Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,
présentées le 19 avril 1967
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Les 14 recours dont vous êtes saisis par la société Kampffmeyer et par d'autres importateurs allemands de céréales sont la suite de votre arrêt du 1er juillet 1965 qui, à la demande de la société Toepfer, a annulé la décision de la Commission de la C.E.E., en date du 3 octobre 1963, autorisant la République fédérale à maintenir en vigueur les mesures de sauvegarde prises par elle le 1er octobre précédent pour l'importation du maïs en provenance de France.
Tirant les conséquences que leur paraît comporter cet arrêt, les requérantes, qui se sont toutes vu refuser le 3 octobre par l'organisme allemand compétent les licences d'importation qu'elles avaient sollicitées le 1er octobre, vous demandent de condamner la Commission à réparer le préjudice que leur aurait causé la décision illégale, et qui, d'après leurs conclusions, s'élèverait au total à près de 4 millions de DM.
L'importance de l'arrêt que vous avez à rendre ne tient pas seulement au montant des sommes en litige. Elle vient surtout, sur le plan des principes, de ce que vous aurez pour la première fois — si l'on excepte votre arrêt Plaumann (15 juillet 1963, Recueil, IX, p. 203) — à aborder l'interprétation des dispositions ambigües, et sans doute volontairement ambigües, de l'article 215, alinéa 2, du traité de Rome sur la responsabilité non contractuelle de la Communauté. La question se présente à vous
dans des conditions d'autant plus délicates que l'activité reprochée à la Commission est étroitement imbriquée avec celle de la République fédérale qui a seule tiré un bénéfice financier des opérations litigieuses et dont la responsabilité se trouve mise en cause par les requérantes devant les juridictions de ce pays. Or, s'il vous appartient, en vertu des dispositions combinées des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité, de connaître de la responsabilité de la Communauté, et si là s'arrête votre
compétence, vous ne pouvez guère l'exercer sans mettre plus ou moins directement en cause les actes du gouvernement fédéral.
Votre arrêt Toepfer et le rapport d'audience nous dispenseront d'insister sur les circonstances de droit et de fait dans lesquelles sont nés les litiges actuels. Rappelons simplement que tout le mécanisme de l'organisation commune du marché des céréales, établi par le règlement no 19 du Conseil, est fondé sur un système de prélèvement qui égalise les prix dans le commerce entre les États membres et tient compte de la différence entre le prix franco-frontière du pays exportateur et le prix de seuil
du pays importateur.
Le prix de seuil est fixé chaque année par l'État importateur; le prix franco-frontière est fixé en principe chaque semaine par la Commission, sur la base des indications fournies par l'État exportateur; il n'y a cependant de fixation que, lorsqu'à la date considérée, ce prix, étant inférieur au prix de seuil, doit entraîner un prélèvement.
Le prélèvement est calculé par l'État importateur, qui le perçoit et en conserve le produit. Vous savez que, dans la République fédérale, c'est l'Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel qui est chargée des opérations d'exécution, notamment de l'affichage des taux de prélèvement et de la délivrance des certificats d'importation — communément appelés licences — qui sont valables pour 4 mois.
Le prélèvement perçu est celui qui est applicable au jour de l'importation. Toutefois, depuis le règlement 31/63 (Journal Officiel no 59, p. 1225), l'importateur de maïs en provenance des États membres peut demander à se voir appliquer le taux de prélèvement du jour de la demande de licence, sous réserve de certains ajustements; mais, comme le prix du marché, ainsi que le rappelle l'exposé des motifs, n'évolue pas en général dans la même relation à la fin de la campagne et au début de la campagne
suivante, cette faculté n'est pas ouverte, s'agissant du maïs dont la campagne s'ouvre le 1er octobre, pour les importations réalisées au cours des mois d'octobre, novembre et décembre.
Le mécanisme du prélèvement se substitue à tous les systèmes par lesquels les Etats membres pouvaient antérieurement agir sur leur marché; si ce marché subit ou est menacé de subir, du fait des importations, des perturbations graves susceptibles de mettre en péril les objectifs définis à l'article 39 du traité, l'article 22 du règlement no 19 autorise l'État intéressé à prendre les mesures de sauvegarde nécessaires, qu'il ne définit pas autrement, mais qui peuvent aller jusqu'à la fermeture de la
frontière.
On sait ce qui s'est produit. Lors de sa décision du 27 septembre 1963, valable à compter du 1er octobre, la Commission, sur la foi d'indications fournies par l'O.N.I.C, organisme français compétent, qui faisaient ressortir un prix franco-frontière supérieur au prix de seuil allemand, ne fixa pas de prix; l'Einfuhr- und Vorratsstelle afficha en conséquence le 1er octobre un taux de prélèvement de 0,00 DM. Elle fut saisie le même jour de demandes de licences d'importation pour le mois de janvier 1964
à ce taux préfixé de 0,00 DM. pour un montant de 126000 tonnes, et certaines des requérantes passèrent aussitôt des contrats pour l'achat de maïs français. Inquiète devant cet afflux de demandes, l'administration allemande commença par faire retirer le tableau relatif au taux des prélèvements, puis suspendit, à partir du 1er octobre, l'octroi de certificats d'importation de maïs en provenance des Etats membres et des pays tiers. Cette décision prise sur le fondement de l'article 22 du règlement
no 19 fut notifiée aussitôt à la Commission.
Celle-ci prit de son côté deux mesures. Par décision du 1er octobre 1963 elle fixa, à compter du lendemain, un prix franco-frontière de 422 francs, donc largement inférieur aux prix de seuil d'octobre 1963 et de janvier 1964 qui variaient de 420 à 434 DM. Puis, par une décision du 3 octobre 1963 adressée au gouvernement fédéral, elle autorisa celui-ci à maintenir jusqu'au 4 octobre inclus la suspension des certificats d'importation du maïs.
Quant aux licences demandées par les requérantes, elles furent refusées le 3 octobre par l'Einfuhr- und Vorratsstelle.
