CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 5 OCTOBRE 1969
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. Le caractère très complet des observations écrites fournies par les parties et qu'elles viennent de compléter à la barre nous permettra de nous montrer assez bref dans les conclusions que nous présenterons sur le recours dont vous êtes aujourd'hui saisis. Nous nous attacherons — est-il besoin de le dire? — à nous exprimer, non seulement avec objectivité, mais avec toute la sérénité qui s'impose à un juge. D'autre part, au risque de paraître terre à terre, nous nous en tiendrons exclusivement à
la question qui vous occupe aujourd'hui. Au stade actuel de la procédure, vous n'avez pas en effet à vous prononcer sur la légalité de la décision prise le 1er octobre dernier par la Commission des Communautés européennes; son annulation fait l'objet de la part de la république fédérale d'Allemagne d'un recours distinct dont l'instruction ne fait que commencer et au cours de laquelle il appartiendra aux parties de s'expliquer plus amplement. Il vous est demandé simplement d'ordonner qu'il soit
sursis dans une mesure que nous aurons à préciser à l'exécution de cette décision.
L'existence de cette demande accompagnant le recours se justifie par la règle posée à l'article 185 du traité C.E.E. qui se lit comme suit :
«Les recours formés devant la Cour de justice n'ont pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour de justice peut, si elle estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué.»
Ce texte, conforme à l'orthodoxie du droit public et du droit administratif, donne au sursis un caractère exceptionnel. La continuité de l'action administrative implique en effet que les décisions des autorités publiques s'exécutent tant que le juge compétent n'en a pas reconnu l'illégalité. En paralysant, même temporairement, l'action de ces autorités, ce juge s'immisce par là-même dans leur action; il prend une responsabilité exécutive et déborde ainsi de son rôle de juge de la légalité.
Normalement, le contrôle de celle-ci est assuré par l'annulation prononcée erga omnes avec effet rétroactif, l'auteur de l'acte attaqué étant tenu de prendre les mesures nécessaires pour anéantir les effets qu'a eus la décision annulée.
Mais il peut se faire que cette disparition rétroactive soit impossible ou très difficile, le dommage causé pouvant être irréparable ou au moins très grave. C'est pour des hypothèses de ce genre que le sursis est prévu, et l'examen de votre jurisprudence établit que vous vous montrez très stricts dans l'appréciation de ce dommage.
Enfin, dans l'appréciation à laquelle vous vous livrez, il ne peut être fait entièrement abstraction des chances de succès du recours. Si le bien-fondé de celui-ci apparaît évident, ou du moins s'il existe une forte présomption en faveur du bien-fondé de la demande au principal, le juge sera enclin à accorder le sursis. Dans les autres cas, la règle selon laquelle la décision doit s'exécuter tant qu'elle n'a pas été annulée retrouvera son empire.
Certaines observations faites à l'audience par l'agent du gouvernement allemand paraissent indiquer que la demande pourrait avoir subsidiairement pour objet de faire prononcer par vous des «mesures provisoires», ordonnées par conséquent au titre, non de l'article 185, mais de l'article 186 du traité C.E.E. Nous doutons que cela soit possible, car ce dernier article vise essentiellement, à notre sens, les mesures conservatoires qui peuvent être prises dans les litiges d'ordre pécuniaire, et l'on
voit mal comment le système qu'il institue pourrait être appliqué à l'occasion d'un recours portant sur l'annulation d'une décision prise au titre de l'article 226.
2. C'est sous le bénéfice de ces remarques générales que nous aborderons l'examen de la demande dont vous saisit le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne. Il vous invite à ordonner que, jusqu'à ce qu'il ait été statué au principal, il soit sursis à l'exécution de la décision de la Commission du 1er octobre 1969 l'autorisant à prendre des mesures de sauvegarde dans le sécteur agricole «dans la mesure où cette décision exclut toute autre mesure dérogatoire aux règles communautaires en
vigueur».
Que faut-il entendre par là? On le comprendra mieux en rapprochant cette demande des conclusions du recours principal dont elle n'est que l'accessoire. Ce recours sollicite l'annulation de la décision de la Commission autorisant la république fédérale d'Allemagne à adopter des mesures de sauvegarde dans le secteur agricole, «pour autant que cette décision autorise des interventions dans le marché commun plus radicales que celles prévues dans la demande allemande du 30 septembre 1969 et interdit
les mesures prévues par celles-ci».
La demande ainsi visée est contenue dans le telex du 30 septembre du ministre fédéral de l'alimentation, de l'agriculture et des forêts au président de la Commission des Communautés.
Il y est dit d'abord que la suspension provisoire des interventions de la Bundesbank sur le marché au comptant entraîne l'élargissement de la marge de fluctuation du cours du Deutsche Mark; que ces écarts plus marqués peuvent entraîner d'importants détournements de trafic dans les échanges internationaux de produits agricoles. De là dérivent deux conséquences: D'une part, un risque direct que l'agriculture allemande s'en trouve affectée considérablement, et probablement de façon durable. D'autre
part, une détérioration sensible de la situation économique des régions agricoles de la République fédérale. Et l'on remarquera tout de suite que ces deux types de difficultés (difficultés sectorielles et difficultés régionales) sont les deux hypothèses dans lesquelles l'éventualité de mesures de sauvegarde est prévue par l'article 226 du traité.
