Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand,
présentées le 8 novembre 1967
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Les données de la question qui vous est soumise par le Bundessozialgericht sont aussi simples que la réponse à donner à cette juridiction peut apparaître délicate.
Rappelons comment est né le problème.
M. Welchner est incorporé dans l'armée allemande en mars 1942 sans avoir été au préalable assuré; fait prisonnier en France, il est occupé dans ce pays comme travailleur libre de mai 1947 à février 1951, soit 45 mois pendant lesquels il est affilié obligatoirement à l'assurance française. Il rentre ensuite dans sa patrie où il travaille et cotise jusqu'en 1961, date à laquelle il est atteint d'invalidité. Depuis ce moment jusqu'à sa guérison, il perçoit une rente respectivement en Allemagne et en
France.
Mais, pour le calcul de ses droits, l'institution allemande refuse de retenir la période de 1942 à 1947 (service militaire et captivité), au motif que la législation allemande subordonne la prise en compte de tels services comme périodes de remplacement (Erzatszeiten) à l'accomplissement de l'une des deux conditions suivantes: soit avoir été antérieurement assuré, soit avoir assumé avant l'expiration des trois ans qui suivent ces services une activité comportant assurance obligatoire en Allemagne.
Pour M. Welchner, cette disposition doit être au contraire interprétée comme se référant également à une activité exercée dans le même délai dans un autre État membre. Or, nous savons que, dès la fin de sa captivité en mai 1947, il avait été assuré obligatoire en France.
La question discutée est en l'espèce sans influence sur l'ouverture du droit à pension en Allemagne, puisque l'intéressé, compte tenu de ses seules périodes dans ce pays postérieures à 1951, remplit la condition de stage de 60 mois prévue par la législation. Elle intéresse en revanche le montant de la pension d'invalidité, lequel est proportionnel à la durée de l'assurance: il s'agit de savoir si la période française — prise en compte en France pour la rente dans ce pays — peut servir à «valider»
comme période allemande le temps d'incorporation et de captivité, et donc majorer la durée des services retenus pour le calcul de la pension allemande.
M. Welchner, dont le recours contre la décision du Landesversicherungsanstalt avait été rejeté par le Sozialgericht de Fribourg, obtint en revanche satisfaction devant le juge d'appel. Celui-ci, s'appuyant sur un arrêt antérieur de la douzième chambre du Bundessozialgericht, appliqua par analogie l'annexe G, I, B à D, du règlement no 3 qui fixe les modalités d'application de la législation allemande.
Sur recours de l'organisme de sécurité sociale, la quatrième chambre du Bundessozialgericht a manifestement hésité à faire sienne la jurisprudence de la douzième chambre. Aussi vous a-t-elle saisis de la question suivante :
«Les dispositions contenues dans l'article 28, paragraphe 1, b, du règlement no 3 du Conseil de la Communauté économique européenne concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants, ou celles contenues dans l'annexe G, I, paragraphes B à D, du règlement no 3, ou les unes et les autres réunies, signifient-elles que, pour déterminer si des périodes de remplacement doivent être prises en compte en vertu du droit allemand, il y a lieu d'assimiler les cotisations versées en vertu de la
réglementation d'un autre État membre de la C.E.E. à celles versées conformément à la législation allemande?».
Le problème est ainsi clairement posé, sous la réserve suivante: au lieu de se référer aux «cotisations versées», il eût été plus exact de se demander si un emploi assujetti à l'assurance obligatoire dans un autre État membre est assimilable à un emploi assujetti à l'assurance obligatoire en vertu de la législation allemande, et peut, par suite, être pris en compte pour valider des périodes de remplacement ou de substitution (Ersatzzeiten) prévues par cette dernière.
Vous vous souvenez qu'à l'audience comme dans leurs observations écrites, l'agent de la République fédérale et celui de la Commission ont exposé des points de vue diamétralement opposés, le premier estimant que la question comportait une réponse négative et le second se rangeant au contraire à la solution de l'arrêt de la douzième chambre du Bundessozialgericht, mais pour des raisons tirées plus des articles 27 et 28 du règlement no 3 que de l'annexe G. Il existe à vrai dire, comme on le verra, de
bons arguments en faveur des deux thèses, la première étant sans doute plus près du texte même du règlement, et la seconde pouvant se réclamer de l'interprétation assez large et soucieuse des intérêts des travailleurs migrants qu'en a donnée votre jurisprudence.