De là est né un double contentieux qui se déroule parallèlement sur le plan communautaire et sur le plan national, qui a trait successivement à la légalité des mesures prises par les diverses autorités et à la responsabilité qu'elles sont susceptibles d'entraîner pour celles-ci. En effet, de même que la société Toepfer a obtenu de vous l'annulation de la décision de la Commission du 3 octobre au motif que les conditions de fond de l'article 22 n'étaient pas réunies, cette société et les autres
requérantes ont fait constater par la juridiction administrative allemande l'illégalité du refus opposé le même jour à leurs demandes de licence, du fait que n'avaient pas été respectées les règles de forme auxquelles la législation de la République fédérale subordonne la prise de mesures de sauvegarde.
Et, de même qu'on vous demande de condamner la Communauté à réparer le dommage qu'aurait causé la validation par la Commission des mesures de sauvegarde, la juridiction civile allemande se trouve actuellement saisie d'une demande de dommages-intérêts dirigée à la fois contre la République fédérale et contre l'Einfuhr- und Vorratsstelle. Ainsi que vous le savez, le Landgericht de Bonn attend pour rendre son jugement que vous ayez statué sur la responsabilité communautaire.
I
Avant d'aborder le fond du débat, vous devez vous prononcer sur la recevabilité du point de vue des délais de procédure de certains recours: plus précisément, les recours 5-66, 7-66, 14 à 21-66. Préalablement à leur action devant vous, les entreprises intéressées ont adressé des demandes d'indemnité à la Commission, qui sont parvenues à celle-ci à des dates s'échelonnant entre le1er et le 14 octobre 1965. Ces demandes, la Commission, après avoir donné une réponse d'attente le 28 octobre, les a
rejetées comme non fondées le 2 mars 1966, soit plus de 4 mois après en avoir été saisie. Quant aux recours contentieux, ils ont été enregistrés, soit avant réception de ce rejet (le 19 février pour l'affaire 5-66, le 28 février pour l'affaire 7-66), soit après (le 29 avril pour les affaires 14 à 21-66), mais en tout cas plus de 4 mois — augmentés du délai de distance — après la présentation de la réclamation administrative.
Ici, l'on rencontre l'article 43 du statut de la Cour de justice C.E.E., qui reproduit mutatis mutandis l'article 40 du statut de la Cour C.E.C.A. Ce texte prévoit que l'action en matière de responsabilité extracontractuelle se prescrit par 5 ans à compter de la survenance du fait qui y donne lieu; il ne subordonne sa recevabilité à aucune réclamation préalable à l'institution. Mais il se poursuit ainsi : «La prescription est interrompue soit par la requête formée devant la Cour, soit par la demande
préalable que la victime peut adresser à l'institution compétente de la Communauté. Dans ce dernier cas (c'est-à-dire lorsqu'il y a demande préalable), la requête doit être formée dans le délai de deux mois prévu à l'article 173; les dispositions de l'article 175, alinéa 2, sont, le cas échéant, applicables».
Si la disposition que nous venons de citer a une portée générale et institue bien un délai de forclusion, les recours litigieux sont tardifs. En effet, faute de prise de position deux mois après l'introduction des réclamations, a commencé à courir le délai de recours de deux mois prévu à l'article 175, alinéa 2, et ce n'est qu'après l'expiration de ce dernier délai qu'ont été enregistrées les requêtes. Il en est ainsi, même si l'on tient compte du délai de distance de 6 jours, qui ne s'ajoute qu'au
délai de procédure proprement dit et ne peut prolonger le délai dans lequel l'institution saisie est tenue de prendre position.
Les requérantes soutiennent, il est vrai, qu'elles ne se trouvent pas dans le cas visé à l'article 43 pour la raison suivante. Alors que la version française de ce texte vise la «demande préalable», la version allemande se réfère à la victime qui «seinen Anspruch geltend macht» ; cette formule impliquerait que l'on indique non seulement les motifs de la demande en dommages-intérêts, mais aussi le chiffre précis de ceux-ci, ce qui n'a pas été fait sauf par la requérante 5-66. Cette argumentation
n'est pas très convaincante. Vous admettez que le recours contentieux n'indique pas, dès l'abord, le montant des dommages-intérêts réclamés (Plaumann, 15 juillet 1963, Recueil, IX, p. 224); aussi ne voit-on pas comment on pourrait se montrer plus strict pour la demande préalable à l'institution. Par ailleurs, il arrive — c'est le cas en l'espèce — que la contestation porte non sur le montant mais sur le principe de l'indemnisation; une réclamation, même non chiffrée, même si elle tend à obtenir une
solution amiable, constitue bien alors une demande préalable au sens de l'article 43.
Il reste que la disposition litigieuse peut apparaître comme rédigée en termes inhabituels et son interprétation stricte comme inopportune. Elle pénalise ceux qui s'adressent à l'institution intéressée dès que le dommage est né, les privant ainsi d'une partie du temps que le début de l'article 43 leur accorde pour faire valoir leur droit. Il est inhabituel d'autre part d'appeler interruption de la prescription ce qui a pour effet d'abréger celle-ci et non de l'allonger. Enfin, il n'existe pas, à
notre connaissance, de disposition analogue dans le. droit d'aucun des États membres. Nous préciserons, puisque l'agent de la Commission s'est référé au droit français dans sa plaidoirie, que ce droit ne comporte rien de tel. Le recours en indemnité y est subordonné à une demande préalable à l'administration et le silence de celle-ci pendant 4 mois vaut décision implicite de rejet et permet de saisir le juge; mais, à la différence de ce qui existe dans le recours pour excès de pouvoir, l'intéressé
n'est forclos que deux mois après que lui a été notifiée une décision expresse de rejet (loi du 7 juin 1956, article 4, paragraphe 5).