Aussi bien c'est en vertu de cet article 226 qu'après avoir exposé cette situation la République fédérale demande, avec effet du 30 septembre 1969, à être autorisée d'une part à percevoir des taxes compensatoires à l'importation, et, d'autre part, à accorder des montants compensatoires correspondant à l'exportation de marchandises qu'énumère Une annexe de sa lettre. Elle précise enfin que le niveau des montants compensatoires devra être fonction de l'incidence des fluctuations de cours.
On sait en quels termes la Commission s'est prononcée sur cette demande. Elle a estimé, ainsi que l'indiquent les considérants de sa décision, que pour des raisons développées dans ses observations écrites, un système de taxes et de subventions ne permettrait pas de rééquilibrer la situation de façon suffisamment efficace; la mesure qui apporterait le moins de perturbations au fonctionnement du marché commun serait la suspension des importations des produits pour lesquels des prix d'intervention
ou d'achat doivent être payés en République fédérale, ainsi que des produits dérivés.
Aussi sa décision autorise-t-elle la République fédérale, à l'exclusion de toute autre mesure dérogatoire aux règles communautaires en vigueur, à suspendre les importations de ces produits en provenance des États membres et des pays tiers.
3. Deux points nous paraissent dès lors acquis :
— le gouvernement de la République fédérale sollicitait l'autorisation d'instituer un système de taxation et de remboursement; la décision de la Commission lui a refusé cette autorisation, et c'est en tant qu'elle la refuse qu'elle fait l'objet d'un recours en annulation. Le sursis à l'exécution ne peut tendre ainsi qu'à suspendre provisoirement l'effet de ce refus.
— en second lieu, la demande a été présentée et la décision a été prise au titre de l'article 226 du traité. C'est donc au regard de cet article que devra être appréciée un jour la légalité de cette décision; c'est en tout cas dans le cadre de ce même article que doit être appréciée aujourd'hui sa portée pour savoir s'il y a lieu ou non de prononcer le sursis.
Il est vrai que, postérieurement à sa demande et à la décision attaquée, le gouvernement de la République fédérale s'est placé sur un autre terrain, à savoir celui des articles 109 et 115 du traité, pour soutenir que la perception d'une imposition compensatoire (sinon l'octroi de subventions à l'exportation) était justifiée et qu'elle relevait de sa seule compétence — c'est la raison pour laquelle il l'avait décidée par son ordonnance du 29 septembre 1969. La Commission, par la décision
attaquée, prétendrait ainsi obtenir l'abrogation de cette ordonnance, ou, à tout le moins, la priver de fondement juridique communautaire.
Nous ne pensons pas qu'il y ait lieu d'entrer dans ce débat, et, à vrai dire, nous ne comprenons pas très bien la démarche intellectuelle du requérant. Si véritablement les articles 109 et 115 pouvaient, à eux seuls, fonder une décision prise par le gouvernement allemand dans le cadre de sa compétence, pourquoi solliciter une autorisation au titre de l'article 226? Or, c'est bien à cela que tend la demande présentée le 30 septembre à la Commission, demande qui ne fait même pas mention de
l'ordonnance de la veille, pourtant déjà entrée en vigueur. Et, il est à peine besoin de le rappeler, dans le système institué par l'article 226, s'il appartient à l'État membre de demander des mesures de sauvegarde, il n'appartient qu'à la Commission de fixer celles qu'elle estime nécessaires. C'est à elle seule que revient la décision.
Cela dit, les conclusions, telles qu'elles vous sont présentées, tendent au sursis en tant que la décision attaquée «exclut toute mesure dérogatoire aux règles communautaires en vigueur» ; sous cet angle, elles nous paraissent sans portée, car, les mesures de sauvegarde prises au titre de l'article 226 n'étant possibles qu'aux conditions fixées par la Commission dans l'exercice de son pouvoir de décision, la clause litigieuse n'a qu'un caractère déclaratoire.
Si l'on examine de plus près la question, on constate que, ce sur quoi porte la demande de sursis, c'est en réalité la partie de la décision qui — implicitement — refuse les autorisations sollicitées. Mais une telle demande ne peut qu'être rejetée. En effet, comme le dit déjà le Commentaire d'Eyermann et Fröhler à l'ancienne loi sur le contentieux administratif de certains län-der (Verwaltungsgerichts-gesetz 1950, p. 183), «le sursis à l'exécution n'est, par définition, possible que pour une
mesure qui peut être exécutée; il n'est donc pas possible pour une mesure qui rejette une demande d'octroi de compétence. En ce cas, le sursis ne pourrait que signifier qu'il est provisoirement fait droit à la demande; une telle mesure est interdite aux tribunaux, à moins que la loi n'en décide autrement».
