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25/03/1969 | CJUE | N°28-68

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 25 mars 1969., Caisse régionale de sécurité sociale du nord de la France contre Achille Torrekens., 25/03/1969, 28-68


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,

PRÉSENTÉES LE 25 MARS 1969 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La question préjudicielle qui vous est soumise aujourd'hui porte, une fois encore, sur la sécurité sociale des travailleurs migrants. Elle repose sur les éléments suivants.

M. Achille Torrekens, ressortissant belge résidant en France, a travaillé dans ce pays pendant 14 ans et 8 mois. En 1962, il a introduit une demande auprès de la Caisse régionale de sécurité sociale du nord de la France en vue d'obten

ir le bénéfice de l'allocation aux vieux travailleurs salariés (sans doute parce qu'il avait at...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,

PRÉSENTÉES LE 25 MARS 1969 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La question préjudicielle qui vous est soumise aujourd'hui porte, une fois encore, sur la sécurité sociale des travailleurs migrants. Elle repose sur les éléments suivants.

M. Achille Torrekens, ressortissant belge résidant en France, a travaillé dans ce pays pendant 14 ans et 8 mois. En 1962, il a introduit une demande auprès de la Caisse régionale de sécurité sociale du nord de la France en vue d'obtenir le bénéfice de l'allocation aux vieux travailleurs salariés (sans doute parce qu'il avait atteint la limite d'âge). Cette allocation, créée en 1941, a pour objet de garantir une pension de vieillesse minimum aux travailleurs n'ayant pas accompli une carrière normale
au sens du régime instauré en 1930 par la législation sur les assurances sociales. Actuellement, le texte de base est l'ordonnance du 2 février 1945. Selon celle-ci, le bénéficiaire de l'allocation doit être ressortissant français (à moins qu'un accord bilatéral, comme le protocole franco-belge du 17 janvier 1948, n'en dispose autrement). En outre, son revenu global ne doit pas dépasser un certain plafond et le bénéficiaire doit avoir exercé en France un emploi salarié soit pendant 15 ans, soit
(comme dans le cas présent) pendant 25 ans. Lorsque ces conditions sont remplies, le travailleur se voit allouer une somme forfaitaire, indépendante de la durée d'emploi salarié ou du montant du salaire.

Dans la présente espèce, la Caisse régionale a constaté que le requérant ne remplissait pas les conditions requises par l'ordonnance du 2 février 1945, en se fondant sur la durée de l'activité salariée exercée par celui-ci sur le territoire français et, par décision du 17 mai 1962, elle s'est opposée à sa demande. L'intéressé a ensuite formé un recours contre cette décision devant la Commission de première instance de sécurité sociale de Lille, en faisant valoir que, selon le règlement no 3 du
Conseil concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants, il convenait d'ajouter à ses années de travail en France, les périodes d'emploi et assimilées qu'il avait accomplies en Belgique de 1909 à 1920, plus précisément une période d'emploi de 6 années et 7 mois, ainsi que le temps (4 ans et 3 mois) durant lequel il avait été mobilisé dans les armées belges. Compte tenu de cette dernière période globale de 10 ans et 10 mois, l'intéressé totalise ainsi à son actif une période d'emploi salarié
de plus de 25 années. C'est cette thèse qui a été retenue par la Commission de première instance de sécurité sociale de Lille. Dans sa décision du 13 novembre 1962, elle a déclaré que le requérant était fondé à demander l'attribution de l'allocation aux vieux travailleurs salariés.

Mais l'affaire n'était pas terminée pour autant, car la Caisse régionale a interjeté appel de cette décision devant la Cour d'appel de Douai. Celle-ci, par son arrêt très remarqué du 8 octobre 1963, a renvoyé les parties à se pourvoir devant la Commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants, créée conformément au règlement no 3.