Aussi la Commission, qui n'oppose aucune exception aux requêtes, interprète-t-elle la disposition finale de l'article 43 comme réglant la durée de l'interruption qui prolonge le délai de prescription de cinq ans que prévoit la première phrase de l'article, et qui ne pourrait en aucun cas être abrégé. En d'autres termes, elle viserait le cas où, juste avant que s'accomplisse la prescription, le requérant adresserait une demande préalable à l'administration; les délais des articles 173 et 175
s'ajouteraient au délai normal de 5 ans pour prolonger la durée de la prescription. Nous ne méconnaissons pas qu'une telle interprétation constitue une construction assez hardie; seuls; son caractère opportun et le fait qu'elle est soutenue par la défenderesse elle-même nous autorisent à vous la proposer, et à considérer les recours comme recevables.
Au cas où vous n'en jugeriez pas ainsi, il resterait à examiner si la lettre du 2 mars 1966, rejetant de façon expresse mais tardive les demandes administratives, peut faire courir un nouveau délai de recours. Pour notre part, nous en doutons fort, puisqu'elle se borne à confirmer purement et simplement un refus déjà acquis.
II
1. Les demandes dont vous êtes saisis sont fondées sur l'article 215, alinéa 2, du traité qui prévoit qu'en matière de responsabilité non contractuelle la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions. Cette formule est assurément moins nette que celle de l'article 40 du traité C.E.C.A. qui liait la notion de réparation à celle de «faute de service». Elle
l'est notamment dans la mesure où elle fait appel à des principes généraux communs, alors que les droits des États membres en matière de responsabilité de la puissance publique sont loin d'être identiques. Qu'il suffise de rappeler que, suivant les pays, cette responsabilité se caractérise par l'application ou la transposition au cas de la puissance publique des règles du droit privé, et est mise en jeu devant les tribunaux judiciaires; qu'en France au contraire il est fait appel à des règles de
compétence et de droit matériel différentes, puisque c'est la juridiction administrative qui a dégagé une notion autonome et nuancée de la responsabilité administrative, fondée en général sur la faute du service public, exceptionnellement sur le risque. A la vérité, les différences portent peut-être davantage sur la technique juridique employée que sur les résultats qui en découlent dans la pratique. Le principe d'une responsabilité de l'administration est reconnu dans tous les États — c'est au
moins un principe général commun — et par des voies différentes le domaine de cette responsabilité tend partout à s'étendre.
Il reste cependant à dire ce qu'il doit être dans le droit communautaire. Lors de la procédure orale, un des avocats des requérantes vous a mis en garde de façon très instante contre ce qu'il a appelé la «théorie minimum» qui consisterait à n'admettre le droit à réparation que lorsque le droit de chacun des six États membres, pris individuellement, le prévoit; ce n'est pas en effet au «droit», mais aux «principes généraux» que vous renvoie l'article 215, alinéa 2. Car, en employant une formule
aussi large, c'est à vous en définitive que les auteurs du traité ont confié le soin de fixer le régime de la responsabilité extracontractuelle; c'est une œuvre de comparaison et de création telle que vous avez déjà eu à l'accomplir en d'autres domaines. La directive que vous donnait par exemple l'article 40 du traité C.E.C.A. en mentionnant la «faute de service» ne vous dispensait pas de définir de façon plus précise le contenu de cette notion en droit communautaire, sans que vous soyez tenus de
retenir dans tous les cas l'acception qu'elle avait dans le droit national auquel elle était empruntée. Bien des précisions que vous avez alors apportées se retrouveront nécessairement dans le régime que vous aurez à définir, car la mission et l'organisation des Communautés ont trop de points communs pour qu'on ne donne pas des solutions identiques aux problèmes que fait naître leur fonctionnement. Mais, comme dans toute œuvre jurisprudentielle, la théorie ne peut se construire que par touches
successives et résulte du rapprochement des arrêts; elle est un aboutissement.
Au point de départ, et sans prétendre élaborer de théorie générale, il s'agit d'apprécier si, dans les circonstances de droit et de fait où se présente l'affaire, la responsabilité de la Communauté se trouve engagée à l'égard des requérantes par la décision que vous avez déclarée illégale. Trois questions principales se posent qui sont celles que l'on retrouve dans tout régime de responsabilité, quel qu'en soit le fondement: le fait incriminé — le lien de causalité entre ce fait et le dommage
allégué — le montant du dommage donnant droit à réparation.
2. Le fait incriminé d'abord. C'est la décision du 3 octobre 1963 par laquelle la Commission a autorisé le gouvernement allemand à maintenir jusqu'au 4 octobre inclus les mesures de sauvegarde prises à compter du 1er. Vous l'avez jugée illégale parce qu'aucune perturbation grave du marché telle qu'elle est prévue à l'article 22 n'était à redouter.
Mais toute illégalité, toute violation de la regle de droit ne donne pas nécessairement droit à réparation. Les requérantes admettent que deux conditions doivent en outre être remplies et estiment qu'elles sont remplies en l'espèce. Il faut que la disposition violée soit destinée à protéger les intérêts de ceux qui ont subi le préjudice. Il faut d'autre part que l'illégalité commise soit constitutive d'une faute. D'accord sur ces principes, la défenderesse ne l'est pas sur l'application que les
requérantes prétendent en faire au cas d'espèce.
a) La première condition a été posée par vous dans l'arrêt Vloeberghs (9 et 12-60, Recueil, VII, p. 391) lorsque vous avez eu à interpréter l'article 40 du traité C.E.C.A., et l'on peut logiquement en étendre l'application dans le cadre de l'article 215, alinéa 2. Elle trouve son origine dans le droit allemand où l'article 34 de la loi fondamentale ne met la responsabilité à la charge de la collectivité que lorsque l'auteur du dommage a violé ses obligations à l'égard des tiers dans l'exercice
d'une fonction qui lui a été confiée; encore faut-il signaler que, si l'on en croit l'avocat de la requérante 13-66, cette notion devrait être entendue aujourd'hui de façon très souple. Elle n'est pas sans analogie avec cette idée du droit italien que les règles qui existent exclusivement ou principalement dans l'intérêt public fondent, le cas échéant, un intérêt légitime permettant d'intenter une action en annulation, mais ne confèrent aucun droit subjectif sur la base duquel pourrait être
introduite une action en dommages-intérêts. Mais, si elle est admissible, cette condition ne doit pas être entendue trop strictement sous peine de vider de son contenu l'idée de responsabilité.
