Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,
présentées le 23 novembre 1966
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Par décision du 13 novembre 1965 du président du Parlement européen, M. Cesare Alfieri, fonctionnaire de cette institution, a été admis à compter du 1er décembre suivant au bénéfice de la pension d'invalidité prévue à l'article 78 du statut des fonctionnaires. Il vous demande d'annuler cette décision; il attaque également en tant que de besoin les décisions relatives à l'institution et à la composition de la commission qui a statué sur son cas, ainsi que le rapport de cette commission.
Les circonstances de fait dans lesquelles est intervenue la mesure attaquée vous sont suffisamment connues par le rapport d'audience et l'audition des témoins à laquelle vous avez procédé; nous n'y reviendrons pas pour le moment.
Mais nous devrons d'abord écarter deux objections que la défenderesse soulève contre la recevabilité du recours, tout en s'en remettant en définitive à votre sagesse.
Elle reproche d'abord à M. Alfieri de se fonder, non sur un vice de la décision de mise à la retraite elle-rmême, mais sur l'irrégularité prétendue des actes qui l'ont précédée; or, la question ainsi posée l'était déjà dès le début de la procédure, à tel point que le requérant avait introduit par lettre du 22 octobre 1964 un recours administratif auprès du président du Parlement européen. Mais cette lettre, de caractère personnel et privé, ne paraît pas pouvoir être considérée comme une réclamation
au sens de l'article 90 du statut. D'autre part, une jurisprudence bien établie permet toujours au requérant de se prévaloir contre la décision qui, en définitive, lui fait grief, à savoir la mise à la retraite, des vices qui auraient entaché la procédure préparatoire.
Le Parlement européen estime en second lieu que M. Alfieri a cherché à tirer parti des lacunes apparentes du statut pour faire obstacle à une mise à la retraite que commandait son état de santé. Il a notamment refusé de désigner un médecin pour le représenter à la commission d'invalidité, ce qui, tout autant qu'un droit, constituait pour lui une obligation. L'obstruction à laquelle il s'est ainsi livré s'opposerait à ce qu'il puisse invoquer l'article 91 du statut et son recours présenterait un
caractère abusif. A quoi l'on peut répondre que, du moment qu'un litige oppose une institution à un de ses agents et porte sur la légalité d'un acte faisant grief à cet agent, ce qui est le cas de l'espèce, il vous appartient en vertu de l'article 91 de trancher le litige. La légitimité de la position adoptée par le requérant — que nous aurons à examiner à propos des moyens qu'il soulève — relève du bien-fondé du recours et est sans influence sur sa recevabilité.
Quelles sont par ailleurs les dispositions du statut et de ses annexes qui régissent la matière? D'après l'article 59, le fonctionnaire qui justifie être empêché d'exercer ses fonctions par suite de maladie ou d'accident bénéficie de plein droit d'un congé de maladie. Dans cette situation — dont la durée n'est pas limitée mais qui est nécessairement temporaire — il se trouve en position d'activité au sens du statut. Le congé prend fin soit lorsque l'intéressé est rétabli et peut reprendre
effectivement son service, soit au contraire quand la commission d'invalidité le reconnaît atteint d'une invalidité permanente considérée comme totale et le mettant dans l'impossibilité d'exercer des fonctions correspondant à un emploi de sa carrière. Il est alors mis à la retraite (article 53) et bénéficie d'une pension d'invalidité dont le taux est fixé par l'article 78.
Voila pour les règles de tond. Quant au déroulement de la procédure, il se peut que ce soit le fonctionnaire malade — ou ses proches — qui, désespérant de retrouver la santé, souhaite voir constater son invalidité pour pouvoir quitter définitivement le service. Les textes ne mentionnent pas cette hypothèse, mais il va de soi que l'autorité administrative devra, sur requête de l'intéressé, saisir la commission. Il se peut aussi qu'en cas d'absence prolongée de l'agent, l'initiative vienne de
l'institution elle-même, désireuse de voir occuper effectivement le poste dont il est titulaire. L'article 59 du statut prévoit que, lorsque les congés cumulés de maladie d'un fonctionnaire excèdent douze mois pendant une période de trois ans, l'autorité investie du pouvoir dénomination peut saisir la commission (elle n'en a pas l'obligation).