Par arrêt du 1er décembre 1965, la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Douai, motif pris de la violation de l'article 177 du traité C.E.E., et renvoyé l'affaire devant la cour d'appel d'Amiens. Cette dernière, par arrêt du 7 juillet 1966, a confirmé la décision de la Commission de première instance de sécurité sociale de Lille qui avait fait droit à la demande du requérant. La Caisse régionale s'est pourvue une nouvelle fois en cassation contre cet arrêt. Voilà l'état actuel de
l'affaire sur le plan national. Comme l'exposé des faits le fait déjà ressortir, le point principal dans cette affaire est de savoir si, aux termes de l'article 27 du règlement no 3, il est possible de faire valoir des périodes d'emploi à l'étranger ou des périodes assimilées pour revendiquer le bénéfice d'une allocation de vieillesse en France ou si, comme l'estime la Caisse régionale, le règlement no 3 n'est applicable qu'aux rentes de vieillesse dans le cadre de régimes contributifs.

Vu ce conflit sérieux d'interprétation, la Cour de cassation a sursis à statuer par arrêt du 24 octobre 1968 et renvoyé à la Cour de justice des Communautés européennes pour l'interprétation des problèmes qui se posaient, conformément à l'article 177 du traité C.E.E.

Le gouvernement français, la Commission des Communautés européennes et M. Torrekens ont fait parvenir des observations écrites à la Cour. Ces parties ont également fait des déclarations lors des débats oraux.

La question se pose maintenant de savoir ce qu'il convient de répondre à la Cour de cassation.

1.  Nous noterons tout d'abord que la Cour de cassation a négligé de formuler certaines questions de manière expresse.

Cependant, si cette circonstance rend plus difficile l'examen de la question préjudicielle, elle ne permet pas pour autant de rejeter la demande pour cause d'irrecevabilité. Selon la jurisprudence de la Cour, une demande d'interprétation peut aussi être implicite, et il n'est pas rare que la Cour doive s'efforcer de dégager des questions recevables à partir de demandes rédigées de manière trop vague.

Cela devrait être également possible dans le cas présent. En effet, vu le contenu de l'arrêt de renvoi, et notamment la motivation du pourvoi en cassation qui s'y trouve mentionnée, les faits sont suffisamment clairs. La Caisse régionale a invoqué la violation et l'application erronée des articles 1, 2, 3, 27 et 28 du règlement no 3, des annexes B et D de ce règlement ainsi que du protocole franco-belge du 17 janvier 1948, cité par l'annexe D. Il semble donc qu'il faille examiner si ces textes
peuvent être interprétés en ce sens qu'il est permis d'additionner diverses périodes d'emploi ou périodes assimilées pour obtenir le bénéfice d'une allocation de vieillesse selon le droit français. Nous pouvons donc considérer que l'intention de la Cour de cassation était de saisir la Cour d'une demande en ce sens.

2.  Le deuxième problème en l'espèce résulte d'une objection formulée par le gouvernement français. Nous avons souligné dans l'exposé des faits que l'allocation aux vieux travailleurs salariés est réservée en principe aux ressortissants français. Pour les ressortissants belges, des conditions spéciales sont prévues par une convention bilatérale, le protocole du 17 janvier 1948. Ce protocole figure dans l'annexe D du règlement no 3, sous le titre «Belgique-France». A ce sujet, l'article 6,
paragraphe 2, du règlement no 3 établit que «nonobstant les dispositions du présent règlement, restent applicables… d'autres dispositions des conventions de sécurité sociale, pour autant qu'elles soient énumérées dans l'annexe D…».

Le gouvernement français en conclut, notamment en rapprochant ce texte de celui de l'article 6, paragraphe 1, que l'affaire relève exclusivement du protocole franco-belge et non pas du règlement no 3. Il ne s'agit donc pas, selon lui, d'interpréter ce règlement. En d'autres termes, dans la mesure où elles se rapportent au règlement no 3, les questions définies ci-dessus ne présenteraient aucun intérêt pour la solution du litige. Disons tout de suite que, dans les affaires préjudicielles, la Cour
s'est toujours refusée jusqu'à présent (contrairement à maintes suggestions en ce sens) à examiner l'intérêt des questions qui lui étaient posées pour la solution du litige. Ce n'est que dans son arrêt du 19 décembre 1968 (affaire 13-68) qu'elle a donné à entendre qu'elle est disposée à modifier ce point de vue. Elle y affirme en effet que «tant que l'évocation du texte dont il s'agit n'est pas manifestement erronée, la Cour est valablement saisie». En ce qui concerne l'intérêt d'une question
pour la solution du litige, il peut donc s'agir tout au plus de constater l'existence d'une erreur manifeste.

