Conclusions de l'avocat général M. Karl Roemer,
présentées le 8 novembre 1967 ( 1 )
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
L'instance préjudicielle dans laquelle nous présentons aujourd'hui nos conclusions a été introduite par une demande du Conseil d'État de Belgique. Elle a trait (comme tant d'autres) aux dispositions que le Conseil de la C.E.E. a arrêtées en matière de sécurité sociale des travailleurs migrants, et elle porte sur les faits suivants.
Le défendeur dans l'instance au principal, de nationalité belge, mais résidant en France, a été occupé comme ouvrier et assujetti à la sécurité sociale, alternativement en Belgique (pendant un an au total) et en France (initialement pendant 13 ans). Le 5 mai 1960 (à l'âge de 60 ans), en se fondant sur le droit français, qui fixe l'âge normal de la pension à 60 ans, il a introduit une demande de pension de retraite auprès de l'organisme d'assurance de sa résidence: conformément à l'article 28 du
règlement no 3, l'organisme français d'assurance lui a accordé une pension partielle à compter du 1er octobre 1960, date à laquelle, compte tenu de la période d'assurance accomplie en Belgique, il avait accompli la période minimale d'assurance de 60 trimestres requise par la législation française. Cet organisme a alors transmis la demande à l'organisme belge de sécurité sociale, qui l'a considérée pour sa part comme valant demande de pension anticipée, étant donné qu'en Belgique l'âge de la retraite
est fixé à 65 ans. En application des dispositions de l'article 28 du règlement no 3, l'organisme belge a dès lors fixé la fraction de pension due en Belgique, tout en opérant une réduction de 20 % prévue par le droit belge et correspondant au nombre d'années manquant pour atteindre 65 ans, et il a invité l'intéressé à signer l'engagement de cesser toute activité professionnelle, sous peine de ne pas pouvoir toucher de pension en Belgique.
C'est ce qui a déterminé l'intéressé à se pourvoir auprès de la Commission d'appel spéciale, devant laquelle il a fait valoir qu'il désirait de toute façon travailler jusqu'à 65 ans. Son recours a abouti à l'annulation de la décision attaquée, motif pris de l'absence de demande de liquidation anticipée de la pension, ce qui entraînait la nécessité d'appliquer l'article 28, paragraphe 1, alinéa ƒ, du règlement no 3.
L'organisme belge d'assurance n'a pas davantage accepte ce résultat, car à son avis les conditions d'ouverture du droit aux prestations étaient remplies, non seulement en France, mais également en Belgique, ce qui faisait obstacle à l'application de l'article 28, paragraphe 1, alinéa f, du règlement no 3, ainsi qu'à la possibilité de ne revendiquer une pension qu'en France.
Après que la Commission supérieure des pensions, saisie par l'organisme assureur, eut confirmé le point de vue de la Commission d'appel, motif pris notamment de ce que la continuation de l'activité professionnelle équivalait au non-accomplissement d'une condition essentielle de liquidation de la pension belge au 1er octobre 1960, l'Office national des pensions pour ouvriers a finalement porté l'affaire devant le Conseil d'État de Belgique. Reprenant son argumentation, l'Office allègue que
l'introduction d'une demande auprès des instances compétentes du lieu de résidence vaut introduction d'une demande auprès de tous les États membres dans lesquels des périodes d'assurance ont été accomplies. Il relève en outre que le droit belge n'exige pas que l'intéressé ait atteint l'âge de 65 ans pour pouvoir toucher sa pension de retraite: il n'y a donc pas lieu, déclare-t-il, d'appliquer l'article 28, paragraphe 1, alinéa ƒ, du règlement no 3.
Confronté dès lors avec des problèmes d'interprétation du droit communautaire (en l'occurrence, de l'article 28 du règlement no 3 et de l'article 30 du règlement no 4) dont il estimait la solution nécessaire pour pouvoir se prononcer, le Conseil d'État, par arrêt du 24 mars 1967, a décidé de surseoir à statuer et de soumettre les questions suivantes à la Cour de justice des Communautés européennes, conformément à l'article 177 du traité C.E.E.
