CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 13 MARS 1969 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'affaire dans laquelle nous présentons aujourd'hui nos conclusions porte sur le licenciement d'un fonctionnaire, décidé dans le cadre de la restructuration administrative à laquelle a donné lieu la fusion des exécutifs communautaires. Rappelons brièvement les faits qui sont à la base du litige.
Le requérant, qui est de nationalité néerlandaise, est entré en fonctions à la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier en septembre 1952. En avril 1959, il est passé à la Commission de la Communauté économique européenne, où il était à la tête de la direction «Prix et conditions de transports» dépendant de la direction générale des transports, son traitement correspondait au grade A 2. Outre cette direction-là, la direction générale des transports comportait encore à
l'époque des directions «Organisation du marché des transports» et «Coordination des investissements et études économiques». Dans le cadre de l'exécution du traité instituant un Conseil unique et une Commission unique, la Commission a en outre incorporé dans sa direction générale des transports la direction des transports qui faisait partie de la direction générale «Économie - Énergie» de l'ancienne Haute Autorité.
Conformément au mandat qui avait été confié à la Commission unique aux termes de l'annexe I au traité de fusion, elle a entrepris de restructurer et de rationaliser ses services. Cette tâche devait être terminée pour le 30 juin 1968. Selon les instructions du Conseil, il était indispensable de supprimer plusieurs emplois pour la mener à bien. C'est à cette fin que, le 29 février 1968, tout en fixant le nouveau statut des fonctionnaires des Communautés européennes, le Conseil a arrêté un règlement
spécial, qui est entré en vigueur le 5 mars 1968. Le 6 mars 1968, la Commission a établi un nouvel organigramme qui ne prévoyait plus que trois directions au lieu de quatre au sein de la direction générale des transports. C'est par une décision du 20 mars 1968 qu'elle a désigné les fonctionnaires appelés à occuper les postes ainsi définis. A cette occasion, M. Reinarz a été déchargé des fonctions qu'il occupait précédemment, tout en étant affecté à titre provisoire à un emploi de «conseiller
principal» à la direction générale des transports, avec maintien de son classement. Par lettre du 31 mai 1968, le président de la Commission lui a fait savoir qu'il n'était pas possible de lui proposer un emploi définitif et qu'il était mis dès lors sur la liste des fonctionnaires «à l'encontre desquels dans les semaines à venir une mesure en vue de la cessation de service… peut être prise». Le 19 juin 1968, dans les formes prescrites par l'article 90 du statut des fonctionnaires, M. Reinarz a
introduit une réclamation contre la décision du 20 mars 1968; il avait d'ailleurs déjà exprimé des réserves à son sujet dans une lettre adressée au président de la Commission le 14 avril 1968. Enfin, le 26 juin 1968, en application de l'article 4, paragraphe 1, du règlement no 259/68 du Conseil, la Commission a pris, à l'égard de M. Reinarz, une décision portant cessation définitive de ses fonctions avec effet du 1er octobre 1968.
C'est sur cette décision-là que porte en premier lieu le recours que M. Reinarz a formé le 27 juillet 1968, pour en demander l'annulation. En outre, le requérant vous demande d'annuler, «pour autant que de besoin», la décision du 20 mars 1968 ainsi qu'une autre décision, datée du 30 mai, mentionnée dans la lettre que le président de la Commission lui a adressée le 31 mai 1968, et de dire qu'il continue à avoir droit à son traitement et aux avantages afférents à ses anciennes fonctions.
La Commission rétorque que le recours est irrecevable en tant qu'il porte sur les décisions des 20 mars et 30 mai 1968 et qu'au surplus il doit être rejeté comme non fondé. Nous examinerons au cours de la discussion juridique les détails de son argumentation et de celle du requérant ainsi que les autres particularités des éléments de fait.
Voici les observations que nous croyons devoir vous présenter dans le cadre de cette discussion.
I — Les problèmes de recevabilité
Examinons d'abord ce qu'il faut penser des objections que la Commission formule à propos de la recevabilité de certaines conclusions du requérant. Nous croyons devoir nous livrer d'emblée à cet examen, bien qu'il ne porte que sur des conclusions présentées «pour autant que de besoin».
