CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 14 OCTOBRE 1969 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
C'est en 1953 que Mlle Rittweger, requérante dans l'affaire dans laquelle nous présentons aujourd'hui nos conclusions, a été engagée à la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Elle a tout d'abord été affectée à un emploi de secrétaire; depuis le 1er novembre 1957, à la suite d'un concours auquel elle a participé, elle occupe les fonctions de traductrice. Sur demande de l'intéressée, l'administration a admis que sa mère, actuellement âgée de 84 ans et vivant sous son
toit, était malade et dénuée de ressources: à compter du 1er juillet 1953, elle l'a dès lors assimilée à un enfant à charge, avec toutes les conséquences qui en découlent, et cela par une décision du 16 septembre 1954 du directeur de la division du personnel prise sur la base du règlement provisoire de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, en vigueur à l'époque. Par la suite, la situation personnelle et administrative de Mlle Rittweger, qui s'était modifiée à diverses reprises (en 1961
et en 1963) par suite de promotions, a fait annuellement l'objet d'un réexamen destiné à déterminer si le bénéfice de l'allocation pour personne à charge ainsi accordé pouvait lui être maintenu. Après l'entrée en vigueur du statut du personnel de la Communauté du charbon et de l'acier, ce sont les dispositions du règlement général prévu à l'article 46 dudit statut qui devaient servir de base à ce réexamen, et il devait continuer à en être de même par la suite, aux termes de dispositions transitoires
spéciales. Ces réexamens ont amené l'administration à affirmer, le 7 juin 1962, que l'augmentation des revenus de Mlle Rittweger faisait dorénavant obstacle à l'octroi de l'allocation qu'elle touchait pour l'entretien de sa mère et à décider par conséquent de la lui supprimer à compter du 1er juin 1962. Le 11 juin 1962, Mlle Rittweger s'est élevée contre cette décision par une réclamation, dont l'essentiel consistait à faire valoir que le critère déterminant pour l'octroi de l'allocation litigieuse
résidait, non pas dans le niveau des revenus dont elle bénéficiait elle-même, mais uniquement dans le fait que sa mère était dénuée de ressources. Elle a eu gain de cause: une décision du 10 décembre 1964 du président de la Haute Autorité a reconnu que les frais que Mlle Rittweger devait exposer pour l'entretien de sa mère constituaient une lourde charge pour elle et que le bénéfice de l'allocation qu'elle touchait à ce titre devait donc lui être maintenu. A la suite de vérifications périodiques
ultérieures, cette décision a été plusieurs fois renouvelée (et plus précisément les 13 décembre 1965 et 21 avril 1966).
Le 9 août 1968, le directeur général adjoint du personnel et de l'administration de la Commission unique, institution dont Mlle Rittweger relevait désormais par suite de la fusion des exécutifs, l'a informée que le problème de la prolongation du droit à l'allocation avait été soumis au directeur général du personnel et de l'administration et qu'en attendant la décision de celui-ci, l'allocation était maintenue à titre provisoire. C'est alors, le 3 octobre 1968, qu'est intervenue la décision aux
termes de laquelle, l'augmentation des revenus de Mlle Rittweger empêchant désormais de considérer que l'entretien de sa mère lui imposait une lourde charge, l'allocation cesserait d'être versée à compter du 1er septembre 1968. L'intéressée ayant formulé des objections au cours d'un entretien qu'elle a eu le 14 octobre 1968 avec le directeur général adjoint du personnel et de l'administration, celui-ci l'a informée, par une note du 11 novembre 1968, que le directeur général maintenait sa décision
négative et qu'il n'avait pas manqué de tenir compte des dispositions de l'article 96 du statut du personnel de la Communauté européenne du charbon et de l'acier et de celles de l'ancien règlement général pour régler le cas litigieux.
Voilà ce qui a amené Mlle Rittweger à vous saisir, le 24 décembre 1968, d'une requête dans laquelle elle a conclu à ce qu'il vous plaise annuler les décisions des 3 octobre 1968 et 11 novembre 1968 et dire que le bénéfice de l'allocation pour personne à charge doit lui être maintenu.
