale de 15.000 kg de lait entier en poudre en provenance du Luxembourg, l'entreprise Lütticke s'est vu réclamer le paiement, outre les droits de douane, de 1.323,80 DM à titre de taxe compensatoire sur le chiffre d'affaires. Elle a soutenu dans une réclamation administrative qui a été rejetée, puis devant le Finanzgericht du Land de Sarre, que la taxe compensatoire litigieuse était dépourvue de
base légale. Depuis le 1er février 1956, le paragraphe 4, no 20 f, de la loi concernant la taxe sur le chiffre d'affaires exempte le lait entier en poudre indigène de cette taxe. Depuis le 30 juin 1961, conformément au paragraphe 4, no 25, de la même loi, serait également exemptée la livraison du semi-produit, c'est-à-dire du lait, de sorte que la perception de la taxe compensatoire sur le lait en poudre importé serait irrégulière au regard de l'article 95 du traité. L'entreprise a tiré en outre
argument de votre arrêt 2 et 3-62 pour soutenir que, s'agissant de marchandises fabriquées ou produites dans la République fédérale, ou importées d'autres États membres, la taxe compensatoire ne peut être perçue que si la marchandise allemande est frappée pareillement par une même imposition. Or, la taxe sur le chiffre d'affaires qui frappe la marchandise indigène ne serait ni identique à la taxe compensatoire ni prélevée comme cette dernière. Aucune taxe compensatoire ne pourrait donc plus être
perçue depuis le 1er janvier 1962, date du début de la deuxième étape.

Du jugement du 25 novembre 1965 qui a prononcé le renvoi, on peut retenir que le Finanzgericht s'est interrogé en premier lieu sur la nature de la taxe compensatoire et par suite sur le texte . applicable. Il s'agit en principe d'une imposition intérieure relevant de l'article 95, mais dès lors que la livraison en gros du lait entier en poudre et du lait est exempte de la taxe sur le chiffre d'affaires, le juge estime que la taxe litigieuse prend le caractère d'une taxe équivalant à celui des droits
de douane, visé par l'article 12. Il appuie cette dernière affirmation sur l'arrêt 2 et 3-62.

Le problème se pose alors de savoir si les particuliers peuvent se prévaloir directement devant le juge d'un droit au respect de ces dispositions ou si celles-ci ne relèvent que des articles 169 et suivants du traité. Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, le Finanzgericht doute que l'article 95 puisse faire naître un droit direct, soit dès l'entrée en vigueur du traité, soit même si l'État membre n'a pas éliminé la situation contraire au traité à l'expiration du délai fixé à l'alinéa 3,
c'est-à-dire au 1er janvier 1962. Cette date lui paraît seulement être celle à partir de laquelle il peut être fait application de l'article 169.

Le Finanzgericht ne pense pas enfin, contrairement à certains commentateurs, qu'en cas de concurrence ou de conflit entre les articles 12 et 95 du traité, le dernier de ces articles aurait depuis le 1er janvier 1962 la priorité pour les impositions existant dès avant 1958, en tant que règle correspondant le mieux aux objectifs de la Communauté. Il estime plutôt que l'on ne peut s'opposer au maintien d'une imposition intérieure discriminatoire d'effet équivalent à celui des droits de douane par le
biais de l'article 12, conjointement avec l'article 95, mais seulement sur la base des articles 95 et 169 du traité.

Tous ces problèmes concernant l'interprétation des dispositions du traité, le Finanzgericht vous demande de statuer à titre préjudiciel sur les trois questions suivantes :

1o L'article 95, alinéa 1, du traité C.E.E. a-t-il des effets directs et crée-t-il pour les particuliers des droits individuels dont les juridictions nationales doivent tenir compte?

Et, en cas de réponse négative à cette première question :

2o Est-ce qu'à compter du 1er janvier 1962 l'article 95, alinéa 3, du traité C.E.E., conjointement avec l'article 95, alinéa 1, de ce traité, a des effets directs et crée pour les particuliers des droits individuels dont les juridictions nationales doivent tenir compte?