Vous connaissez le mécanisme assez particulier de constitution de cette commission. Des trois médecins qui la composent, le premier est désigné par le président de cette Cour, le second par l'intéressé, le troisième du commun accord des deux précédents. Ce système, qui implique, pour pouvoir fonctionner normalement, la collaboration de l'agent dont la situation est en cause, est complété par la faculté reconnue à celui-ci de soumettre à la commission des rapports ou certificats de son médecin
traitant ou de tous autres praticiens.
Si la composition et le mode de fonctionnement de la commission sauvegardent au mieux l'intérêt du fonctionnaire, il serait excessif de dire que le recours à cette commission n'est prévu que dans son intérêt. C'est parce que la question posée est d'ordre purement médical qu'on a voulu qu'elle fût tranchée par des praticiens et non par des fonctionnaires; en même temps qu'une garantie donnée au fonctionnaire, il y a là un souci de logique et de bonne administration. Ce qu'il importe de souligner
c'est que les conclusions de la commission, qui doivent, d'après l'article 9 de l'annexe II, être soumises à l'autorité investie du pouvoir de nomination, conditionnent la décision que doit prendre celle-ci, au point qu'elle n'a en la matière que ce que l'on pourrait appeler une compétence liée. L'institution est tenue d'appliquer les articles 53 et 78 au fonctionnaire que la commission a reconnu atteint d'une incapacité permanente, mais à celui-là seulement. A l'inverse, elle ne peut mettre à la
retraite un agent dont la commission n'a pas eu à examiner le cas ou qu'elle n'a pas estimé atteint d'une incapacité permanente.
On sait comment les choses se sont passées en fait, et toute l'argumentation du recours dérive des conditions dans lesquelles a été constituée la commission.
1. En présence du refus obstiné de M. Alfieri de nommer un médecin pour l'y représenter, a été désigné, de concert entre le président du collège médical du Grand-Duché et les services du Parlement européen, le docteur Stein, ancien médecin traitant de l'intéressé. Puis ce praticien et le docteur Éloi Welter, précédemment choisi par le président de la Cour de justice, ont désigné comme troisième membre de la commission le docteur Roger Welter, également ancien médecin traitant de M. Alfieri.
Cette procédure n'est pas conforme à ce que prévoit l'article 7 de l'annexe II, mais est le fait du requérant lui-même. Celui-ci, qui le reconnaît, soutient dans sa réplique que le choix d'un médecin qui lui appartient en vertu de cet article 7 «ne constitue pas pour lui une obligation statutaire, et ne saurait lui être imposé, de même qu'on ne saurait lui imposer une coopération à une procédure qu'il désapprouve». Partant de ces prémisses, il en déduit qu'en présence d'une lacune du statut
aucune disposition de droit européen ou national n'attribuait compétence au président du collège médical pour intervenir dans la désignation d'un membre de la commission, non plus qu'au praticien ainsi choisi pour contribuer à la désignation du troisième membre de cet organisme. L'irrégularité commise aurait été d'autant plus grave que la participation sans son accord de ses deux anciens médecins traitants aux opérations de la commission aurait nécessairement entraîné de leur part une violation
du secret professionnel. C'est le premier moyen que développe le recours.
Mais cette argumentation est viciée à la base. Si le requérant avait le libre choix du médecin qu'il entendait désigner, il était tenu cependant d'en désigner un, dès lors que l'institution l'y invitait, pour permettre la constitution de la commission. C'était pour lui une véritable obligation, et comme le rappelle le Parlement — le refus de s'y conformer constituait de sa part une faute disciplinaire. Son refus ne peut paralyser le déroulement d'une procédure prévue, par le statut. Toute la
question est alors de savoir comment il peut être remédié à la carence du fonctionnaire dont la coopération est en principe nécessaire au déroulement normal des opérations.
Diverses solutions pourraient être envisagées.
Par exemple, l'institution se trouverait déliée de l'obligation de recueillir un avis extérieur et pourrait prendre seule sa décision sur la base des éléments dont elle dispose. Ou bien, la constitution de la commission se trouvant arrêtée par l'attitude du fonctionnaire, on s'en tiendrait au seul des membres de celle-ci, déjà désigné par le président de la Cour de justice, et il suffirait à l'administration de recueillir l'avis de ce seul homme de l'art. Mais ces solutions radicales se heurtent
toutes deux à de sérieuses objections. La première fait abstraction de ce qu'il s'agit de trancher une question médicale et qu'il n'est pas souhaitable de s'en remettre sur ce point à des fonctionnaires qui n'ont pas de compétence spéciale en la matière. La seconde méconnaît l'accent mis par le statut sur le caractère collectif de l'avis soumis à l'institution: l'avis émis par un praticien isolé n'a pas le même poids que celui qui se dégage de la confrontation de plusieurs opinions.