1 — La demande d'annulation de la décision du 20 mars 1968
Comme nous l'avons dit, la Commission a des doutes sur la recevabilité du chef de conclusions relatif à la décision du 20 mars 1968. Elle estime qu'une décision modifiant les attributions d'un fonctionnaire ne porte pas atteinte à ses droits statutaires, ne lui fait pas grief, lorsque les nouvelles fonctions qui lui sont confiées correspondent à son grade.
Peut-on la suivre sur ce terrain? A la lumière de la jurisprudence de la Cour, cela nous paraît délicat, et cela même en ne s'arrêtant pas à la thèse du requérant, selon laquelle la décision du 20 mars 1968 contenait en réalité un choix préliminaire déterminant, qui a aiguillé de façon décisive la décision ultérieure de licenciement. En effet, la Cour a déjà dit dans son arrêt du 5 mai 1966 ( 2 ); qu'une mutation (c'est-à-dire l'attribution d'autres fonctions) peut constituer une mesure faisant
grief au fonctionnaire et être attaquée lorsque, loin d'être prise dans l'intérêt du service, elle équivaut à un détournement de pouvoir. Dans l'espèce, l'allégation pertinente de certains indices avait suffi, pour faire admettre la recevabilité du recours. — De même dans son arrêt du 11 juillet 1968 ( 3 ), la Cour a admis que le fait de retirer à un fonctionnaire une partie des services précédemment soumis à son autorité pouvait porter atteinte à ses droits, ce qui lui donnait qualité pour former
un recours. Sur la base de cette jurisprudence, il est bien permis d'admettre que l'attribution de nouvelles fonctions (dans l'espèce, d'ailleurs à titre simplement provisoire, celles de conseiller principal au lieu de directeur) peut, elle aussi, faire grief au requérant, et cela à d'autant plus forte raison s'il est exact, comme il le prétend, qu'en réalité ce poste ne comportait pas la moindre activité. — Nous estimons donc qu'on ne saurait mettre en doute la recevabilité de ce chef de
conclusions-là.
2 — La demande d'annulation de la décision du 30 mai 1968
Mais nous croyons qu'il n'en va pas de même pour la décision du 30 mai 1968. Comme la procédure écrite nous l'a appris, la Commission a résolu ce jour-là «d'envisager de procéder à une mesure de cessation définitive de fonctions». Cette résolution concernait les postes de plusieurs fonctionnaires, et entre autres celui de M. Reinarz. Le procès-verbal de la séance tenue à cette occasion continue dans les termes suivants : «M. le Président informera les intéressés de cette intention, afin qu'ils
puissent soumettre leurs observations éventuelles à la Commission avant que celle-ci arrête sa décision finale». La communication en question a été faite à M. Reinarz par lettre du 31 mai 1968.
Cela indique clairement que l'acte litigieux n'avait pas pour effet d'affecter déjà définitivement la position administrative de l'intéressé. Il s'agissait au contraire d'un acte préparatoire, de l'annonce d'une décision ultérieure, dont la teneur n'était pas encore fixée. Cela résulte tout d'abord du fait que M. Reinarz était invité à présenter ses observations, comme les autres fonctionnaires intéressés. Cela résulte aussi du fait qu'ultérieurement un des fonctionnaires de grade A 2 figurant sur
la liste s'est vu renommer à la tête d'une direction et que d'autres intéressés ont été affectés à des postes «de la carrière immédiatement inférieure» (ce qui ressort d'une communication non datée émanant du vice-président de la Commission et figurant au dossier individuel du requérant). Par conséquent, il sera impossible de dire de la décision du 30 mai 1968 qu'elle fait directement grief au requérant, tout comme il était impossible de le dire des avis (au surplus obligatoires) que la commission
d'intégration était appelée à donner en application de l'article 102 du statut des fonctionnaires. En nous référant à ce sujet à l'arrêt que la Cour a rendu le 1er juillet 1964 ( 4 ), nous vous proposons de dire que la demande d'annulation de la décision du 30 mai 1968 est irrecevable.
Les conclusions du requérant ne soulèvent pas d'autres problèmes de recevabilité. Quant à la recevabilité de certains moyens, qui a aussi été contestée, nous en parlerons lors de la discussion de l'argumentation du requérant.
II — Le fond
Pour ce qui est du fond, d'après ce que nous venons d'expliquer, nous n'avons à nous occuper que des décisions des 20 mars et 26 juin 1968. En les examinant, il ne faut pas perdre de vue que le requérant estime que la décision du 26 juin 1968 est une reproduction de celle du 20 mars 1968. Aussi, sans articuler de moyens particuliers à propos de cette dernière, est-ce à la fois contre les deux décisions qu'il dirige ses griefs, pour autant qu'ils ne portent pas uniquement sur la décision du 26 juin.