Après l'introduction du recours, une note du 13 mars 1969 de la direction générale du personnel et de l'administration a informé la requérante que, sur la base d'un nouvel examen de sa situation personnelle et administrative, il avait été décidé de lui maintenir le bénéfice de ladite allocation, et cela pour un an à compter du 1er septembre 1968. Aussi, dans le mémoire en défense que la Commission a déposé à la Cour le 20 mars 1969, a-t-elle soutenu que le litige était devenu sans objet, en ajoutant
qu'elle se déclarait disposée à prendre à sa charge les dépens exposés par Mlle Rittweger jusqu'au dépôt du mémoire en défense.
La requérante a toutefois estimé que le point de vue de la Commission était inacceptable et, dans la réplique qu'elle a déposée le 15 avril 1969, elle a persisté à demander que la Cour statue sur les conclusions qu'elle avait présentées dans sa requête. Aussi la procédure a-t-elle été poursuivie normalement. Au cours de celle-ci, le 5 mai 1969, l'intéressée a encore reçu une ampliation, datée du 17 avril, de la décision qui lui avait été communiquée le 13 mars 1969. En outre, avant le dépôt de la
duplique, plus précisément le 10 juin 1969, elle a reçu une note du directeur général du personnel et de l'administration, datée du 6 juin 1969 et contenant des «éclaircissements» sur la portée de la décision du 13 mars 1969.
Discussion juridique
Nous n'aurons pas à nous étendre très longuement pour formuler un avis sur ce litige, dans l'état où il se présente à vous en fait et en droit. Il s'agit essentiellement de savoir s'il est exact que, comme le pense la Commission, il n'y a plus lieu à statuer ou si au contraire (et c'est la thèse de la requérante) il est encore nécessaire que vous tranchiez le fond. C'est sur la base du chef principal des conclusions de la requête qu'il faut résoudre cette question. Aux termes de celui-ci (nous
l'avons déjà signalé), la requérante demande deux choses: tout d'abord, l'annulation de l'acte administratif par lequel il a été décidé de lui retirer le droit à l'allocation pour personne à charge et de ne plus la lui verser, et en second lieu, l'annulation de la décision portant confirmation de ces mesures. Pour apprécier cette double prétention, il convient avant tout d'examiner la décision du 13 mars 1969, c'est-à-dire l'acte disposant que l'allocation litigieuse continuerait à être versée.
Cette décision émane de l'autorité investie du pouvoir de nomination, organe compétent pour reconnaître le droit aux allocations de ce genre. Par conséquent, nonobstant le fait que la notification formelle de ce qui avait été décidé n'a été faite qu'ultérieurement, cette note du 13 mars 1969 ne constitue juridiquement que le simple remplacement des décisions dont la requérante demande l'annulation. Cela pourrait dès lors effectivement signifier qu'il n'y a plus lieu à statuer, car il est communément
admis que le recours en annulation devient sans objet dès que l'acte administratif attaqué est remplacé ou retiré et que le grief que cet acte fait à l'intéressé vient à disparaître.
On peut cependant admettre que des doutes aient subsisté (du moins pendant une certaine période) sur le point de savoir si la décision du 13 mars 1969 avait réellement eu un tel effet. En effet, à s'en tenir à son libellé (et il en va de même pour l'ampliation du 17 avril), cette décision n'accordait l'allocation pour personne à charge que pour un an à compter du 1er septembre 1968, autrement dit pour une durée limitée. Elle semblait donc régler la situation autrement que les décisions qui avaient
octroyé l'allocation précédemment et qui avaient cessé d'être valides par l'effet des décisions attaquées à présent. Précédemment, l'allocation avait, en effet, été accordée pour une durée illimitée. Abstraction faite de l'obligation pour Mlle Rittweger d'informer l'administration des modifications qui pouvaient être intervenues dans sa situation personnelle et administrative, les décisions d'octroi se bornaient à prévoir que le cas serait périodiquement soumis à un réexamen d'office, dont le
résultat déterminerait l'adoption d'une mesure portant, soit confirmation, soit modification de la précédente (les décisions de 1954, 1964, 1965 et 1966 le démontrent clairement). Mais, en réalité la décision du 13 mars 1969 n'a nullement tendu à instituer un système différent: c'est ce qui ressort de la note du 6 juin 1969 que la direction générale du personnel et de l'administration a fait parvenir à la requérante le 10 du même mois. Dans ce document, l'autorité investie du pouvoir de nomination,
qui a compétence en la matière, «éclaircit» la portée de la décision qui a été prise en mars. Elle relève notamment que le délai énoncé dans la décision n'a d'autre signification que de fixer le moment où doit avoir lieu le réexamen de la situation (pratique qui avait déjà été adoptée dans la décision de 1966) et elle explique que la continuation du versement de l'allocation n'est pas subordonnée à l'introduction d'une nouvelle demande. C'est dès lors au plus tard depuis le moment où la requérante a
eu connaissance de la déclaration du 6 juin qu'il est clairement établi que les décisions attaquées ont été intégralement remplacées et qu'il y avait rétablissement de la situation antérieure, c'est-à-dire du système prévoyant, sans autre demande de l'intéressée, la continuation de l'octroi de l'allocation pour autant que les réexamens annuels le justifiaient.