Première question
Le travailleur qui a accompli successivement ou alternativement des périodes d'assurance en vertu de la législation de deux ou de plusieurs États membres et à qui la totalisation de ces périodes n'est nécessaire pour l'ouverture du droit aux prestations dans aucun de ces États, a-t-il la faculté de choisir entre le mode de calcul prévu par l'article 28 du règlement no 3 et le mode de calcul résultant de l'application des législations sous lesquelles il a accompli les périodes d'assurance, ou bien la
possibilité de faire application à ce travailleur du mode de calcul prévu par l'article 28 du règlement no 3 fait-elle obstacle à l'application des législations sous lesquelles il a accompli les périodes d'assurance?
Deuxième question
Si le travailleur a l'option qui fait l'objet de la première question, et considérant que les règlements no 3 et no 4 ne règlent pas le mode d'exercice de cette option, comment doit-on interpréter une demande de pension qui est introduite devant l'institution compétente d'un seul des États membres et qui fait état de périodes d'assurance accomplies sous la législation de deux ou plusieurs États membres? Notamment, une telle demande doit-elle être interprétée comme une renonciation à la faculté de se
prévaloir de l'application éventuellement plus favorable de la législation de ces États? Ou bien doit-elle être interprétée comme postulant nécessairement l'application du système le plus favorable?
Troisième question
Si la demande introduite comme prévu dans l'exposé de la deuxième question doit être interprétée comme postulant l'application du système le plus favorable, doit-elle être nécessairement considérée comme une demande introduite régulièrement auprès de chaque institution nationale en vue d'obtenir, plutôt que l'application du système de la proratisation prévue par le règlement no 3, la liquidation des droits éventuellement plus favorables résultant de la législation nationale que cette institution est
chargée d'appliquer?
Quatrième question
Si le travailleur a l'option qui fait l'objet de la première question, et si la demande introduite comme prévu dans la deuxième question doit être considérée comme introduite auprès de chaque institution nationale en vue d'obtenir, le cas échéant, l'application de la législation de chacun des États, à quel moment doit-il exercer l'option? Peut-il attendre d'être fixé définitivement, c'est-à-dire après épuisement ou non-exercice des recours, sur les droits qu'il peut puiser tant dans l'application de
l'article 28 du règlement no 3 que dans l'application des diverses législations nationales?
Cinquième question
Si le travailleur n'a pas l'option prévue à la première question, la demande de pension qu'il introduit conformément à l'article 30, paragraphe 1, du règlement no 4 a-t-elle nécessairement pour objet les prestations qui, dans un État où il a accompli des périodes d'assurance, sont sujettes à réduction parce qu'elles sont demandées anticipativement ?
Sixième question
Si le travailleur n'a pas la dite option, la demande qu'il introduit conformément à l'article 30, paragraphe 1, du règlement no 4 a-t-elle nécessairement pour objet les prestations dont le paiement, dans un État où il a accompli des périodes d'assurance, est subordonné à une renonciation au travail que la législation de l'autre État n'exige pas?
Conformément à l'article 20 du statut de la Cour, ces questions ont fait l'objet d'observations écrites, déposées par le gouvernement belge, par l'Office national des pensions pour ouvriers et par la Commission de la Communauté économique européenne. Au cours des débats oraux, seule la Commission a exposé sa thèse.
Voici les commentaires qu'appellent ces prises de position et le cas qui nous est soumis.
Réponse à donner
Première question
Par sa première question, le Conseil d'État désire savoir si les travailleurs qui ont été assurés dans plusieurs États membres ont la faculté de choisir entre l'application, ou bien de l'article 28 du règlement no 3, ou bien des législations de ces États, lorsqu'aucune d'elles n'exige, pour l'ouverture du droit à la pension, que les périodes d'assurance soient totalisées en application de l'article 27 de ce règlement.
La réponse doit être négative: la Commission, le gouvernement belge et l'Office national des pensions pour ouvriers sont unanimes à le souligner, et ils ont raison sur ce point.