C'est une particularité qu'il faut avoir présente à l'esprit pour pouvoir comprendre la suite.
Premier moyen
Le requérant estime en premier lieu que les décisions en question sont viciées car leur adoption n'a pas été précédée d'un examen comparatif des cas des fonctionnaires susceptibles d'être atteints par une mesure d'application de l'article 4 du règlement no 259/68 du Conseil. C'est indubitablement là le problème essentiel. Il nécessite l'examen de diverses questions. Tout d'abord, il convient de se demander s'il fallait vraiment effectuer un tel examen comparatif pour les fonctionnaires du grade de
M. Reinarz. D'autre part, nous devons rechercher si cet examen a été effectué, à quel moment il a eu lieu et sous quelle forme il a été fait.
La première question ne soulève guère de difficultés. C'est qu'en effet la Commission estime elle-même que cet examen devait avoir lieu. A première vue, la chose pourrait paraître étonnante, car l'article 4, paragraphe 2, du règlement 259/68 déclare ceci : «Si la Commission envisage de prendre, à l'égard de fonctionnaires de grades autres que A 1 et A 2, les mesures prévues au paragraphe 1, elle fixe par grade la liste des fonctionnaires touchés par ces mesures… en prenant en considération la
compétence, le rendement, la conduite dans le service, la situation de famille et l'ancienneté des fonctionnaires». Ce serait cependant une erreur de déduire de ce texte que la Commission pouvait choisir en toute liberté les fonctionnaires de grades A 1 et A 2 qu'il fallait licencier. Il convient, en effet, de ne pas oublier que cette disposition a été arrêtée en vue de résoudre un problème de caractère exceptionnel, lié à la nécessité de réduire le nombre des emplois par suite de la fusion des
exécutifs communautaires. Il est donc impossible d'assimiler une cessation de fonctions décidée dans le cadre de cette procédure exceptionnelle à un retrait d'emploi décidé sur la base de l'article 50 du statut des fonctionnaires dans le cadre du fonctionnement administratif normal. En d'autres termes, même si la Commission disposait d'une plus grande liberté d'appréciation en ce qui concerne les fonctionnaires de grades A 1 et A 2, au lieu de devoir s'en tenir strictement aux critères de
l'article 4, paragraphe 2, elle était néanmoins tenue d'exercer ce pouvoir discrétionnaire d'une façon objective. Cela impliquait de mettre en balance objectivement de multiples points de vue, et notamment dans l'intérêt du service, en d'autres termes cela impliquait précisément ce que les parties sont d'accord pour appeler un examen comparatif des fonctionnaires dont il fallait envisager, soit le départ, soit le maintien en fonctions.
Pour savoir dès lors si cet examen comparatif a eu lieu dans l'espèce, nous nous en tiendrons en premier lieu aux procès-verbaux des séances de la Commission. En effet, à deux endroits, le procès-verbal de la séance du 20 mars 1968 porte ceci : «Après s'être fait communiquer les dossiers personnels de l'ensemble des fonctionnaires de grade A 2 en service auprès de la Commission, et après avoir procédé à un examen comparatif attentif, la Commission, prenant en considération l'intérêt du service et
les exigences d'une saine rationalisation, arrête les décisions suivantes». — Toutefois, nous ne saurions nous contenter de cette constatation, étant donné que, sans contester qu'il ait été procédé à un examen général, le requérant fait valoir avec insistance qu'avant l'adoption de la décision du 20 mars 1968sa personne n'a pas été prise en considération dans le cadre de cet examen. Il en donne l'explication suivante. Plusieurs mois auparavant, exactement en décembre 1967, il a donné à entendre au
directeur général dont il dépendait qu'il était disposé à abandonner volontairement ses fonctions. Une des raisons de cette détermination, dit-il, c'était le fait qu'il n'était pas parvenu à revendre, comme la Commission le lui avait demandé, une péniche à moteur qui lui appartenait. Il ajoute que l'autre élément décisif qui l'avait amené à se déclarer disposé à abandonner volontairement ses fonctions, c'était une proposition de la Commission tendant à l'adoption d'un règlement sur le licenciement