La défenderesse observe qu'en ne contrôlant pas l'usage fait par le gouvernement allemand de son pouvoir de prendre des mesures de sauvegarde, elle a méconnu une règle qui n'était pas établie dans l'intérêt des importateurs, mais dans celui de la collectivité à laquelle importe un fonctionnement régulier de l'organisation commune des marchés. Elle rapproche l'article 22 du règlement de divers articles du traité comportant une procédure analogue et fait valoir que toutes ces dispositions ont au
fond le même objet que la compétence de contrôle que lui attribue l'article 169, dont on ne peut dire qu'elle sert à protéger les intérêts d'un groupe déterminé d'agents économiques. Elle entend en tout cas rester sur le terrain de l'article 22; à supposer qu'ait été également violé l'article 18 du même règlement qui interdit le recours à toute autre mesure protectrice, il s'agit d'une interdiction qui ne s'adresse directement qu'aux États membres et tout au plus indirectement à la Commission
par l'intermédiaire de l'article 22.
Que l'organisation des marchés soit faite dans l'intérêt de la collectivité tout entière, c'est évident, mais on notera aussi que cette organisation est fondée sur le principe de la liberté des échanges. Si elle entend sauvegarder la situation des producteurs, elle ne méconnaît pas que l'accroissement des transactions entre les États membres suppose, dans l'intérêt des consommateurs eux-mêmes, que des garanties et des facilités soient accordées aux intermédiaires, et en particulier aux
importateurs. Or, pour pouvoir être invoquées à l'appui d'un recours en indemnité, il n'est pas nécessaire que les dispositions litigieuses soient destinées exclusivement à servir les intérêts de ceux-ci, il suffit qu'elles contribuent également à la défense de leurs intérêts. La précision avec laquelle l'article 22 fixe les hypothèses qui autorisent à limiter la liberté des échanges est destinée aussi à garantir aux entreprises commerciales que les transactions, qui sont leur raison d'être,
ne seront troublées que dans des conditions strictement définies; qu'on songe par exemple à l'obligation de prévoir des dispositions pour que les marchandises en cours de transport ne soient pas affectées par les mesures de sauvegarde, au souci exprimé dans cet article de ne pas faire subir aux exportateurs des dommages excessifs ou qui peuvent être évités, toutes choses qui sont parfaitement indifférentes à la collectivité envisagée dans son ensemble. Même si ce ne sont pas ces dispositions
qui ont été méconnues en l'espèce, on est en droit de les retenir pour caractériser l'article 22 dans son ensemble.
Nous pensons donc que la nature de la règle violée n'exclut pas le droit des requérantes à s'en prévaloir sur le terrain du recours en indemnité. Nous ajouterons — sans insister sur ce point — que votre arrêt Toepfer peut être considéré comme orienté en ce sens, dans la mesure où il admet que les requérantes sont directement et individuellement concernées par la mesure annulée. Sans doute faut-il se garder de confondre les conditions de recevabilité du recours en annulation et celles relatives
au bien-fondé de l'action en indemnité: l'article 176, alinéa 2, du traité dispose que l'obligation faite à l'auteur de l'acte annulé de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt d'annulation ne préjuge pas celle qui peut résulter de l'article 215. Mais l'effort que vous avez fait par votre arrêt du 1er juillet 1965 pour ouvrir l'accès du prétoire, si parcimonieusement mesuré par l'article 173, ne se comprendrait guère s'il ne s'accompagnait d'un égal libéralisme dans
l'appréciation de l'action en indemnité.
b) Ce premier point ne suffit pas à établir que la décision du 3 octobre 1963 est de nature à engager la responsabilité de la Communauté. Les requérantes admettent en principe qu'il faut pour cela que l'illégalité soit fautive; elles contestent au contraire que la faute exigée puisse être «nuancée» suivant les cas pour tenir compte de la nature de l'activité en cause, que, par exemple, lorsque la Commission exerce une activité de contrôle, elle ne puisse être reconnue responsable que de sa «faute
lourde».
Laissant de côté pour le moment cette dernière question, nous examinerons rapidement l'argumentation développée par les parties. Dans l'ensemble, elle reproduit sur bien des points, sous un éclairage un peu différent, celle qui avait été développée devant vous dans les affaires 106 et 107-63, et il n'y a pas lieu de s'en étonner. Il s'agissait alors de savoir si telles circonstances de fait (consommation annuelle de maïs en République fédérale — tonnage des licences demandées pour janvier
1964, etc.), constituaient la menace de perturbation grave du marché de nature à justifier la validation par la Commission des mesures de sauvegarde. Maintenant que l'appréciation faite par celle-ci et qui conditionnait la légalité de sa décision a été jugée par vous erronée, il s'agit de dire si cette erreur est imputable à une négligence de sa part, comme le soutiennent les requérantes, ou si, comme le dit la Commission, elle tient à la complexité ou à l'incertitude inhérente à la prévision
en matière économique, ce qui aurait pour conséquence qu'aucune faute ne pourrait lui être reprochée. Cette thèse a été développée dans la procédure écrite; vous vous souvenez aussi qu'à l'audience, l'agent de la Commission a déduit des termes de votre arrêt Toepfer que vous n'aviez reproché à la décision alors attaquée ni motivation insuffisante, ni violation du principe de la proportionnalité, ni méconnaissance de la notion de perturbation grave du marché, mais seulement une appréciation
inexacte de la situation de fait; il s'est attaché à montrer comment, tant en raison de la complexité et de la nouveauté du problème posé à la Commission que du délai très bref dans lequel devait intervenir sa décision, l'erreur dont était entachée celle-ci était explicable et par suite non fautive.