Et, en cas de réponse négative à cette deuxième question également :

3o L'article 95, alinéas 1 et 3, du traité C.E.E., conjointement avec l'article 12 ou l'article 13 de ce traité, a-t-il des effets directs et crée-t-il pour les particuliers des droits individuels dont les juridictions nationales doivent tenir compte?

Les questions ainsi posées relèvent incontestablement de votre compétence. Elles ont donné lieu à des observations de la part de la république fédérale d'Allemagne, ainsi que des gouvernements belge et néerlandais; c'est assez dire l'intérêt pratique qu'elles peuvent présenter. Avant même de tenter de leur donner une réponse, il est bon, comme l'a fait la Commission de la C.E.E., de replacer les dispositions litigieuses dans le cadre du traité.

Les règles du chapitre II «Dispositions fiscales» ont pour objet de prévenir les distorsions de la concurrence qui résultent de différences entre les charges fiscales dans les États membres; de ce point de vue, elles poursuivent le même objectif que les règles relatives aux droits de douane. Le système appliqué est le suivant: dans les échanges entre les États membres, le produit importé est exonéré des taxes dans le pays d'origine et est au contraire assujetti aux taxes en vigueur dans le «pays de
destination», sous la réserve que l'article 95 interdit de le frapper plus lourdement que les produits nationaux similaires.

Cet article vise les «impositions intérieures de quelque nature qu'elles soient». Il est certain que figurent au nombre de celles-ci les taxes sur le chiffre d'affaires expressément mentionnées par plusieurs articles de ce chapitre, ainsi que, le cas échéant, la taxe compensatoire lorsqu'elle est perçue en remplacement de la taxe sur le chiffre d'affaires, même si, pour des motifs de technique fiscale, son mode de perception est différent. On sait d'ailleurs que, dans la République fédérale, l'une
et l'autre taxe sont régies par la même loi.

Si l'article 95 est applicable a la taxe compensatoire, lui est-il seul applicable? En d'autres termes, cette imposition peut-elle être considérée également comme une taxe d'effet équivalent à un droit de douane, relevant par conséquent des articles 12 et suivants du traité, soit dans tous les cas, soit lorsque son taux dépasse les limites autorisées par l'article 95, ou pour la fraction supérieure au taux licite? C'est sur ce point que des opinions très différentes ont été développées dans la
doctrine ou devant les juridictions nationales. Sans nous attarder sur cette question, nous dirons que votre jurisprudence paraît exclure toute hypothèse de cumul. L'arrêt 10-65 donne comme critère de la délimitation du champ d'application respectif des articles 12 et 95 l'imposition pesant sur les produits nationaux similaires: si ceux-ci sont grevés — comme dans le cas de la taxe compensatoire — il faut appliquer l'article 95 et non l'article 12. Contre cette conception, on a parfois invoqué les
termes apparemment très stricts de l'arrêt 2 et 3-62, mais, pour apprécier la portée de cet arrêt, il faut le replacer dans le cadre du litige dont vous étiez saisis. Vous aviez à répondre à l'argumentation des parties défenderesses qui prétendaient justifier du point de vue de l'article 95 une taxe à l'importation sur le pain d'épices en soutenant qu'elle avait pour objet de compenser une autre charge de nature économique et non fiscale; ainsi s'expliquent les termes que vous avez employés et nous
ne pensons pas qu'il y ait désaccord entre cet arrêt et l'arrêt 10-65.