Aussi le Parlement nous paraît-il avoir fait une exacte application de l'esprit du texte en tentant de constituer, coûte que coûte, la commission de trois membres prévue par l'annexe II. Lui reprocher de s'être adressé pour cela au président du collège médical, présenté comme n'ayant aucune compétence à cet effet, constitue une mauvaise querelle, car, à défaut de compétence au sens juridique du terme, on ne refusera pas à cette personnalité l'autorité morale pour choisir ou proposer un nom.
Il reste — ce point est certainement plus délicat — que le second et le troisième membres de la commission étaient, l'un et l'autre, d'anciens médecins traitants du fonctionnaire dont ils avaient à examiner le cas. Mais, contrairement à ce que soutient M. Alfieri, il n'est pas évident que ces praticiens n'auraient pu se prononcer sur son état sans violer nécessairement le secret professionnel dont il pouvait seul les délier. La commission était saisie du dossier médical qui lui avait été
communiqué par le Parlement. Sans que l'on puisse dire de quelles pièces se composait ce dossier, nous savons qu'en vertu du statut le fonctionnaire en congé de maladie doit produire des certificats médicaux et peut être soumis à tout contrôle médical organisé par l'institution. Des conclusions pouvaient être tirées de ces documents sans que les membres de la commission aient nécessairement à faire usage de ce qu'ils avaient appris comme médecins traitants. Nous ne pensons donc pas que, compte
tenu des circonstances de l'affaire, il y ait violation de l'article 7, alinéa 1, de l'annexe II du statut.
2. M. Alfieri soutient en second lieu que la désignation de deux de ses médecins traitants (qui étaient plus exactement ses anciens médecins traitants) le privait de la garantie supplémentaire de l'article 9, alinéa 1, de l'annexe. Il n'en est rien; car, quelle qu'ait été la composition de la commission, le patient conservait la possibilité de soumettre à cette dernière «les rapports ou certificats de son médecin traitant ou des praticiens qu'il jugeait bon de consulter», pour reprendre les termes
de l'article qu'il invoque.
3. Le requérant s'attaque ensuite à la façon dont la commission a conduit ses travaux, ainsi qu'à ses conclusions au vu desquelles le Parlement a pris la décision de mise à la retraite.
Nous ne le suivrons pas sur le premier point, car il appartient à la commission, dont d'après l'article 9, alinéa 3, les travaux sont secrets, de mener ceux-ci comme elle l'entend. Le texte notamment ne lui fait pas une obligation d'examiner personnellement le fonctionnaire, et contrairement à ce qu'allègue le requérant, l'existence de bien des affections et leurs conséquences peuvent être appréciées sur pièces.
Il en est en revanche évident que les conclusions de la commission, dont parle le même article, doivent, par définition, refléter l'opinion sinon de l'unanimité, du moins de la majorité de ses membres. Or, pour les raisons qui vous ont été abondamment exposées, M. Alfieri conteste qu'il en ait été ainsi en l'espèce:
Du rapport établi et signé le 5 novembre 1965 par le président de la commission, il paraissait ressortir deux choses: un accord unanime pour admettre que l'état du malade était devenu irréversible et que le patient était atteint d'une invalidité permanente totale le mettant dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions; un refus des deux autres membres de la commission de signer le procès-verbal des délibérations.
Les deux parties de ce rapport ne sont pas nécessairement contradictoires: il suffit d'imaginer le cas où le refus de signer le document serait motivé par d'autres raisons qu'un désaccord sur le fond des conclusions, c'est-à-dire sur le seul point qui conditionne la décision ultérieure du Parlement.
La question vous a paru cependant assez importante et douteuse pour que vous ayez d'office décidé d'entendre à titre de témoins les trois membres de la commission. Après l'audition des docteurs Stein et Roger Welter, à la lecture de la déclaration écrite qui vous a été adressée par le président de la commission, à qui son état de santé ne permettait pas de se déplacer, il ne nous paraît plus possible de maintenir l'interprétation bienveillante que l'on pouvait donner des termes du rapport.