Or, une telle constatation ne se justifierait aucunement dans le cas présent. Il n'est pas absolument certain, tout d'abord, que l'article 6, paragraphe 2, du règlement no 3 ait réellement le sens que lui attribue le gouvernement français. Si, avec la Commission, nous admettons la nécessité d'une interprétation stricte du texte, nous pouvons tout aussi bien considérer que les conventions énumérées par l'annexe D restent applicables malgré l'article 5 selon lequel les dispositions du règlement se
substituent à certaines conventions de sécurité sociale. Cela correspond en tout cas à la teneur d'une proposition de la Commission du 11 janvier 1966.

Ainsi considéré, l'article 6, paragraphe 2, ne prévoirait pas l'application exclusive des conventions énumérées par l'annexe D. Si nous nous reportons, d'autre part, au texte du protocole franco-belge (en laissant provisoirement ouverte la question de savoir si nous avons le pouvoir de l'interpréter), nous voyons seulement qu'en parlant des travailleurs belges, il se réfère au droit français dans les termes suivants : «L'allocation aux vieux travailleurs salariés sera accordée dans les
conditions prévues pour les travailleurs français par la législation sur les vieux travailleurs salariés, à tous les vieux travailleurs belges, sans ressources suffisantes, qui auront au moins 15 années de résidence ininterrompue en France à la date de la demande». Il est possible que la Cour de cassation entende la référence que fait ce texte au droit français comme une référence à la situation juridique qui résulte de l'existence du règlement no 3. En admettant pareille interprétation, qui ne
semble pas à tout le moins manifestement erronée, nous pourrions considérer que le règlement no 3 conserve tout son intérêt en l'espèce, même en cas d'application du protocole franco-belge.

Nous voyons ainsi que la demande d'interprétation de la Cour de cassation se fonde sur des raisons pertinentes et qu'il n'y a aucun motif de limiter l'interprétation du règlement no 3 à celle de son article 6.

3.  Nous estimons que la Cour devrait répondre aux questions posées en adoptant l'ordre proposé par la Commission. Dans ce cas, la première question est de savoir si l'allocation aux vieux travailleurs salariés est comprise dans le champ d'application du règlement no 3.

Comme le démontre la Commission, le texte du règlement no 3 permet d'y répondre sans difficulté. En effet, l'article 2, paragraphe 1, c, prévoit d'une manière tout à fait générale que le règlement s'applique à toutes les législations qui visent «les prestations de vieillesse». En outre, selon l'article 3, l'annexe B précise, en ce qui concerne chaque État membre, les législations de sécurité sociale auxquelles s'applique le règlement et qui sont en vigueur sur son territoire à la date de son
adoption. Et de fait, «l'allocation aux vieux travailleurs salariés» est expressément mentionnée à l'annexe B, sous la rubrique «France» (lettre g). Reportons-nous enfin aux annexes D et E. L'annexe D énumère les dispositions des conventions de sécurité sociale auxquelles le règlement ne porte pas atteinte, tandis que l'annexe E énumère les prestations qui ne sont pas payées à l'étranger. L'allocation aux vieux travailleurs salariés du droit français y est reprise dans les deux cas, ce qui ne
serait pas nécessaire si elle ne tombait pas dans le champ d'application du règlement no 3.

Pour répondre à la première question, il n'est dès lors pas nécessaire d'examiner si le règlement no 3 porte sur les régimes non contributifs (comme le conteste la Caisse régionale). Quoi qu'il en soit, en nous référant aux observations de la Commission, nous notons ce qui suit. D'abord, il paraît établi que le financement de « l'allocation aux vieux travailleurs salariés est assuré par le budget des caisses des assurances sociales, alimenté par les cotisations des employeurs. En outre, même le
paiement de cotisations par les travailleurs semble jouer un certain rôle dans le régime puisqu'en effet, au moins une des années comprises entre 1930 et 1945 doit avoir donné lieu au versement de cotisations ainsi que toutes les années postérieures à 1945.