L'avocat de la requérante a, lors de la procédure orale, tenté de justifier l'application cumulative à la même taxe de deux chapitres du traité en citant l'exemple pittoresque d'un cas dans lequel un même fait pouvait tomber à la fois sous le coup de dispositions diverses du droit pénal, ou civil, ou social. L'exemple était plus pittoresque que convaincant, car l'application d'aucune des dispositions citées n'était incompatible avec celle des autres. On ne voit pas en revanche comment pourraient ici
jouer à la fois deux textes qui prévoient respectivement que l'élimination d'une taxe doit se faire au début de la deuxième étape de la période de transition et qu'elle doit se poursuivre tout au cours de cette même période. L'arrêt 10-65 a d'ailleurs explicitement relevé cette différence de rythme. Quant à affirmer, comme le fait le requérant, qu'entre deux dispositions il faut choisir celle qui porte interdiction des taxes dans une plus large mesure et à une date plus proche, parce qu'elle est
plus «progressive» et plus conforme à la communauté, c'est là une position qui nous paraît plus politique que juridique et qu'il serait hasardeux d'adopter de façon générale.

Enfin, la Commission fait remarquer avec raison qu'une taxe relevant normalement de l'article 95 ne devient pas une taxe d'effet équivalant à un droit de douane dans la mesure où son taux excède la limite autorisée par cet article. L'interdiction de frapper d'impositions intérieures les produits importés ne joue que dans la mesure où elles dépassent directement ou indirectement les impositions frappant les produits nationaux similaires. On peut discuter sur la question de savoir jusqu'à quel point
il est conforme à l'article 95 de tenir compte en tant qu'impositions «indirectes» des taxes perçues sur le produit national à un stade antérieur de sa fabrication, mais, même s'il y a de ce fait une illégalité, elle ne modifie pas la nature de la taxe compensatoire. Celle-ci a une unité juridique, et ne peut être pour partie une taxe de l'article 95, et pour partie une taxe de l'article 12.

C'est sous le bénéfice de ces observations que nous en venons maintenant aux deux premières questions posées qui doivent être examinées ensemble. On vous demande si l'article 95, alinéa 1, a des effets directs et crée pour les particuliers des droits individuels dont les juridictions nationales doivent tenir compte, et quel est d'autre part l'effet à compter du 1er janvier 1962, qui marque le début de la deuxième étape, de l'article 95, alinéa 3. Pour reprendre un terme souvent employé et que
critique le requérant, les dispositions de ces alinéas sont-elles «self-execut-ing»?

Voyons d'abord quelle est la portée des dispositions litigieuses.

L'alinéa 1 de l'article 95 pose une règle générale et permanente: la charge des impositions intérieures frappant les produits importés ne doit pas être plus lourde que celle grevant les produits nationaux similaires. C'est donc le régime du «traitement national», mais dont l'application est aménagée dans le temps pour tenir compte de la situation existant à l'entrée en vigueur du traité. Conformément à l'alinéa 3, les États membres disposaient d'un délai de quatre ans, expirant le 1er janvier 1962,
pour adapter, le cas échéant, leur législation et leur réglementation au principe posé à l'alinéa 1. Ce système comporte nécessairement une certaine souplesse; c'est ainsi que l'article 97 prévoit que les États qui pratiquent le système de la taxe cumulative à cascade — seule la France à l'heure actuelle ne le pratique pas — peuvent, pour les impositions intérieures frappant les produits importés, fixer des taux moyens par produit ou groupe de produits, mais sous la double réserve suivante: ils
doivent respecter les principes énoncés à l'article 95, et, si les taux moyens fixés par eux n'y sont pas conformes, la Commission leur adresse directives ou décisions appropriées.

On remarquera tout de suite qu'a la différence de ce qui est prévu pour les droits de douane et taxes d'effet équivalent, l'objectif recherché n'est pas de supprimer toute imposition intérieure pour les produits importés, mais d'assurer à ces derniers l'égalité par rapport aux produits nationaux. Les États membres, qui conservent en principe leur souveraineté fiscale dans la mesure où il n'y est pas porté atteinte par le traité, sont donc beaucoup moins bridés en ce domaine qu'en matière douanière.
Ils doivent éviter toute discrimination, mais, du point de vue du droit communautaire, le seul dont nous ayons à nous occuper, l'égalité peut théoriquement être rétablie au début de la deuxième étape aussi bien par un rehaussement de l'imposition frappant les produits nationaux que par l'abaissement de la taxe grevant les produits importés. Tout ce qu'exige le traité, c'est que ces derniers ne soient pas plus lourdement taxés que les premiers. De même, par la suite, la taxe compensatoire pourra
varier en fonction de l'évolution des taxes grevant les produits indigènes.