de fonctionnaires par suite de rationalisation administrative. Il s'agissait dès lors, souligne le requérant, d'un consentement conditionnel (particularité qu'il aurait relevée à plusieurs reprises, et dont un membre de la Commission aurait eu connaissance). Lorsqu'il est apparu, poursuit-il, que les circonstances qui conditionnaient son consentement n'existaient plus (les pouparlers relatifs à la vente de son bateau paraissant aboutir et les propositions de la Commission n'ayant pas été adoptées
par le Conseil dans leur forme originaire), il a déclaré formellement dans une lettre adressée à son directeur général le 11 mars 1968 qu'il n'était plus disposé à abandonner volontairement ses fonctions. Nonobstant cela, soutient le requérant, dans sa décision du 20 mars 1968, la Commission est partie de l'idée qu'il voulait abandonner librement ses fonctions et c'est pour cette raison qu'elle n'a pas retenu son nom au moment de pourvoir aux trois emplois de directeur subsistant à la direction
générale des transports. Cela paraît correspondre à la réalité, comme nous l'indique une lettre qu'un membre de la Commission, qui a assisté à la séance du 20 mars, a adressée le surlendemain au directeur général du requérant. Cette lettre commence par déclarer que la résolution exprimée par M. Reinarz le 11 mars 1967 (en réalité: 1968), autrement dit la révocation de son consentement au départ volontaire, intervenait tardivement. La lettre continue dans les termes suivants : «En effet, à la suite
de la décision de la Commission de réduire au nombre de trois les quatre directions sortant des anciens organigrammes, un choix douloureux aurait dû être opéré entre les quatre titulaires, dont les qualités personnelles et professionnelles sont excellentes. La décision que M. Reinarz vous avait communiquée en son temps nous a permis d'éviter ce choix pénible, tout en tenant compte des desiderata personnels de M. Reinarz. Comme vous ne l'ignorez pas, la Commission a tenu compte de cette proposition
et a donc désigné les trois autres titulaires pour assumer les fonctions des trois directions nouvelles.»
Il appert donc que M. Reinarz a été exclu de l'examen auquel il a été procédé le 20 mars 1968 en vue de pourvoir aux trois postes de directeur à la direction générale des transports, et cela pour des motifs qui n'existaient plus à cette date. Lorsque la Commission tente de le nier (à l'encontre des termes non équivoques de la lettre du Commissaire du 22 mars 1968) en alléguant qu'elle devait prendre en considération l'intérêt du service et que cette considération l'a de toute façon amenée à tenir
compte de la personne du requérant lorsqu'elle a mis en balance les divers points de vue, il convient de lui opposer qu'à l'évidence c'étaient deux choses bien distinctes que de se demander si l'intérêt du service s'opposait au départ de M. Reinarz et de déterminer parmi quatre fonctionnaires, ayant tous intérêt à rester en fonctions, lequel devait être licencié contre sa volonté. S'il devait donc apparaître que c'est en mars 1968 qu'a été opéré le choix déterminant du fonctionnaire appelé à être
licencié, il ne resterait qu'à constater que ce choix était entaché d'irrégularité, la Commission ayant négligé un élément essentiel en exerçant son pouvoir discrétionnaire.
Mais c'est précisément là un point sur lequel les éléments du procès pourraient laisser subsister un doute: est-il bien certain que la décision du 20 mars 1968 avait la portée d'un choix préliminaire déterminant? La Commission le conteste en invoquant des éléments ultérieurs, notamment la décision du 26 juin 1968. A vrai dire, il est concevable que ce ne soit qu'après le 20 mars 1968 qu'a eu lieu un examen comparatif définitif, étendu à la personne de M. Reinarz, qui (comme nous le savons) avait
fait état de réserves expresses contre la décision du 20 mars, tant le 14 avril que le 19 juin 1968. — Pour savoir ce qu'il en est, nous devons dès lors examiner les faits avec précision. Rappelons-nous donc ce qui s'est passé au cours des mois en question.