Voyons d'abord les textes.
Les articles 27 et 28 du règlement indiquant les périodes qui doivent être prises en compte pour l'acquisition du droit et pour le calcul des prestations; ce sont notamment les périodes assimilées, et il n'est pas contesté que les «Ersatzzeiten» de la législation allemande sont des périodes assimilées. Mais ces articles précisent aussi comment doivent être calculées dans les États membres ces périodes. L'article 27, 1, mentionne les «périodes d'assurance et les périodes assimilées accomplies en
vertu de la législation de chacun des États membres», et l'on sait que le terme «législation» désigne «les lois … existantes et futures de chaque État membre». L'article 28 qui règle le calcul du montant des prestations renvoie à plusieurs reprises au mode de calcul des périodes que prévoit l'article 27: au paragraphe 1, a, «compte tenu de la totalisation des périodes visée à l'article 27», au paragraphe 1, b, «si toutes les périodes d'assurance ou périodes assimilées totalisées suivant les
modalités visées à l'article précédent …». C'est dire, estime le gouvernement de la République fédérale, que la prise en compte des périodes doit être appréciée en fonction de la législation de l'État sous l'empire de laquelle elles ont été accomplies.
S'agissant plus précisément des périodes assimilées, l'article 1, r, du règlement en donne une définition. Il considère comme telles «les périodes assimilées aux périodes d'assurance ou, le cas échéant, aux périodes d'emploi, telles qu'elles sont définies par la législation sous laquelle elles ont été accomplies et dans la mesure où elles sont reconnues équivalentes par cette législation aux périodes d'assurance ou d'emploi». Une période assimilée ne peut donc être regardée comme telle et prise en
compte au titre des articles 27 et 28 du règlement que conformément aux critères et aux conditions de la loi nationale. Les dispositions du règlement conduiraient donc, envisagées isolément, à donner une réponse négative à la question posée.
Qu'en est-il maintenant de l'annexe G, I, paragraphes B à D? Celle-ci, qui fixe les modalités particulières d'application des législations de certains États membres, fait, comme toutes les autres annexes, partie intégrante du règlement, ainsi que le précise l'article 50 de ce dernier, et vous avez estimé qu'en tant que disposition d'application elle ne saurait déroger aux dispositions principales qu'elle était destinée à compléter (4-66, Hagenbeek, Recueil, XII, p. 626).
Dans celles de ses dispositions qui nous intéressent, l'annexe G prévoit dans quelles conditions doivent être calculées, pour le cas où il y a lieu d'appliquer la législation allemande, certaines périodes assimilées en vertu de cette législation. Il s'agit plus précisément des périodes dites «complémentaires» («Zurechnungs-zeiten») et des périodes dites «d'interruption» («Ausfallzeiten»), pendant lesquelles aucune cotisation n'est versée, mais qui sont prises en compte par la législation allemande à
condition qu'au moment de la réalisation du risque l'intéressé ait versé un nombre minimum de cotisations à une institution d'assurance allemande.
Or, l annexe G precise que «pour déterminer si des périodes qui, au regard de la législation allemande, constituent des périodes d'interruption ou des périodes complémentaires doivent être prises en compte en tant que telles, les cotisations versées en vert u de la législation d'un autre État membre et l'assurance-pension d'un autre État membre sont assimilées aux cotisations versées en vertu de la législation allemande et à l'affiliation à l'assurance-pension allemande».