En définitive, la portée des dispositions litigieuses peut se résumer à ceci: l'article 95, alinéa 1, interdit, dès l'entrée en vigueur du traité, toute création de taxe compensatoire ou toute modification de taxe compensatoire existante qui aurait pour effet d'imposer aux produits importés une charge plus lourde qu'aux produits nationaux similaires. En revanche, et compte tenu de l'alinéa 3, les taxes compensatoires existant au 1er janvier 1958 peuvent pendant quatre ans encore déroger au principe
d'égalité posé par le traité. Sous certains aspects, l'article 95, alinéa 1, apparaît ainsi comme créant une obligation de standstill.

Quant a l'alinéa 3 du même article, il corrige et complète l'alinéa 1 dans la mesure où il impose aux États membres l'obligation positive d'adapter au plus tard au 1er janvier 1962 leur législation fiscale dans les conditions et aux fins que nous avons indiquées.

Ces dispositions sont-elles directement applicables et les particuliers peuvent-ils en réclamer le respect devant le juge national? La Commission, comme la requérante au principal, l'admet, tandis que le contestent les trois États qui ont présenté des observations, les thèses opposées s'appuyant d'ailleurs l'une et l'autre sur votre jurisprudence, et plus précisément sur les arrêts 26-62 et 6-64.

Quelques remarques préalables d'abord :

— La question, contrairement a ce qu'ont soutenu certains, ne nous paraît pas préjugée, même implicitement, par les termes de l'arrêt 2 et 3-62 qui équivaudraient, dit-on, à classer l'article 95 comme étant de même rang et de même valeur que l'article 12, lequel est, lui, directement applicable. De même, il n'y a non plus aucune conséquence décisive à tirer sur ce point de l'arrêt 10-65.

— La jurisprudence conduit en revanche à écarter l'idée, à laquelle le Finanzgericht s'est montré sensible, selon laquelle l'article 95 ne pourrait avoir d'effets directs parce que cette disposition est adressée directement aux États membres. Il n'y a pas lieu non plus de s'attarder sur l'idée que ces États n'auraient pas «transféré à la Communauté le droit de légiférer en matière d'impositions intérieures», comme dit encore le Finanzgericht, car leur souveraineté fiscale se trouve affectée dans une
mesure faible, mais réelle, par les dispositions des articles 95 et suivants.

Cela étant, c'est, comme le dit votre arrêt 26-62, en s'inspirant de leur esprit, de leur économie et des termes employés par le traité que l'on peut décider si des dispositions sont directement applicables. En gros, il en est ainsi lorsque la disposition qui impose à l'État membre une obligation est précise, n'est assortie d'aucune réserve, ne suppose pour sa mise en œuvre aucun acte juridique des institutions communautaires, et ne laisse pas à l'État responsable un véritable pouvoir d'appréciation
quant à l'application de la règle. Ces conditions une fois remplies, il n'y a pas de raison, ainsi que le rappelle l'arrêt auquel nous venons de nous référer, de limiter aux seules procédures des articles 169 et 170 le contrôle de l'exécution du traité, ni de refuser aux particuliers le droit d'invoquer devant leur juge national les obligations mises à la charge de l'État dont ils relèvent.

1.  S'agissant de l'article 95, alinéa 1, dans la mesure où il interdit, dès l'entrée en vigueur du traité, aux États membres d'instituer de nouvelles taxes compensatoires grevant les produits importés de charges intérieures plus lourdes que celles frappant les produits nationaux, ou d'aggraver le poids des taxes compensatoires existantes, il s'apparente au fond à une règle de stand-still, il constitue une obligation de ne pas faire, et les principes que nous avons énoncés doivent conduire à le
faire regarder comme directement applicable.