Nous ne nous étendrons pas sur le détail de ces deux auditions dans lesquelles on pourrait relever certaines divergences ou certaines réticences. Peu importe notamment de savoir pour quel motif, sous quelle influence, ces praticiens ont cru devoir adopter l'attitude qui a été la leur devant la commission; nous n'avons pas non plus à apprécier s'ils ont eu raison de la prendre. On peut cependant s'étonner qu'ils n'aient pas cru devoir rectifier d'eux-mêmes auprès de l'auteur du rapport, dès
qu'ils ont eu connaissance de ce dernier, les positions qui leur étaient prêtées et qu'ils contestent aujourd'hui.
Mais ce qui compte, ce sont les dépositions que vous avez entendues, et sur l'essentiel elles aboutissent aux mêmes résultats, il n'est pas exact, a dit le docteur Roger Welter, que la commission ait convenu quoi que ce soit sur l'état d'invalidité de M. Alfieri. Et, en des termes un peu différents, le docteur Stein vous a déclaré que la commission n'avait fait aucune constatation et qu'il avait refusé de signer le rapport parce qu'il n'était pas conforme aux réalités. Ainsi, l'un et l'autre
contestent qu'il y ait eu une position unanime, ou même majoritaire, de la commission pour admettre l'état d'invalitidé du requérant.
Rapprochons cela maintenant de la déclaration écrite qui vous a été adressée par le docteur Éloi Welter. Certes, on y trouve d'abord le résumé de son rapport du 5 novembre 1965, mais, après avoir rappelé que ses deux collègues avaient refusé de signer ce document, le président de la commission termine par ce paragraphe qu'il faut citer textuellement: «De ce fait, les conclusions d'invalidité totale permanente, lesquelles, à ma conviction, s'étaient dégagées de notre réunion du 22 septembre 1965,
n'engagent que leur signataire». N'est-ce pas reconnaître qu'il y a eu dès l'origine un malentendu? Le docteur Éloi Welter a cru d'abord que ses confrères étaient d'accord sur le fond de la question, sur l'état d'invalidité de M. Alfieri; il en a eu d'abord la conviction, mais il ne l'a plus.
Les conclusions à tirer de ces constatations nous paraissent être nécessairement les suivantes. La mise à néant des conclusions du rapport ôte tout fondement légitime à la décision de mise à la retraite que le Parlement a cru devoir prendre en l'état du document qui lui était adressé.
Cette décision encourt donc l'annulation, sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur le dernier moyen du recours qui, en toute hypothèse, ne nous paraît pas fondé. M. Alfieri reproche à la commission de ne pas avoir examiné de façon précise, ainsi que le suppose l'article 13, alinéa 1, de l'annexe VIII du statut, s'il n'était pas apte à d'autres emplois de sa carrière que celui qu'il occupait. Les constatations de la commission — s'il fallait les retenir — feraient en effet apparaître que
l'affection dont est atteint le requérant le met dans l'impossibilité d'exercer une fonction, quelle qu'elle soit.
Nous ne méconnaissons pas ce que la solution que nous vous proposons peut avoir de regrettable à bien des égards. La décision du Parlement italien qui, de son côté, a mis à la retraite pour raison de santé M. Alfieri, le fait que ce dernier n'ait jamais formellement soutenu qu'il était en état de reprendre ses fonctions dans un proche avenir, pourraient faire présumer qu'il est effectivement atteint d'une invalidité permanente, comme l'obstination qu'il a mise à empêcher la constitution de la
commission qui devait statuer sur son cas. Mais la question à laquelle était subordonnée la décision attaquée était essentiellement d'ordre médical; nous ne pouvons substituer notre appréciation à celle des praticiens. D'autre part, si l'institution était en droit, comme nous l'avons dit, de passer outre à l'obstruction de M. Alfieri, elle restait tenue de recueillir l'avis conforme de la commission d'invalidité. Il s'agit là d'une condition prévue de façon trop précise dans le statut pour que
l'on puisse y déroger.
Outre l'annulation qu'il vous demande, M. Alfieri vous a saisis de conclusions en dommages-intérêts évalués par lui à 120.000 francs, dont 100.000 représenteraient le préjudice moral qu'il aurait subi du fait de sa mise à la retraite. Ce préjudice n'est pas établi, pas plus qu'un préjudice matériel que fera disparaître l'annulation de la décision attaquée; les conclusions du recours sur ce point doivent donc être rejetées.
Nous concluons:
— a l'annulation de la décision du président du Parlement européen en date du 13 novembre 1965 mettant M. Alfieri à la retraite,
— au rejet du surplus des conclusions du recours,
— et à ce que les dépens soient supportés par le Parlement européen.