Mais, ce qui est plus important que cette constatation, c'est que le règlement no 3 ne distingue pas entre régimes contributifs et régimes non contributifs. Comme la Commission l'a démontré, pareille distinction serait assez artificielle, puisque de nombreux régimes prévoient un financement à partir de sources combinées. C'est pour cette raison que cette distinction a été sciemment abandonnée lors des longues négociations et des travaux préparatoires qui ont précédé l'adoption du règlement no 3,
comme cela ressort clairement de sa genèse; en effet, l'article 2 de ce règlement prévoit expressément qu'il s'applique aussi aux régimes de sécurité sociale non contributifs.

Il ne saurait donc subsister aucun cloute sur le fait que le règlement no 3 s'applique également à l'allocation française aux vieux travailleurs salariés.

4.  A cette constatation s'ajoute la question de savoir s'il y a des raisons qui s'opposent spécialement à l'application de l'article 27, donc à l'application du principe de la totalisation des périodes d'assurance et des périodes assimilées accomplies en vertu de la législation de chacun de ces États membres, lorsqu'un assuré a été soumis successivement ou alternativement à la législation de deux ou plusieurs États membres. Ici aussi la Commission a produit des arguments convaincants.

C'est ainsi qu'il est sans importance que l'octroi de l'allocation aux vieux travailleurs salariés dépende de la preuve de certaines périodes d'emploi. L'article 27 parle, il est vrai, de «périodes d'assurance» et de «périodes assimilées», mais les définitions capitales de l'article 1 du règlement no 3 montrent que la notion de «périodes d'assurance» englobe les périodes d'emploi ou de cotisation (cf. lettre p) et que les «périodes assimilées» sont les périodes assimilées aux périodes
d'assurance ou aux périodes d'emploi (cf. lettre r).

Il est également sans importance que la notion de «pensions» figure dans le titre du chapitre 3 du règlement. La Commission explique ce fait de manière pertinente en faisant valoir que le terme a été choisi à seule fin de distinguer l'objet du chapitre 3 de celui du chapitre 5, qui traite des «allocations de décès», donc des allocations versées «en une seule fois en cas de décès», au sens de l'article 1, t. Le fait capital est dès lors que le texte du chapitre 3 parle d'une façon tout à fait
générale de «prestations». Or, la définition qu'en donne l'article 1, s, permet certainement d'y inclure aussi les allocations périodiques versées en France aux vieux travailleurs.

Enfin, disons encore que, pour l'article 27 également, il est sans importance que l'allocation aux vieux travailleurs salariés résulte ou non d'un système non contributif. Comme le démontre la Commission en se fondant sur l'exemple des régimes d'aide publique aux chômeurs, de telles particularités n'excluent pas la totalisation au sens de l'article 27. Nous pourrions aussi nous référer, dans ce contexte, au régime mixte d'assurance vieillesse appliqué au grand-duché de Luxembourg, qui a déjà
fait l'objet d'une autre affaire préjudicielle; bien que la part fixe des pensions y soit financée au moyen de deniers publics, indépendamment du paiement de toute cotisation, ce régime tombe également dans le champ d'application de l'article 27.

Nous pourrions aussi invoquer certains arrêts de la Cour selon lesquels même les législations en vertu desquelles le montant des prestations est indépendant des périodes d'assurance ne sauraient pas faire obstacle à l'application des articles 27 et 28 (cf. affaires 100-63 et 4-66).

Rien ne s'oppose donc à ce que l'article 27 soit applicable à l'allocation française aux vieux travailleurs salariés.

Il ne semble pas qu'il y ait déjà contestation sur les modalités de calcul du montant de la prestation et en particulier sur la proratisation, conformément à l'article 28 du règlement. Nous aimerions cependant indiquer que les observations de la Commission sur ce point nous paraissent également pertinentes. Selon cette dernière, pour la totalisation et la proratisation, il y a lieu de déterminer les périodes accomplies conformément à la législation d'un État membre et celles qui l'ont été selon
la législation d'un autre État membre. Cela paraît important dans notre cas eu égard à la période de service accomplie par le requérant dans l'armée belge, pendant la première guerre mondiale. Il ne semble pas que cette période puisse être retenue par le droit belge, car elle est antérieure à 1926, année d'entrée en vigueur de l'assurance vieillesse obligatoire. Toutefois, selon un échange de lettre du 29 juillet 1953, inscrit à l'annexe D du règlement no 3, la période de service militaire
accomplie dans l'armée belge entre en ligne de compte pour le droit français, elle est donc assimilée à une période d'emploi en France. Cette période devrait dès lors figurer au numérateur de la fraction de prorata français qui ne comprendra que les périodes accomplies en France. Il est évident que cela influe sur le montant final de la prestation.