Cette argumentation n'est pas sans valeur. Il est exact d'abord que le droit de certains Etats membres ne considère pas comme entachée de faute toute erreur d'interprétation d'un texte juridique. Le droit allemand paraît tenir compte des obscurités qui peuvent exister quant à la portée du texte et qui n'ont pas encore été élucidées par la jurisprudence de la juridiction suprême; si l'opinion à laquelle on parvient après un examen attentif paraît juridiquement défendable, le fait que cette
opinion soit ultérieurement désapprouvée ne peut être considéré rétroactivement comme une faute. Nous noterons dans le même ordre d'idées que, pour décider que des erreurs dans le calcul des bases du prélèvement de péréquation ne constitueraient pas ipso facto une faute de service, votre arrêt Meroni relève que ces erreurs peuvent être la «conséquence de la solution difficile de problèmes juridiques ardus» (14-60, Recueil, VII, p. 341). Les mêmes raisons ont conduit le Conseil d'État français
à interpréter restrictivement la notion de faute de service en matière économique, au point qu'un commentateur a pu dire qu'il existait en ce domaine une «large marge d'erreur tolérable».
Il est normal d'autre part de tenir compte des conditions dans lesquelles une décision doit intervenir pour apprécier le comportement négligent ou diligent de son auteur: la rapidité avec laquelle elle doit être prise, l'obligation de procéder dans un court délai à des consultations multiples sont des considérations qui doivent certainement entrer en ligne de compte.
Quelle que soit la valeur de l'argumentation exposée par la Commission, elle ne nous paraît pas absolument convaincante. Nous estimons pour notre part que le comportement de cette institution a été entaché d'une certaine négligence qui donne à sa décision illégale un caractère fautif. Voici sur quoi se fonde notre opinion :
En raison de certaines contradictions au moins apparentes contenues dans ses mémoires, vous avez demandé à la Commission de vous dire si elle aurait pu à l'époque arrêter une décision portant fixation des prix franco-frontière qui aurait évité les écueils qui se sont présentés. La réponse qui vous a été donnée établit très clairement — et de façon, pensons-nous, convaincante — que la décision du 27 septembre 1963, valable à compter du 1er octobre suivant, et qui ne comportait pas la fixation
d'un prix franco-frontière, a constitué l'application régulière de la réglementation alors en vigueur. Il y avait donc une lacune dans le système qui a contribué à créer les difficultés auxquelles a prétendu parer la mesure de sauvegarde, et c'est pour éviter le renouvellement de ces difficultés que le Conseil, sur proposition de la Commission, a, par le règlement 56-64, institué un système de primes. Nous n'entendons pas examiner à ce sujet la question fort délicate de savoir si le fait pour
une institution de ne pas prendre une réglementation ou de ne pas faire de proposition en ce sens à l'autorité compétente pour l'édicter peut engager sa responsabilité extracontractuelle. Nous voulons simplement souligner que la situation juridique était telle que la Commission devait s'attendre à des difficultés et faire preuve d'une particulière vigilance. Elle le devait d'autant plus que le 1er octobre, date à laquelle commençait à s'appliquer la décision du 27 septembre, était aussi celle
à laquelle débutait la nouvelle campagne de maïs qui devait entraîner des modifications dans le niveau des prix, et celle à laquelle les importateurs pouvaient demander des licences à un taux de prélèvement préfixé pour le mois de janvier suivant. La conjonction de ces divers éléments devait alerter des services dont il faut croire qu'ils ont une connaissance approfondie du mécanisme des marchés agricoles.
Ces services disposaient d'autre part, soit par eux-mêmes, soit par leurs correspondants habituels, d'assez de sources d'information pour orienter leur décision: ils connaissaient la consommation annuelle de maïs en République fédérale et les besoins d'importation qui se révéleraient au début de l'année suivante; l'accroissement relatif du volume des transactions entre ce pays et la France, conforme d'ailleurs aux objectifs d'une organisation commune des marchés, devait permettre d'apprécier
si les licences demandées étaient de nature à compromettre l'équilibre de ce marché. Même si c'était une des premières fois que la Commission avait à se prononcer sur des mesures de sauvegarde, la situation pour elle n'était pas imprévisible, mais la gravité de la mesure à prendre exigeait un examen plus approfondi que celui auquel elle s'est livrée.
La Commission se retranche, il est vrai, derrière la brièveté du délai qui lui était imparti et au cours duquel elle devait consulter les États membres au sein du comité de gestion. Elle souligne que ces États, en particulier la France, particulièrement intéressée à la question, ont partagé son opinion sur la légalité des mesures de sauvegarde. Mais l'article 22, 2, lui accordait un délai maximum de quatre jours ouvrables à compter de la notification par la République fédérale pour se
prononcer; cette notification ayant été faite le 1er octobre au soir, rien ne l'obligeait à prendre sa décision dès le 3 au lieu de poursuivre son examen. Elle soutient qu'il fallait régler au plus vite la situation créée par l'acte du gouvernement fédéral; soit, mais pas au point de prendre une décision insuffisamment étudiée. Quant au fait que le comité de gestion dont la consultation est exigée ait approuvé sa position, il est sans influence sur la responsabilité éventuelle de
l'institution.
Nous estimons donc qu'il y a en l'espèce une négligence, donc une faute. Envisageant le cas où vous partageriez cette manière de voir, la Commission ajoute que la décision critiquée a été prise par elle dans l'exercice de sa fonction de contrôle; or, dans une telle hypothèse, sa responsabilité ne pourrait être engagée que s'il pouvait lui être reproché une «faute lourde», c'est-à-dire si son acte — pour recourir à une notion de droit allemand — avait été entaché d'une «négligence grossière»
(grobe Fahrlässigkeit). Et nous admettons volontiers avec elle qu'on ne peut lui faire un tel reproche.