La Commission qui soutient cette thèse signale cependant elle-même deux objections qui peuvent lui être faites. La première est que, pour fixer la charge susceptible d'atteindre légalement les produits importés, l'article 95 se réfère à celle qui frappe directement ou indirectement les produits nationaux similaires. Or, la mesure dans laquelle on peut tenir compte de cette charge prête à discussion: il suffit de rappeler toutes les controverses que vous avez entendues sur la légitimité de la
prise en compte ou le calcul de la charge indirecte supportée aux stades antérieurs de la fabrication. S'il peut y avoir là matière à interprétation, cela n'empêche pas la disposition de l'article 95 d'être complète par elle-même. Il appartiendra éventuellement au juge national de trancher la question, au besoin après vous avoir saisis d'une demande au titre de l'article 177.

Il y a une deuxième objection, c'est que, dans la plupart des cas, l'article 95 s'applique en relation avec l'article 97; celui-ci autorise les États membres qui, comme la République fédérale, connaissent le système de la taxe cumulative à cascade à procéder dans les conditions que l'on sait à la fixation de taux moyens par produit ou groupe de produits, étant donné qu'il n'est pas possible de constater la charge effective frappant les produits au titre de la taxe sur le chiffre d'affaires. Mais
ces taux moyens doivent être conformes aux principes énoncés à l'article 95, faute de quoi la Commission adresse à l'État intéressé les directives ou décisions appropriées. Cette disposition modifie dans ce cas la procédure d'après laquelle la Commission doit assurer le respect du traité et ne lui permet pas de recourir à l'article 169 avant d'avoir adressé directive ou décision (il ne semble pas d'ailleurs qu'elle ait toujours respecté ce préalable), mais elle n'affecte pas substantiellement
l'article 95 lui-même.

2.  Le Finanzgericht vous demande d'autre part si l'article 95, alinéa 3, joint à l'alinéa 1 du même article, a, à compter du 1er janvier 1962, des effets directs et crée pour les particuliers des droits individuels. Il est évident que cet alinéa ne peut être interprété qu'en relation avec le premier qu'il corrige et complète: il comporte en effet l'obligation pour les États membres d'adapter au plus tard au début de la deuxième étape de la période transitoire leur législation fiscale aux
dispositions de l'article 95, alinéa 1. A cette date seulement doivent avoir disparu les distorsions qui pouvaient résulter de taxes compensatoires existant lors de l'entrée en vigueur du traité.

Ainsi, à la différence de ce que nous avons vu plus haut, cet alinéa entraîne pour les États membres non une obligation de ne pas faire, mais une obligation de faire. Et, contrairement à ce que nous avions dit un peu hâtivement dans l'affaire 10-65, nous estimons que cela ne suffit pas pour exclure ipso facto l'éventualité d'une application directe. Sans doute n'avez-vous jusqu'à présent considéré comme directement applicables que des articles contenant une obligation de ne pas faire, mais c'est
à tort que la République fédérale en déduit l'existence d'une règle générale et exclusive. La vérité est simplement que, par sa nature et son contenu, une obligation de faire remplit beaucoup plus rarement et plus difficilement les conditions nécessaires pour pouvoir être regardée comme directement applicable.

Ne peut d'abord être considérée comme telle une disposition dont la réalisation est conditionnée par un acte d'une autorité communautaire, Conseil ou Commission. Il en est de même lorsque l'État membre dispose d'un certain pouvoir discrétionnaire pour fixer l'étendue, le contenu de la disposition prévue au traité. On a cité par exemple l'article 68-1 qui stipule que les États membres accordent «le plus libéralement possible» les autorisations de change dans la mesure où celles-ci sont encore
nécessaires après l'entrée en vigueur du traité.