Nous avons appris que c'est le 6 mars 1968 que la Commission a adopté son organigramme pour les grades supérieurs, mesure qui impliquait le départ d'un des directeurs de la direction générale des transports. Le 20 mars 1968, trois des anciens directeurs de cette direction générale ont été confirmés dans leurs fonctions et le requérant a été nommé à titre provisoire conseiller principal. Le 25 mars, le Conseil a adopté le budget de la Commission pour 1968. Comme c'était à prévoir, ce budget
comportait de fortes réductions; le nombre des emplois de grade A 2 était ramené de 120 à 95. Les fonctionnaires intéressés ont eu la possibilité de solliciter leur départvolontaire jusqu'au 18 avril. Le 30 mai, comme cela avait déjà été prévu lors de la séance du 20 mars, la Commission a alors dressé la liste des fonctionnaires dont elle envisageait le licenciement. Ces derniers ont été formellement invités à lui soumettre, avant le 20 juin, leurs observations au sujet de l'intention dont elle leur
avait ainsi fait part. Enfin, les décisions de licenciement qui allaient être prises le 26 juin ont été préparées par une communication du vice-président de la Commission et par des recommandations des chefs de cabinet (ce qui ressort d'une note du 24 juin figurant au dossier individuel de M. Reinarz).
En examinant la façon dont ces événements se sont déroulés et en réfléchissant au but et à la portée des différentes étapes, on a réellement l'impression que le choix déterminant des fonctionnaires appelés à rester en fonctions avait été opéré dès avant le 20 mars. En effet, quel sens y aurait-il eu à pourvoir aux emplois selon le nouvel organigramme (et d'ailleurs sans la moindre réserve) et à ne décider qu'ensuite qui pouvait être maintenu définitivement dans un emploi? Pour les fonctionnaires qui
ne s'étaient pas vu attribuer un poste définitif à la suite des mesures du 20 mars, il ne restait que deux perspectives: ou bien, que d'autres emplois soient approuvés dans le budget du 25 mars (ce qui était extrêmement douteux, en raison des contacts permanents existant entre la Commission et le Conseil) ; ou bien, que des demandes de départ volontaire (lesquelles devaient être introduites au plus tard pour le 18 avril) libèrent des postes dont la Commission pouvait alors disposer. Ce n'est donc
que dans cette mesure qu'il était encore possible de s'attendre à un examen comparatif des cas des candidats au départ; en revanche, un nouvel examen général de tous les fonctionnaires entrant en ligne de compte apparaît comme tout à fait invraisemblable.
Cette impression est confirmée par la lettre, déjà citée, qu'un membre de la Commission a adressée le 22 mars 1968 au directeur général des transports. Voici, en effet, la dernière phrase de cette lettre : «Une remise en question de choix conduirait, en Commission, à une rediscussion d'un équilibre géographique très péniblement acquis». Elle démontre donc que la Commission n'a pas eu l'intention de reprendre l'examen comparatif. Et, en effet, les procès-verbaux des séances ultérieures ne parlent
plus de l'«examen comparatif attentif» des dossiers individuels de tous les fonctionnaires de grade A 2, dont faisait mention le procès-verbal du 20 mars 1968. Rien de semblable ne figure dans celui de la séance du 30 mai. Sans doute le procès-verbal de la séance du 26 juin parle-t-il d'un «nouvel examen de l'ensemble des dossiers»; mais il est plus que probable que cet «examen» n'a porté que sur les dossiers des fonctionnaires mentionnés au titre de candidats au départ dans la liste du 30 mai. Ce
qui permet de le penser, c'est que seuls ces derniers avaient eu l'occasion de présenter leurs observations (ce que, en cas de modification du choix préliminaire, les autres fonctionnaires n'auraient plus eu la possibilité de faire, puisque le délai expirait le 30 juin). Ce qui indique encore qu'il n'y a plus eu d'examen comparatif global, ce sont certaines formules utilisées dans la communication que le vice-président de la Commission avait faite en vue de la séance du 26 juin ainsi que dans la
note du 24 juin du secrétaire exécutif.
Or, puisque tous ces éléments nous amènent à reconnaître qu'en réalité le choix préliminaire décisif des fonctionnaires à licencier a été effectué le 20 mars 1968, qu'à cette occasion le requérant n'a pas été inclus dans l'examen comparatif auquel il fallait procéder et que les décisions ultérieures n'ont plus été précédées d'examens effectués sur une base aussi large que lors de celui du 20 mars, cela fait apparaître l'irrégularité, non seulement de la décision du 20 mars 1968, mais également de la
décision de licenciement du 26 juin. Le recours est donc fondé, ce qui revient à dire que lesdites décisions doivent être annulées.
A vrai dire, cette conclusion rend superflu l'examen des autres moyens. Pour être complet, nous allons néanmoins les aborder, ne fût-ce que sommairement.