Mais puisque, au principal, la procédure n'a pas encore abordé ce problème et que la demande d'interprétation ne s'y étend dès lors pas, elle non plus, il ne paraît pas indiqué de reprendre les déclarations de la Commission dans le dispositif de l'arrêt préjudiciel, quel que puisse être leur intérêt pour les instances françaises.

5.  Selon la Commission, il conviendrait encore d'examiner si le protocole franco-belge du 17 janvier 1948, inscrit à l'annexe D du règlement no 3, contient des éléments qui s'opposent à la totalisation de différentes périodes d'emploi en faveur des travailleurs belges et s'il prévoit par conséquent une exception au principe de l'article 27. Nous revenons ainsi à un problème que nous avions déjà évoqué au début de notre exposé. Il nous faudra maintenant l'examiner plus en détail. Le problème revêt
un double aspect: d'un côté, il faut examiner si la Cour de cassation attend effectivement de nous une interprétation du protocole et, d'un autre côté, nous devons nous demander si la Cour de justice a pouvoir d'interpréter pareils actes dans le cadre de l'article 177 du traité C.E.E.

Nous anticiperons sur la réponse: avec le gouvernement français, nous estimons ne pas pouvoir nous rallier à la conception de la Commission et interpréter le protocole.

Il est surtout douteux que la Cour de cassation attende vraiment de nous une interprétation du protocole franco-belge. Elle parle en effet dans sa demande de l'interprétation «des actes pris par les institutions de la Communauté», d'une «interprétation des règles communautaires». Il n'est donc pas vraisemblable qu'elle ait voulu viser également par ces termes une convention bilatérale, conclue entre deux États membres. Mais, comme l'absence de questions expresses complique la tâche de la Cour
qui consiste à établir clairement la volonté de la Cour de cassation, l'accent ne devrait pas être mis sur cet aspect du problème; il faudrait plutôt s'interroger sur la question de savoir si la Cour est compétente pour interpréter le protocole franco-belge.

Comme vous le savez, la Commission répond par l'affirmative en tirant argument de l'article 50 du règlement no 3, selon lequel, entre autres, les annexes visées à l'article 6, paragraphe 2, alinéa e, font partie intégrante du règlement, donc aussi l'annexe D où se trouve inscrit le protocole franco-belge. Pour la Commission, ce texte n'aurait aucun sens si seule l'énumération était intégrée au règlement, alors que les dispositions elles-mêmes n'en feraient pas partie.

Toutefois, nous croyons quant à nous que ce raisonnement soulève une série de graves objections. Rappelons tout d'abord que certaines annexes dont il est question à l'article 50 (par exemple, les annexes B et F) contiennent une énumération des dispositions législatives nationales. S'il fallait considérer que toutes les dispositions mentionnées aux annexes ont été intégrées au règlement no 3 avec la conséquence que la Cour de justice a le pouvoir de les interpréter, il devrait en être de même
pour les dispositions législatives nationales précitées, ce qu'on ne saurait certainement pas soutenir. Ensuite, il faut souligner avec le gouvernement français que les conventions énumérées à l'annexe D sont devenues parties intégrantes du règlement, ce qui serait peu compatible avec la clause de dénonciation de l'annexe D et le mode d'amendement de cette annexe, prévues à l'article 6, paragraphe 3, du règlement no 3. D'un autre côté, même en cas d'interprétation restrictive, l'article 50
conserve toute sa signification, c'est-à-dire si on considère que seule l'énumération des annexes est incorporée au règlement no 3 et non pas les textes qui font l'objet de cette énumération. Et nous ne songeons pas seulement ici à la fonction de limitation, mais aussi aux efforts d'interprétation. En effet, ceux-ci trouveront suffisamment de place en considération des notions de l'annexe A, des dispositions de l'annexe B, du contenu de l'annexe C, des observations générales de l'annexe D ou des
dispositions de l'annexe G. Nous croyons enfin devoir attirer l'attention sur l'arrêt de la Cour du 19 mars 1964, rendu également sur une demande de décision préjudicielle relative au règlement no 3 (affaire 75-63, Recueil, X-1964, p. 349 et s). A la question de savoir si en tout état de cause l'accord germano-néerlandais sur la sécurité sociale, du 29 mars 1951, ne doit pas conduire à faire droit au recours, la Cour a répondu que, dans le cadre de l'article 177 du traité C.E.E., elle «n'est pas
habilitée à interpréter les règles relevant du droit interne». Nous devrons dès lors soutenir aussi que la Cour n'est pas non plus habilitée à interpréter le protocole franco-belge.