A l'appui de sa thèse, la Commission invoque l'opinion soutenue, à propos de l'article 40 C.E.C.A., par certains de vos avocats généraux (notamment dans les affaires Vloeberghs — Recueil, VII, p. 469, et Hauts fourneaux de Chasse — Recueil, VIII, p. 753), opinion que vos arrêts n'ont jamais ni consacrée, ni infirmée expressément. Nous noterons cependant que, pour reconnaître la responsabilité de la Haute Autorité du fait des agissements des organismes de Bruxelles dont elle avait le contrôle,
votre arrêt Fives-Lille-Cail se fonde sur ce que l'institution a «gravement négligé les devoirs de surveillance qu'une diligence normale lui imposait» (19-60, Recueil, VII, p. 592), tandis que l'arrêt Forges de la Providence se borne à relever chez elle «un manque de diligence» (29-63, Recueil, XI, p. 1157).
Faut-il graduer les fautes dans le système de responsabilité de l'article 215, alinéa 2, exiger une faute lourde en matière de contrôle, comme l'admet par exemple le droit français de la responsabilité administrative? Il ne nous paraît pas nécessaire de trancher aujourd'hui cette question, car l'action de la Commission dans le cadre de l'article 22 du règlement no 19 se situe en dehors des hypothèses qui expliquent cette exigence particulière. Classiquement, celle-ci se justifie par
l'autonomie de l'organisme contrôlé, et aussi par le fait que le contrôle s'exerce sur un comportement général mais non sur chaque acte en particulier, si bien que, comme le relève votre arrêt Forges de la Providence, certains agissements du contrôlé peuvent pendant un certain temps échapper à l'attention du contrôleur. C'est la difficulté du contrôle qui motive l'exigence d'une faute lourde pour engager la responsabilité. Ici, rien de tel, puisque la Commission est nécessairement saisie de la
mesure de sauvegarde et qu'elle est tenue de prendre une décision maintenant, modifiant ou supprimant cette mesure. Même lorsqu'elle maintient celle-ci, sa situation n'est pas la même que celle du contrôleur qui s'abstient purement et simplement d'intervenir. En cette matière, une négligence telle que celle que nous avons cru pouvoir relever nous paraît constituer une faute de nature à engager la responsabilité de la Communauté.
Si les requérantes se sont placées essentiellement sur le terrain de la faute, la plupart d'entre elles n'ont pas écarté l'idée qu'un autre fondement pouvait être donné à leur action. Elles ont avancé qu'elles avaient un droit à obtenir les licences d'importation qu'elles avaient demandées; la décision de la Commission qui les a privées de ce droit constituerait une intervention assimilable à une expropriation, et ce serait un principe général de droit qu'une telle intervention engendre un
droit à réparation pécuniaire. C'est en effet, semble-t-il, un principe du droit allemand visant les mesures prises légalement ou illégalement par la puissance publique mais non constitutives de faute (Ehle — Klage und Prozessrecht des EWG-Vertrags — Commentaire sous l'article 215, p. 6), auquel la Commission objecte que les conditions nécessaires pour son application ne sont pas remplies en l'espèce. Il est certain en tout cas qu'il n'existe pas sur ce point de principe commun au droit de nos
six États: le droit français par exemple ne connaît de responsabilité sans faute, du fait du risque, que lorsque l'acte est égal. Au surplus, les requérantes n'ont fait qu'esquisser leurs prétentions sans tenter de justifier d'une façon précise le droit qu'elles invoquent, ce qui nous dispense de nous y arrêter plus longtemps.
3. Pour que la responsabilité de la Communauté soit engagée, il ne suffit pas que l'action de la Commission ait été fautive, il faut qu'elle ait été à l'origine du dommage; ainsi le veut l'article 215 qui parle des dommages causés par les institutions. Plus précisément, il faut qu'il y ait un lien direct de cause à effet entre Vagissement ou la décision critiquée et le préjudice allégué; c'est ce qu'exige dans le cadre de l'article 40 du traité C.E.C.A. l'arrêt Aciéries du Temple (Recueil, IX,
p. 603), et la solution qu'il consacre doit être étendue au domaine qui nous occupe.
Toutefois, il n'est pas toujours facile de définir ce rapport de causalité. Négativement, on peut dire qu'il n'y a pas causalité mettant en jeu la responsabilité lorsque le même résultat se serait produit d'une façon identique, même sans violation de ses obligations par l'administration. Mais les théories élaborées en ce domaine par les juristes et les philosophes sont innombrables, on vous l'a rappelé à la barre. On peut considérer comme la cause d'un dommage tout fait sans lequel celui-ci ne se
serait pas produit; on peut s'attacher au fait le plus proche; on peut rapporter le dommage à celui de ses antécédents qui était propre à le produire suivant le cours naturel des choses.
Assez curieusement, les parties qui ont beaucoup discuté sur l'existence d'une faute n'insistent guère sur cet aspect de la question. C'est lui cependant que visent les requérantes lorsqu'elles soutiennent que la Commission, loin de maintenir la mesure de sauvegarde que vous avez jugée illégale, aurait dû l'annuler, et l'annuler rétroactivement. Juridiquement, il nous paraît bien exact que si les conditions de fond auxquelles est subordonné le recours aux mesures de sauvegarde n'étaient pas
remplies, l'institution était tenue, non seulement d'y mettre fin pour l'avenir, mais de les annuler pour le passé, toute autre solution risquant de priver en fait sa décision de son efficacité. Mais, en cas d'annulation rétroactive, les requérantes auraient pu mener à bonne fin leurs transactions basées sur un prélèvement zéro, ce qui n'était plus possible lorsque vous avez annulé la décision litigieuse. C'est donc celle-ci qui serait à l'origine du dommage.