L'article 95, alinéa 3, rapproché de l'alinéa 1, présente des caractéristiques très différentes, puisqu'il impose aux États membres une obligation parfaitement définie: à une date donnée, ils devront avoir aménagé leurs législations nationales dans la mesure où elles ne sont pas conformes à cet article. L'étendue de leur obligation est ainsi fixée et le reste alors même que l'on se trouve dans le cas prévu à l'article 97, puisque cette circonstance ne dispense pas du respect des principes prévus
à l'article 95. Il faut remarquer cependant que les Etats ne sont pas entièrement dépourvus de toute faculté de choix quant aux moyens à prendre au début de la deuxième étape pour établir l'égalité de situation fiscale entre produits importés et produits nationaux: ils peuvent soit dégrever les premiers, soit taxer les seconds; mais leur obligation reste toujours identique, elle, est d'assurer l'égalité, c'est tout ce que prévoit l'article 95.

Nous sommes ainsi porté à considérer que l'alinéa 3 de cet article, rapproché de l'alinéa 1, est directement applicable, en d'autres termes, qu'il donne leur plein effet à compter du 1er janvier 1962 aux dispositions de l'alinéa 1 en tant qu'elles concernent les impositions intérieures qui existaient déjà au moment de l'entrée en vigueur du traité.

Nous voudrions cependant dire un mot de la position défendue par la République fédérale, et selon laquelle il est indispensable que la disposition soit si claire et si univoque qu'elle puisse être appliquée directement sans difficulté. Or, avec le système de la taxe cumulative à cascade, l'application de l'article 95 serait si difficile que les juridictions nationales en seraient incapables. On a par écrit et à la barre discuté longuement de calculs qui ne concernaient pas directement les
questions qui vous sont posées, mais bien plutôt les juges du fond, et nous ne méconnaissons nullement la difficulté de la tâche de ces derniers qui consiste non à établir des taux, mais à contrôler la légalité de ceux qu'aura fixés l'État. On a enfin ajouté que les difficultés rencontrées par les importateurs sont temporaires et qu'elles cesseront avec la disparition de la taxe cumulative à cascade.

Cette argumentation ne nous paraît pas pleinement convaincante. Refuser l'accès du prétoire à celui qui le réclame, en invoquant les difficultés de la tâche qu'il imposerait à son juge, nous paraît un argument d'autant moins pertinent que les magistrats de tous les pays sont accoutumés à se voir saisis des questions les plus ardues et à les trancher, au besoin avec le concours d'experts. Nul ne se hasardera d'autre part à dire quand disparaîtra la taxe cumulative à cascade, qui risque de durer
d'autant plus longtemps si elle échappe au contrôle du juge.

Reste enfin la troisième question par laquelle on vous demande si l'article 95, non plus seul, mais joint à l'article 12 ou à l'article 13 du traité, a des effets directs. Elle est évidemment subsidiaire aux précédentes et vous aurez d'autant moins à y répondre si vous nous suivez qu'il faut distinguer complètement le champ d'application des articles 9 à 12 d'une part, et 95 d'autre part.

En définitive, nous concluons à ce qu'il soit répondu aux questions posées que l'article 95, alinéa 1, du traité de Rome est directement applicable à compter du 1er janvier 1958 en ce qui concerne les nouvelles impositions intérieures, et, compte tenu de l'alinéa 3, à compter du 1er janvier 1962 en ce qui concerne les impositions intérieures existant lors de l'entrée en vigueur du traité.

Nous concluons à ce qu'il soit statué par le Finanzgericht sur les dépens exposés devant la Cour.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 57-65
Date de la décision : 04/05/1966
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Finanzgericht des Saarlandes - Allemagne.

Union douanière

Libre circulation des marchandises

Impositions intérieures

Fiscalité


Parties
Demandeurs : Firma Alfons Lütticke GmbH
Défendeurs : Hauptzollamt de Sarrelouis.

Composition du Tribunal
Avocat général : Gand
Rapporteur ?: Donner

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1966:23

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