Ce droit d'option existait précédemment dans plusieurs conventions bilatérales qui ont été abrogées par le règlement no 3, et il subsiste à certains égards dans le cadre du règlement no 3 (articles 14 et 14 bis) ainsi que du règlement no 4 (articles 12 et 13). Mais, pour le surplus, à défaut de dispositions contraires, les dits règlements du Conseil doivent être appliqués sans réserves, puisqu'aux termes de l'article 189 du traité C.E.E., ils sont obligatoires dans tous les États membres. Cette
obligation s'étend évidemment à l'article 28, en jeu dans l'espèce, pour autant que les conditions qu'il prévoit sont remplies. Il y a un autre argument en faveur de cette conclusion (et le gouvernement belge a raison de l'invoquer) : c'est que le système de compléments de pension prévu par l'article 28 n'aurait pas de raison d'être si on admettait le droit d'option.
Il convient cependant d'ajouter à ces observations que l'application de l'article 28 du règlement no 3, autrement dit la proratisation, est exclue en toute hypothèse dans le cas soumis au Conseil d'État de Belgique. Peu importe à cet égard que, conformément aux termes dans lesquels le Conseil d'État a posé sa question, on parte de l'idée que, dans aucun des deux pays en cause ici, la totalisation des périodes d'assurance accomplies dans plusieurs États membres prévue par l'article 27 du règlement
no 3 n'est nécessaire pour l'ouverture du droit aux prestations (dans cette hypothèse, c'est l'arrêt 100-63 qui servira de guide). L'exclusion de la proratisation s'impose tout autant, si, sur la base des faits portés à notre connaissance, nous admettons (avec la Commission) que, bien que la prise en considération des périodes d'assurance accomplies en France ne soit pas nécessaire pour l'ouverture du droit en Belgique, il est nécessaire de tenir compte des périodes accomplies en Belgique pour
l'ouverture du droit en France, parce que c'est le seul moyen d'aboutir au 1er octobre 1960 à la période minimale d'assurance exigée par le droit français. Dans cette seconde hypothèse, la solution résulte des arrêts 1 et 2-67, aux termes desquels la proratisation constitue un élément inséparable de l'opération de totalisation, ce qui revient à dire que la proratisation n'est permise que dans l'État membre dans lequel la prise en considération des périodes d'assurance accomplies à l'étranger est
nécessaire pour l'ouverture du droit aux prestations.
La Commission a en outre démontré qu'en définitive, dans le cas de l'intéressé, exclu du bénéfice des dispositions transitoires de la loi belge du 1er juillet 1957, le montant de la pension est le même avec ou sans proratisation, parce que le droit belge n'accorde qu'une pension proportionnelle à la durée de l'assurance! Dès lors, la question de la proratisation et d'un droit d'option à cet égard perd tout intérêt pour l'appréciation du cas soumis au Conseil d'État.
En conclusion, la première question doit recevoir une réponse négative; si vous nous suivez, les questions 2 à 4 deviennent sans objet, puisqu'elles supposent l'existence du droit d'option.
Cinquième question
La cinquième question tend à savoir si la demande de pension introduite dans un État membre conformément à l'article 30 du règlement no 4 entraîne nécessairement la liquidation des prestations dans un autre État membre, même dans le cas où celles-ci sont sujettes à réduction en raison du caractère anticipé de la demande.
En droit belge (nous l'avons appris au cours de la procédure), lorsque l'intéressé n'a pas encore atteint l'âge de 65 ans, les prestations subissent pareille réduction, au prorata du nombre d'années d'anticipation.
A première vue, on pourrait s'étonner de voir le Conseil d'État soulever cette question, puisqu'il considère que l'application de l'article 27 du règlement no 3, c'est-à-dire la totalisation des périodes d'assurance accomplies dans plusieurs États membres, n'est nécessaire dans aucun des deux pays intéressés, ce qui devrait faire conclure qu'en Belgique la situation doit être réglée exclusivement d'après la législation belge, sans qu'il soit fait appel au droit communautaire.
Mais l'affaire se présente sous un jour différent à partir du moment où l'on se rend compte qu'en réalité il était nécessaire, dans un des États membres, en l'occurrence en France, de totaliser les périodes d'assurance en vue de l'ouverture du droit, raison suffisante pour faire apparaître l'importance du droit communautaire en vue de résoudre, entièrement le cas de l'intéressé.
Néanmoins, rien ne permet de considérer qu'il est nécessaire de procéder à la liquidation simultanée des droits à la pension.