Quant à la Commission, elle n'a guère pris position dans la procédure écrite; à l'audience, son agent a rappelé que les licences avaient été refusées par l'Einfuhr- und Vorratsstelle le 3 octobre, alors que la décision des autorités de Bruxelles n'a été notifiée au gouvernement allemand que le 4, à un moment où le dommage était déjà produit, et il a ajouté que tout ce qu'on pouvait reprocher à la Commission c'est d'avoir omis d'obliger la République fédérale à abolir les mesures de sauvegarde
déjà prises. Nous sommes d'accord avec cette analyse, mais elle implique que la décision de la Commission a été aussi la condition de la réalisation du dommage.
Elle n'a pas été en effet la seule condition; il a fallu pour cela la concurrence — ou la succession dans le temps — de deux actions: celle de la République fédérale qui a pris la mesure de sauvegarde et refusé les licences — celle de la Commission qui, en validant cette mesure, a consolidé le dommage ou refusé de contraindre les autorités allemandes à le faire disparaître.
Si le gouvernement fédéral a été la cause première, il n'empêche que la Commission est aussi à l'origine du dommage. Permettez-nous de citer ici un passage des conclusions de M. l'avocat général Roemer dans l'affaire Vloeberghs qui nous paraît devoir s'appliquer mutatis mutandis à la présente affaire : «Le fait que l'attitude contraire au traité d'un État membre est à l'origine d'un lien de cause à effet n'exclut pas que l'omission consécutive de la Haute Autorité soit considérée comme la cause
directe du préjudice. Si la Haute Autorité a omis de faire usage de ses fonctions de contrôle à l'égard d'un État membre, elle est responsable du préjudice qui résulte du comportement primaire et contraire au traité d'un État membre» (9 et 12-60, Recueil, VII, p. 475).
Reconnaître ainsi que la Communauté, cause directe du préjudice, doit le réparer n'est pas sans poser une question délicate. Les requérantes qui estiment que les autorités fédérales ont une part de responsabilité ont saisi la juridiction compétente de recours en dommages-intérêts dirigés contre ces autorités, mais elles indiquent que dès qu'une des personnes morales — État ou Communauté — «solidairement responsables» aura fait droit à leur demande, elles abandonneront leurs prétentions contre
l'autre, «la compensation interne des dommages payés étant ensuite l'affaire des responsables solidaires».
La difficulté vient de ce que si deux personnes morales ont concouru à la réalisation du même dommage, elles relèvent de deux ordres juridiques rigoureusement séparés. Même si la République fédérale participe à l'organisation commune des marchés, il ne vous appartient pas d'apprécier son comportement en ce domaine et la mesure dans laquelle elle a éventuellement contribué à la réalisation du dommage; sa responsabilité doit être appréciée par la juridiction allemande et sur la base du droit
allemand. Cette séparation rigoureuse s'oppose à ce que vous teniez compte de ses actes pour ne mettre à la charge de la Communauté qu'une part de la réparation du dommage, ou que vous donniez à la responsabilité de celle-ci un caractère subsidiaire. En revanche, il vous appartient, si vous le jugez utile, d'assortir une condamnation prononcée d'une clause destinée à garantir que le même dommage ne sera pas réparé deux fois.
4. Nous sommes ainsi conduit à la dernière question: le montant du préjudice indemnisable. Disons tout de suite que la variété des situations et la complexité des dossiers ne vous permettront pas de le fixer immédiatement. Il vous faudra nécessairement rendre une décision interlocutoire et désigner un expert. Nos observations ont donc pour objet de régler les questions de principe qui se posent et de tracer le cadre de sa mission.
Les requérantes ont bien entendu toutes demande le 1er octobre 1963 des certificats d'importation pour le mois de janvier suivant; sept d'entre elles (les requérantes 5, 7, 14, 15, 16, 19 et 21-66) déclarent avoir acheté le même jour sur le marché français des quantités plus ou moins importantes de maïs en prévision de l'octroi des certificats demandés.
Le préjudice qu'elles estiment avoir subi du fait du refus qui leur a été opposé est rangé par elles sous deux rubriques :
— la perte subie qui correspond dans certains cas aux dédits qu'elles ont dû payer à leurs vendeurs pour obtenir l'annulation de leurs contrats, dans d'autres à la perte qu'a entraînée la revente des quantités qui leur avaient été effectivement livrées;
— le manque à gagner qui résulte de ce que les certificats n'ont pas été délivrés et qui correspond au bénéfice qu'elles auraient réalisé si elles avaient pu importer la marchandise sans prélèvement. Leur estimation est d'ailleurs très variable, puisqu'elle s'échelonne, suivant les requérantes, de 9,66 DM à 77,40 DM par tonne.
A ces évaluations la Commission fait deux critiques d'ordre général, indépendamment des contestations de détail qu'elle soulève dans chaque affaire, soit sur les chiffres énoncés, soit sur les documents destinés à les appuyer.
La première a trait aux pertes subies du fait des contrats de vente passés par les sept requérantes que nous avons mentionnées, pertes dont elles seraient elles-mêmes responsables. L'importance des quantités pour lesquelles des certificats avaient été demandés le 1er octobre suffisait, dit la Commission, à montrer qu'une brèche avait été ouverte dans le régime du prélèvement qui devait logiquement entraîner des mesures de sauvegarde. Elles ont donc fait preuve de légèreté en n'attendant pas
d'avoir obtenu les licences pour passer des contrats d'achat, ou en ne faisant pas assortir ceux-ci d'une possibilité de résiliation pour le cas où les certificats ne leur seraient pas accordés.
Il est bien certain que, du fait de l'article 22, les importateurs sont toujours sous le coup d'une éventuelle mesure de sauvegarde; on peut cependant hésiter à accepter de façon absolue la thèse de la Commission. Les requérantes n'ont pas tort en effet de dire que, le prélèvement de 0,00 DM découlant de l'application des dispositions en vigueur et ce taux ayant été confirmé à certains qui s'étaient informés par téléphone, les importateurs n'avaient aucune raison de douter de son exactitude.