Deuxième moyen
Dans son deuxième moyen, le requérant fait valoir, d'abord, que la décision du 26 juin n'est pas suffisamment motivée. Il relève que, notamment, cette décision n'explique, ni si les conseillers principaux ont été englobés dans l'examen comparatif des fonctionnaires des grades A 1 et A 2, ni quelles catégories ont été comparées entre elles, ni selon quels critères la comparaison a été faite.
A ce sujet, disons immédiatement que le libellé de la décision ne nous semble pas présenter d'obscurités. Quand, en effet, il y est question d'un «examen comparatif des diverses situations des fonctionnaires de grades A 1 et A 2», il est évident que cette expression vise, non pas un examen global, mais uniquement la mise en parallèle de situations comparables, autrement dit un examen comparatif portant respectivement sur les fonctionnaires de grade A 1 et sur ceux de grade A 2. — En outre, il nous
paraît clair que l'examen portant sur les fonctionnaires de grade A 2 a englobé tous les fonctionnaires classés dans ce grade, y compris donc les «conseillers principaux». Aussi n'estimons-nous pas que la décision manque de clarté sur ces points-là.
Indépendamment de cela, nous croyons très douteux que les décisions d'application de l'article 3 du règlement no 259/68 du Conseil prises à l'égard de fonctionnaires des grades A 1 et A 2 doivent vraiment être motivées quant au fond. Sans doute avons-nous vu qu'à leur égard non plus la Commission n'avait pas une liberté totale d'action; il est néanmoins significatif que ces grades A 1 et A 2 aient été exceptés du régime de l'article 4, paragraphe 2. En ce qui les concerne, ce n'étaient dès lors pas
les seuls critères énumérés dans ce paragraphe qu'il fallait respecter; dans le cadre de l'exercice objectif de son pouvoir discrétionnaire, la Commission devait au contraire tenir compte d'autres critères, dont on ne saurait donner une énumération exhaustive et qui au surplus (dans la mesure où ils impliquent des jugements de valeur) échappent au contrôle juridictionnel. Aussi, sur la base du principe qui se dégage de l'article 50 du statut des fonctionnaires (comparé avec ses articles 49 et 51),
sommes-nous enclin à nier qu'il y ait obligation de motiver les décisions portant licenciement de fonctionnaires des grades A 1 et A 2, tout au moins en ce qui concerne les considérations de fond, autrement dit celles qui vont plus loin que la simple référence aux fondements légaux des décisions et que l'exposé de la procédure qui les a précédées.
Dans une seconde branche de son deuxième moyen, le requérant fait valoir en outre (et en fait ceci n'a rien à voir avec l'obligation de motiver) que la Commission aurait été amenée à le maintenir en fonctions, si elle avait tenu compte de critères objectifs tels que l'ancienneté, les qualifications scientifiques, l'expérience et les charges de famille. C'est, dit-il, la conclusion qu'il faut tirer de ce passage de la lettre du 22 mars d'un membre de la Commission déclarant que les qualités
personnelles et professionnelles des quatre directeurs de la direction générale des transports sont excellentes. — Mais sur ce point-là non plus, il ne sera pas possible de donner raison au requérant. Pour l'affirmer, il suffit de rappeler ce que nous venons de dire: la Commission devait opérer le choix prévu à l'article 4 en se plaçant à de multiples points de vue, par exemple en ayant égard à l'ensemble de la personnalité des intéressés ainsi qu'à d'autres critères dont il n'est pas possible à la
Cour d'apprécier le poids. Aussi est-il en tout cas exclu que votre arrêt comporte la constatation positive que le requérant voudrait entendre prononcer.
Par conséquent, le deuxième moyen n'apporte aucun élément en faveur du bien-fondé du recours.
Troisième moyen
Il en va de même du troisième moyen, selon lequel la décision du 26 juin n'indique pas si la Commission a tenu compte des dossiers individuels des fonctionnaires intéressés. Ce moyen n'a pas été développé dans la réplique; il paraît donc avoir été abandonné, et cela apparemment parce que le requérant a pu se convaincre, sur la base du procès-verbal de la séance que la Commission a tenue à cette occasion, que «l'ensemble des dossiers» avait été examiné.