C'est bien ainsi d'ailleurs que vous avez raisonné dans une affaire assez analogue sur le plan juridique: 19-59 R., Geitling et autres c/ Haute Autorité — Ordonnance du 12 mai 1959 — Recueil VI-1960, 1re partie, p. 91. Les comptoirs de vente du charbon de la Ruhr vous avaient demandé d'ordonner le sursis à l'exécution d'un article d'une décision de la Haute Autorité relative à la prorogation des autorisations concernant les organisations de vente du bassin de la Ruhr. Vous avez relevé que cet
article s'analysait en un refus d'autorisation, et vous en avez déduit que la demande en référé manquait de pertinence. En effet, avez-vous dit, le sursis à l'exécution d'une décision de rejet n'équivaut pas à l'octroi de l'autorisation refusée; de toute façon, cette autorisation ne peut être accordée que par l'administration à l'égard de laquelle le juge ne possède pas le pouvoir d'injonction.
De même ici, par le biais de la procédure de suspension prévue à l'article 185 du traité, le gouvernement de la République fédérale tente d'obtenir une autorisation que la Commission lui a refusée. L'octroi de cette autorisation pourrait dans l'avenir devenir une obligation juridique pour la Commission si, statuant sur le fond, vous étiez conduits à annuler la décision de cet organisme; encore cela dépendrait-il des motifs de votre arrêt. Mais, au stade actuel, et dans le cadre de l'article 185,
le sursis ne peut ni équivaloir à l'octroi d'une autorisation, ni entraîner l'obligation de l'accorder; la demande, pour reprendre les termes de l'Ordonnance 19-59 R. «manque de pertinence» et nous paraît devoir être rejetée.
4. Nous passerons donc assez rapidement sur les conditions qu'exige votre jurisprudence pour qu'il puisse être sursis à l'exécution de la décision attaquée.
Il ne peut en effet en être ainsi que lorsque cette exécution est de nature à causer un dommage grave ou irréparable. Il ne semble pas établi que tel soit effectivement le cas de l'espèce. En effet, si la Commission a refusé les autorisations sollicitées, elle a habilité le gouvernement de la République fédérale à suspendre l'importation des produits agricoles visés à sa décision, et, contrairement à ce que paraît croire le requérant, cette décision lui permet d'agir de façon sélective. Par
ailleurs, si la période pour laquelle l'autorisation est accordée n'est pas expressément fixée, il n'est pas exclu, pour les raisons que l'on imagine facilement, que d'autres décisions puissent être prises à la suite de discussions dans une autre enceinte, qui rendraient sans objet la décision attaquée.
5. Enfin, pour qu'il y ait lieu d'accorder un sursis, encore faudrait-il qu'il existe une «forte présomption en faveur du bien-fondé de la demande au principal», ou que ce bien-fondé soit «évident», comme dit l'Ordonnance 43-59 du 20 octobre 1959, Recueil, VI-1960, p. 988.
Il faut, pour en juger, se reporter à l'argumentation contenue dans le recours du gouvernement fédéral et à laquelle la Commission se réserve le droit de répondre plus amplement. Le requérant invoque essentiellement deux moyens. Le premier est tiré de la violation de l'article 226, paragraphe 3, en tant que la Commission n'aurait pas choisi par priorité les mesures qui apportent le moins de perturbations au fonctionnement du marché commun. Or, si la Commission n'a pas sur ce point un pouvoir
discrétionnaire, elle dispose d'un pouvoir d'appréciation sous le contrôle du juge, et il n'est pas évident, au stade actuel de notre information, que ce pouvoir ait été dépassé. Suspension des importations et perception de droits ne présentent pas seulement entre elles une différence de degré, mais de nature. La mesure qui apparaît extérieurement comme la plus radicale n'est pas nécessairement celle qui apporte le plus de perturbations au fonctionnement du marché commun, surtout si elle est
appliquée de façon sélective. La question en tout cas prête à discussion.
L'autre moyen est tiré du détournement de pouvoir: la Commission aurait été déterminée dans sa décision par là volonté d'obtenir une modification de la politique monétaire du gouvernement requérant. Nous rappellerons simplement que le détournement de pouvoir doit être prouvé et ne se résume pas. Le fait que les considérants de la décision fassent allusion aux difficultés créées dans le secteur agricole par les cours de change flottants ne permet certainement pas de conclure que la mesure
attaquée a été prise à des fins monétaires. Quant aux propos tenus publiquement par un vice-président de la Commission et que l'agent du gouvernement de la République fédérale a rappelés à l'audience, ils ne nous paraissent aucunement faire la preuve d'un détournement de pouvoir.
Aussi bien, et ici nous quittons le strict terrain de la demande, il ne peut être question de méconnaître le lien intime qui existe entre les problèmes monétaires et les problèmes agricoles. Demain doivent s'ouvrir dans une autre enceinte des discussions qui porteront sur l'ensemble de ces problèmes et desquelles sortiront peut-être des décisions enlevant son actualité au débat qui s'est institué devant vous.
Restant pour notre part dans le seul cadre de l'article 185, nous ne pouvons, pour les raisons que nous venons d'exposer, que conclure au rejet de la demande du gouvernement de la république fédérale d'Allemagne.