Si nous rejetions toutefois ces objections motif pris de ce que le règlement no 3 constitue, avec les conventions particulières de l'annexe D, un système cohérent qui réclame une interprétation uniforme et si nous entreprenions de rechercher le sens du protocole franco-belge sur la base de cette justification, nous serions amené à constater que de bonnes raisons plaident en faveur de l'interprétation recommandée par la Commission. Selon cette dernière (nous l'avons indiqué au début des
conclusions), le rôle principal du protocole est de permettre aux ressortissants belges de bénéficier de l'allocation pour vieux travailleurs salariés (qui est liée, en principe, à la qualité de ressortissant français) en y mettant comme condition d'avoir au moins 15 années de résidence ininterrompue en France à la date de la demande. Pour ce qui est des périodes d'emploi, la référence aux «conditions prévues… par la législation sur les vieux travailleurs salariés» ne peut donc pas être entendue
en ce sens que la totalisation de périodes d'emploi accomplies à l'étranger serait exclue, contrairement au principe énoncé par l'article 27, qui s'applique aussi à l'allocation de vieillesse; la «législation française» à laquelle se réfère le protocole est plutôt le droit français tel qu'il se présente actuellement, sous l'influence du droit supranational qui le prime. Évitant toute discrimination à l'égard des travailleurs étrangers, cette interprétation peut effectivement se targuer d'être
très largement en harmonie avec les principes inscrits à l'article 51 du traité C.E.E. ainsi qu'au règlement no 3 et que la Cour de justice a été amenée à définir à plusieurs reprises dans sa jurisprudence. Elle coïncide en outre avec le principe général suivant lequel les dérogations à une réglementation générale doivent être clairement et nettement identifiables en tant que telles (c'est le cas pour les dispositions de l'annexe E, par exemple).

Ainsi, si nous admettions que la Cour a pouvoir d'interpréter le protocole franco-belge, il ne nous resterait qu'à constater que le texte de celui-ci n'exclut pas l'application de l'article 27 du règlement no 3 et n'exclut donc pas la totalisation de périodes d'emploi accomplies dans plusieurs États membres.

6.  A la question de la Cour de cassation française, relative à l'interprétation du droit de la sécurité sociale des travailleurs migrants, nous proposons donc de répondre de la façon suivante :

— le règlement no 3 s'applique également à l'allocation aux vieux travailleurs salariés;

— pour l'acquisition du droit à une rente vieillesse liée à la durée de la période d'emploi, les périodes d'emploi et les périodes assimilées accomplies dans différents États membres conformément à la législation de ces États sont totalisées, même lorsque ce droit se fonde sur un régime totalement ou partiellement non contributif.

Suivant l'usage établi, la Cour ne se prononcera pas sur les dépens de l'instance. Il appartiendra à la juridiction demanderesse de la faire, conformément aux règles nationales en la matière.

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( 1 ) Traduit de l'allemand.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 28-68
Date de la décision : 25/03/1969
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France.

Sécurité sociale des travailleurs migrants


Parties
Demandeurs : Caisse régionale de sécurité sociale du nord de la France
Défendeurs : Achille Torrekens.

Composition du Tribunal
Avocat général : Roemer
Rapporteur ?: Monaco

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1969:11

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