Quatrième moyen
Nous ne devrons pas non plus nous arrêter longtemps au quatrième moyen, selon lequel la motivation de la décision est inexacte, parce qu'elle se réfère à des déclarations contenues dans la lettre de M. Reinarz du 19 juin. Or, dit ce dernier, cette lettre consiste, non pas (comme la Commission le prétend) en des observations relatives à l'annonce du licenciement, mais bien en une réclamation formelle contre la décision du 20 mars. Au surplus, dit-il, la Commission n'y a pas répondu dans les formes
régulières.
En examinant ce grief, il est sans intérêt de rechercher si la seconde des critiques émises constitue un moyen tardif ou bien s'il faut admettre sa recevabilité en relevant (ce qui est parfaitement défendable) que la requête y avait déjà fait allusion. De toute façon, en effet, l'argumentation du requérant que nous avons à examiner en ce moment est sans utilité pour lui. A vrai dire, on ne saurait soutenir que la Commission a eu tort de considérer certains passages de la réclamation dont M. Reinarz
l'avait saisie le 19 juin comme constituant les observations qu'elle l'avait invité à lui soumettre par sa communication du 31 mai, et qu'elle a eu tort de les apprécier comme telles, car cette réclamation comprend en réalité une prise de position quant au fond sur la question du licenciement. En outre, pour statuer sur le cas du requérant, peu importe de savoir si sa réclamation du 19 juin a reçu ou non une réponse spéciale. En effet, la décision de licenciement avait également pour effet d'annuler
l'affectation aux fonctions de conseiller principal, ce qui donnait à M. Reinarz la possibilité de se pourvoir contre la décision du 20 mars.
Cinquième moyen
En revanche, la gravité du cinquième moyen fait qu'il doit retenir davantage notre attention. En le motivant, le requérant indique qu'un des quatre directeurs de la direction générale des transports atteignait la limite d'âge au début de septembre 1968 et devait donc abandonner ses fonctions. Malgré cela, relève-t-il, la Commission a décidé, en adoptant les mesures à prendre en vertu de l'article 4 du règlement no 259/68, de lui confier une direction, avec l'intention manifeste d'affecter
ultérieurement un fonctionnaire de même nationalité à ce poste (ce qui s'est effectivement produit en janvier 1969). — La Commission ne conteste pas les faits allégués, mais elle fait valoir que, pour choisir les fonctionnaires à maintenir en fonctions, elle était en droit de tenir compte des mérites et non pas seulement de l'âge et aussi de veiller au maintien d'un certain équilibre géographique. Cette idée figure d'ailleurs également dans la lettre du 22 mars d'un membre de la Commission dont nous
avons déjà dû parler et qui déclare «qu'une remise en question de choix conduirait, en Commission, à une rediscussion d'un équilibre géographique très péniblement acquis».
Avant de passer à la discussion de ce moyen (pour laquelle nous devons supposer, contrairement au résultat auquel nous avons abouti jusqu'à présent, que l'examen comparatif a été effectué), force est de rappeler que les opérations de 1968 constituaient des mesures de caractère exceptionnel destinées à réduire les effectifs et à rationaliser les services de la Commission. Pour de nombreux fonctionnaires, elles représentaient la cessation anticipée d'une carrière dans laquelle ils avaient été nommés à
vie, qu'ils pouvaient donc considérer comme stable et qu'ils auraient effectivement poursuivie si les exécutifs n'avaient pas été fusionnés. Dans cette optique, au moment de choisir entre plusieurs fonctionnaires présentant tous (comme le déclare la lettre du 22 mars) des qualités personnelles et professionnelles excellentes, il paraissait indiqué de désigner en premier lieu pour le licenciement celui dont la carrière était de toute façon proche de son terme. Même au regard de l'intérêt du service,
ses mérites ne pouvaient peser que d'un faible poids lors de l'appréciation des divers éléments dont il fallait tenir compte, puisqu'au bout de quelques mois force était de s'en passer, par l'effet de dispositions impératives. Dans l'autre plateau de la balance, il y avait les intérêts des collègues plus jeunes, qui, s'ils n'avaient pas un droit absolu à voir leur carrière européenne se poursuivre, pouvaient néanmoins légitimement y aspirer.