Comme nous l'avons dit dans l'affaire Colditz, l'idée qu'il est possible de liquider successivement les prestations, sur la demande de l'intéressé (quand il en faut une, comme en Belgique, en cas de pension anticipée), s'appuie sur le texte de l'article 28, paragraphe 1, alinéas e et ƒ; en d'autres termes, il serait possible de soutenir que l'introduction formelle d'une demande de pension constitue une condition au sens de ces dispositions. D'autre part (c'est encore l'affaire Colditz qui nous l'a
démontré), l'article 30 du règlement no 4 n'oblige pas à considérer que l'introduction d'une demande auprès de l'organisme d'assurance d'un État membre vaut nécessairement introduction de demandes auprès de tous les autres organismes intéressés: simple règle de procédure destinée à faciliter et à accélérer la gestion des dossiers de pension, cet article ne détermine pas les cas et les circonstances dans lesquels il faut procéder à la liquidation simultanée des droits à la pension.
En fin de compte, tout comme dans l'affaire Colditz, on est forcé de retenir comme considération déterminante que l'application des dispositions relatives à la sécurité sociale des travailleurs migrants ne doit pas entraîner une perte de droits pour les assurés. Or, l'assuré belge en subirait une, s'il était placé devant l'alternative suivante: ou bien, il renonce à toucher sa pension en France avant l'âge de 65 ans, ou alors, il doit se résigner à voir diminuer sa pension en Belgique. Et il ne
serait pas permis de justifier ce préjudice en alléguant qu'un raisonnement contraire aboutirait inévitablement à faire pâtir l'organisme belge d'assurance: en effet, on nous a expliqué au cours de la procédure orale que le règlement no 3 ne prévoit pas de compensation entre les institutions de sécurité sociale dans les cas où il est tenu compte des périodes d'assurance accomplies à l'étranger.
Dès lors, les principes généraux qui régissent l'application des dispositions communautaires en matière de sécurité sociale des travailleurs migrants nous amènent à constater que la liquidation simultanée des droits aux prestations n'est pas nécessaire lorsque la situation se présente comme dans la présente espèce.
Sixième question
Par sa sixième et dernière question le Conseil d'État désire savoir si la demande introduite dans un État membre conformément à l'article 30 du règlement no 4 entraîne nécessairement la liquidation des prestations dans un autre État membre, même dans le cas où leur paiement y est subordonné à une renonciation au travail.
A notre avis, la réponse à cette question-là ne soulève pas non plus de difficultés. Qu'il nous soit permis de nous référer sur ce point à nos conclusions dans l'affaire 2-67: nous y avons déjà examiné cette particularité du droit belge qui est également en jeu ici et d'après laquelle, aux termes de la loi du 21 mai 1955, l'octroi de la pension de vieillesse est suspendu en cas de continuation de l'activité professionnelle. Nous estimons que la considération suivante est déterminante: il faut voir
dans la renonciation au travail exigée par la loi belge une condition au sens de l'article 28, paragraphe 1, alinéas e et ƒ. Or, étant donné que, dans l'affaire qui nous occupe, l'assuré a refusé de signer l'engagement de renoncer à poursuivre son activité professionnelle, force est de considérer que la demande de pension qu'il a introduite en France ne pouvait pas avoir pour objet la fixation de la pension due en Belgique, faute d'accomplissement d'une condition qui était requise à cette fin et
dont (nous l'avons vu) l'accomplissement aurait d'ailleurs impliqué une perte de droits pour lui.
Par conséquent, contrairement à ce que pensent l'Office national des pensions pour ouvriers et le gouvernement belge, la 6e question doit, elle aussi, recevoir une réponse négative.
Récapitulation
Pour conclure, voici donc les réponses que nous vous proposons de donner aux questions qui vous ont été posées.
A la première question
Le règlement no 3 n'accorde pas, aux assurés qui introduisent une demande de pension de vieillesse, le droit de choisir entre l'application de ce règlement et l'application des législations nationales, mais cela n'implique pas en toute hypothèse qu'il faille opérer la proratisation prévue par l'article 28.
Aux cinquième et sixième questions
Il faut répondre par la négative.
Conformément à notre jurisprudence constante, ce n'est pas à la Cour, mais uniquement au Conseil d'État de Belgique qu'il appartient de statuer sur les dépens.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.