Cette disposition serait superflue, dit le gouvernement de la République fédérale, si, du seul fait des articles 27 et 28 du règlement, les cotisations versées dans d'autres États membres avaient le même effet que les cotisations de l'assurance-pension allemande. Or, l'annexe G ne contient aucune disposition du même ordre en ce qui concerne les périodes de substitution (Ersatzzeiten) litigieuses. Cela n'a pas empêché la douzième chambre du Bundessozialgericht de faire bénéficier celles-ci du même
régime en s'appuyant sur un argument d'analogie, et en supposant que l'omission de ces périodes constituait un simple oubli. La quatrième chambre de cette même juridiction n'a pas caché les doutes que lui inspirait cette solution, doutes qui nous paraissent fondés. Le texte originaire de l'annexe G ne visait en effet que les périodes complémentaires et c'est à l'initiative du gouvernement de la République fédérale que le règlement 130-63 y a ajouté les périodes d'interruption. On s'est ainsi
préoccupé à deux reprises de la question de savoir dans quelle mesure il fallait également tenir compte des faits accomplis dans d'autres États membres pour le calcul des périodes assimilées en Allemagne. L'omission des périodes de substitution ne peut donc être une inadvertance, mais procède d'une intention délibérée.
Nous sommes bien d'accord avec la Commission qu'en tant que disposition d'application l'annexe G ne saurait déroger au règlement qu'elle est destinée à compléter et à préciser. A elle seule, la disposition dont nous venons de parler ne suffirait pas à exclure la possibilité de valider les «Ersatzzeiten» à l'aide de services accomplis dans un autre État membre, si cette possibilité découlait de l'article 28. S'il faut admettre au contraire que cet article doit être interprété comme ne prévoyant pas
cette faculté, la rédaction de l'annexe G ne peut que renforcer cette interprétation.
A s'en tenir au texte du règlement et de l'annexe, on est ainsi conduit à donner à la question posée par le Bundessozialgericht une réponse négative. Mais d'autres considérations peuvent cependant faire hésiter.
Cette interprétation n'est-elle pas contraire à 1 esprit du règlement? Celui-ci, vous l'avez rappelé en maintes occasions, a «pour fondement, pour cadre et pour limites» (1-67, Ciechelski, 5 juillet 1967, Recueil, XIII, p. 244) l'article 51 du traité, et c'est donc de cet article qu'il faut partir. S'il est vrai qu'il charge le Conseil d'instituer un système permettant d'assurer aux travailleurs migrants et à leurs ayants droit la totalisation de toutes périodes pour l'ouverture et le maintien du
droit aux prestations, il précise qu'il s'agit des périodes prises en considération par les différentes législations nationales, ce qui nous paraît impliquer un renvoi à ces législations nationales et aux conditions auxquelles elles subordonnent cette prise en considération.
Mais il est vrai aussi que ce système a pour but d assurer la libre circulation des travailleurs; aussi écartez-vous toute interprétation des différents articles du règlement qui aboutirait pour le travailleur migrant à une discrimination à l'égard des autres travailleurs en raison de l'exercice de son droit de libre circulation.
Or, la Commission fait remarquer que, de deux travailleurs allemands ayant tous deux effectué des périodes allemandes de guerre et de captivité de 1942 à 1947 et une même période d'assurance allemande de 1951 à 1961, celui qui a travaillé et cotisé en France de 1947 à 1951 recevra une pension allemande d'invalidité plus faible que celui qui a été occupé en Allemagne pendant cette même période. Le montant de la pension variera ainsi uniquement en fonction du pays dans lequel l'intéressé aura été
occupé pendant ces trois ans. Le fait est incontestable, mais s'agit-il là vraiment d'une discrimination contraire au règlement et à l'article 51, étant donné les termes de ces textes qui se réfèrent largement au droit national? Pour notre part, nous répugnons à l'affirmer.
Aussi, pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, nous concluons à ce qu'il soit répondu au Bundessozialgericht dans le sens suivant: Ni les dispositions de l'article 28, paragraphe 1, b, du règlement no 3, ni celles contenues dans l'annexe G, I, paragraphes B à D, du même règlement, que ces dispositions soient envisagées séparément ou conjointement, n'impliquent que, pour déterminer si des périodes de remplacement doivent être prises en compte en vertu du droit allemand, il faut assimiler
les cotisations versées en vertu de la réglementation d'un autre État membre à celles versées conformément à la législation allemande, ou l'emploi assujetti à l'assurance obligatoire dans un autre État membre à un emploi assujetti à l'assurance obligatoire en vertu de la législation allemande.
Nous concluons en outre à ce qu'il soit statué par le Bundessozialgericht sur les dépens de la présente instance.