Lorsque la Commission objecte à ces considérations, qui semblent à première vue convaincantes, qu'une décision dans ce sens aurait eu pour conséquence qu'outre un directeur général italien, la direction générale des transports n'aurait comporté que deux directeurs originaires du Benelux et un directeur allemand, son argument peut effectivement faire impression, du point de vue de l'équilibre géographique. Mais pour qu'on puisse admettre que des raisons valables liées à l'intérêt du service
commandaient d'éliminer pareil déséquilibre, la Commission devrait prouver qu'aux autres niveaux de la direction générale des transports (par exemple au niveau des grades A 3 ou A 4) la présence de bons techniciens ayant la même nationalité que le directeur mis à la retraite en septembre n'était pas assurée. En effet, le souci de maintenir un certain équilibre géographique, préoccupation qui doit en tout cas rester secondaire aux termes du statut des fonctionnaires, n'autorise certainement pas à
considérer isolément chacun des niveaux au sein de chacun des services. Or, comme la Commission n'a pas apporté la preuve dont nous venons de parler, nous ne saurions nous défendre de l'impression que le choix qu'elle a fait et qui a abouti au licenciement de M. Reinarz n'était pas objectif. Si, en effet, ce choix est critiquable, c'est parce qu'il semble qu'un des postes de directeur pour lequel M. Reinarz pouvait entrer en ligne de compte était réservé à un ressortissant d'un autre pays, ce qui
est incompatible avec les principes énoncés aux articles 7 et 27, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires, tels qu'ils ont été définis par la jurisprudence de la Cour.
A tout le moins peut-on voir dans cet élément un indice important d'une autre irrégularité entachant les décisions attaquées, indice qui pourrait également contribuer au succès du recours (si d'autres raisons n'amenaient pas à y faire droit) ou qui devrait au moins inciter à rechercher de plus amples éclaircissements sur les circonstances de l'affaire.
Sixième moyen
Par certains aspects, le sixième moyen se relie à des observations que le requérant a faites dans le cadre du moyen tiré de l'insuffisance de motifs. En effet, il fait valoir que, compte tenu de son ancienneté, des fonctions qu'il avait remplies à la Haute Autorité, de son expérience et de ses qualifications scientifiques, il était de l'intérêt du service de ne pas renoncer à sa collaboration. Aussi pouvons-nous nous référer à ce que nous avons dit précédemment et nous borner à souligner une fois de
plus qu'à moins que la Cour ne constate une irrégularité manifeste, il ne lui appartient pas de s'arrêter à ces critères, dont certains sont liés à des jugements de valeur, pour les mettre en balance avec les autres éléments à prendre en considération. Dès lors, le sixième moyen n'apporte, lui non plus, aucun élément utile pour juger du recours.
Septième moyen
Enfin, le requérant allègue que les décisions attaquées contiennent en réalité une sanction déguisée. Cela ressort, dit-il, du fait que la direction à la tête de laquelle il se trouvait précédemment a été confiée à un autre fonctionnaire. Mais, conclut-il, puisqu'il n'y avait aucun motif de lui infliger des sanctions et puisqu'au surplus la procédure prescrite n'a pas été observée, il y a là une raison de plus d'annuler ces décisions. C'est là encore un grief auquel nous ne devrons pas nous arrêter
longtemps. En effet, le requérant n'en a pas fourni la moindre motivation. Il n'a notamment fait état d'aucun indice permettant de conclure que la Commission avait l'intention d'infliger des mesures disciplinaires. Aussi ne pouvons-nous tirer aucune conséquence juridique de ses allégations; force nous sera même de considérer, comme la Commission, que. ce dernier moyen est irrecevable pour défaut de motifs.
III — Récapitulation
En résumé, l'ensemble de ces considérations nous conduit à conclure comme ceci :
L'examen des éléments de fait de l'affaire nous amène à constater que les actes ayant déterminé le licenciement de M. Reinarz ont été accomplis sur la base d'un exercice irrégulier du pouvoir discrétionnaire, en ce que l'intéressé n'a pas été inclus dans l'examen comparatif des fonctionnaires à l'égard desquels il fallait envisager soit la cessation des fonctions soit le maintien en fonctions. Les décisions des 20 mars et 26 juin 1968 doivent dès lors être annulées. Si vous nous suivez, il en
résultera que le requérant se trouve toujours être en fonctions auprès de la Commission. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de déclarer qu'il a droit à une indemnité, comme il l'avait demandé à titre subsidiaire.
Le succès du recours entraîne la condamnation de la Commission à la totalité des dépens.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.
( 2 ) Affaires jointes 18 et 35-65; Recueil, XII-1966, p. 169-170.
( 3 ) Affaire 16-67; Recueil, XIV-1968, p. 445.
( 4 ) Affaire 26-63; Recueil, X-1964, p. 695.