Toutefois, comme rien ne les obligeait à passer les contrats avant d'avoir obtenu des licences, on peut estimer qu'en le faisant ils ont, sinon commis une faute, du moins pris un risque qui doit rester à leur charge.
Ce point reste cependant douteux; il ne l'est pas, en revanche, qu'ont commis une faute celles des requérantes qui ont conclu des contrats après 14 h 15. A cette heure en effet, l'Einfuhr- und Vorratsstelle a affiché que les taux de prélèvement étaient provisoirement retirés pour rectification des prix franco-frontière, ce qui devait indiquer aux intéressés une modification de la situation juridique antérieure. Il appartiendra donc à ceux qui allèguent un préjudice de faire la preuve que les
contrats ont bien été conclus avant l'heure limite.
La seconde critique d'ordre général a trait au calcul par les requérantes du lucrum cessans. Le montant auquel elles l'évaluent paraît à la Commission contraire à un principe général qu'elle déclare commun aux droits de la responsabilité des Etats membres, et selon lequel «aucune réparation ne peut être réclamée pour la perte d'avantages qui rencontrent la désapprobation de l'ordre juridique en vigueur». L'objet du règlement no 19 étant de compenser l'écart de prix entre les pays d'exportation et
d'importation, importer sans prélèvement du maïs acheté dans le pays d'exportation à un prix nettement inférieur au prix de seuil est contraire aux principes de ce règlement. A plus forte raison l'est-il de tirer de cette opération des bénéfices dépassant de beaucoup la marge normale, c'est-à-dire qui doit être prise en considération lors de la fixation des prix de seuil et qui est en Allemagne de 3 DM. Encore ce chiffre, valable pour les importations réellement effectuées, et qui couvre les
frais généraux, doit-il être réduit pour les importations qui n'ont pas été effectivement réalisées.
Mais la Commission nous paraît donner une portée excessive au principe qu'elle invoque. Tous les droits admettent bien qu'une situation contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs ne peut avoir d'effet juridique; on citera le sort fait par le droit à la concubine, ou le refus de réparer le préjudice subi en cas de perte de gains provenant de l'exploitation des jeux, ou l'acte administratif obtenu par des manœuvres dolosives, mais il n'est pas du tout évident que l'opération critiquée par la
Commission puisse être assimilée à ces diverses hypothèses. L'argumentation de la défenderesse serait convaincante si les importateurs étaient tenus de revendre à des prix fixés par la loi la marchandise importée, si ces prix étaient basés sur des facteurs déterminés, et si une marge bénéficiaire fixée avec précision était comprise dans le prix. Mais tel n'est pas le système institué par le règlement no 19; sous réserve du paiement du prélèvement, l'importateur est libre de ses prix d'achat et de
vente. Si, par suite de la situation du marché, il n'arrive pas à écouler sa marchandise au prix espéré, il supporte les pertes sans qu'une marge bénéficiaire soit garantie, mais, à l'inverse, il peut encaisser les bénéfices que lui procure son habileté. La défenderesse dans sa duplique (page 20) parle elle-même des «risques commerciaux considérables qui caractérisent, comme l'on sait, les opérations d'importation de céréales», et l'on connaît le caractère spéculatif de ce marché; mais le fait de
réaliser une opération heureuse n'est pas contraire à l'ordre juridique en vigueur.
S'il faut écarter la thèse de la Commission, cela n'implique pas que tous les chiffres avancés par les requérantes pour le lucrum cessans doivent être retenus: il suffit pour s'en convaincre de rappeler qu'ils varient entre 9,66 DM et 77,40 DM. Sur quelle base faut-il se fonder? Puisque votre arrêt de 1965 décide qu'il n'y avait pas lieu au 1er octobre 1963 de prendre une mesure de sauvegarde, que les requérantes avaient donc droit à se voir accorder les licences sans prélèvement qu'elles
sollicitaient, il faut leur reconnaître le bénéfice qui aurait été normalement le leur en janvier 1964. Mais les prix de vente pratiqués à cette époque doivent être corrigés pour tenir compte de divers facteurs qui seraient intervenus si les licences avaient été effectivement accordées: pour les quantités qui n'avaient pas fait l'objet d'un contrat d'achat immédiat, les prix français auraient pu augmenter en raison de l'accroissement de la demande — les prix de vente en Allemagne auraient quelque
peu baissé. Quelle aurait été l'influence de ces divers facteurs, c'est ce dont discutent la défenderesse et certaines requérantes sans pouvoir se mettre d'accord. Il appartiendra à l'expert d'entendre les parties et de vous préciser le chiffre qui lui paraît devoir être retenu, compte tenu, dans chaque cas, des justifications apportées par les importateurs sur les diverses opérations qu'ils ont réalisées. Ce n'est qu'ensuite que vous pourrez fixer le montant de la réparation due à chacune des
requérantes et dont le principe nous paraît devoir être admis dès maintenant.
Nous voudrions dire en terminant que nous ne partageons pas les craintes exprimées avec tant d'insistance par l'agent de la Commission quant aux conséquences néfastes qu'aurait pour le fonctionnement de celle-ci la reconnaissance de sa responsabilité. Nous ne pouvons pas croire qu'elle soit de nature à paralyser l'esprit d'initiative et de décision de ses agents. L'expérience des administrations nationales dans les pays où le droit reconnaît depuis longtemps la responsabilité de la puissance
publique ne justifie pas une pareille appréhension.
En définitive, nous concluons :
— à ce que soit reconnu le principe de la responsabilité de la C.E.E. envers les 14 requérantes du fait des conséquences dommageables de la décision de la Commission du 3 octobre 1963;
— à la nomination d'un expert chargé de préciser, dans les limites que nous avons indiquées plus haut, le montant des dommages-intérêts à leur allouer;
— à ce que les dépens soient supportés par la défenderesse.