Dans ces conditions, c'est-à-dire puisqu'il y a eu remplacement intégral des décisions attaquées par un acte administratif qui donne satisfaction à l'intéressée et qui rétablit la situation antérieure, il est exact que le recours n'a plus de raison d'être et qu'il n'y a pas lieu d'annuler en justice les décisions contre lesquelles Mlle Rittweger s'est pourvue. En d'autres termes, nous devons reconnaître que, par suite du comportement de la Commission, il n'y a plus lieu de statuer sur les
conclusions en annulation.
Force est en outre d'admettre qu'il en va de même pour les conclusions par lesquelles la requérante vous demande de dire que le bénéfice de l'allocation pour personne à charge doit lui être maintenu. Cette affirmation est, elle aussi, déjà contenue dans la décision du 13 mars 1969. Elle s'appuie sur la référence que fait cet acte à un réexamen de la «situation personnelle et administrative» de Mlle Rittweger. Or, puisqu'il semble bien que cette situation ne s'est pas modifiée depuis l'adoption des
décisions attaquées, la seule signification qu'on puisse reconnaître à la déclaration de la direction générale du personnel et de l'administration, c'est que, contrairement à ce que l'administration avait soutenu précédemment, l'amélioration de la situation pécuniaire de la requérante ne fait pas obstacle à l'octroi de l'allocation pour personne à charge. Il en résulte que, du moins à l'égard des circonstances actuelles, l'administration a «implicitement admis le bien-fondé» du point de vue de la
requérante (pour reprendre la formule de l'arrêt rendu le 15 décembre 1966 dans les affaires jointes 15-64 et 60-65, Recueil, XII-1966, p. 676). Dès lors, Mlle Rittweger n'a plus aucun intérêt à demander que ses droits soient reconnus judiciairement, et cela d'autant moins que rien ne permet de redouter que la Commission modifie sa position. Et il est sans pertinence d'objecter que le problème pourrait ressurgir dans le cas où une modification sensible interviendrait dans la situation pécuniaire de
Mlle Rittweger, car notre droit judiciaire ne reconnaît pas à la Cour la faculté de résoudre dans l'abstrait des problèmes juridiques qui pourraient éventuellement se poser dans l'avenir.
Par conséquent, il est bien vrai qu'il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions prises par Mlle Rittweger.
Lorsque telle est l'issue d'un procès, la Cour ne doit statuer que sur les dépens. Aux termes de l'article 69, paragraphe 5, du règlement de procédure, elle les règle librement, c'est-à-dire compte tenu de l'état dans lequel le litige se présente en fait et en droit au moment où il est déclaré qu'il n'y a plus lieu de statuer.
Dans l'espèce, la Commission estime qu'un règlement équitable des dépens consisterait à mettre à sa charge ceux qui ont été exposés jusqu'au dépôt de son mémoire en défense, c'est-à-dire jusqu'au moment où elle a affirmé que le litige était devenu sans objet par suite de la notification de la décision du 13 mars 1969 à la requérante. Déjà dans ce mémoire en défense, elle s'était déclarée disposée à prendre à sa charge les dépens exposés jusqu'alors. Il nous paraît toutefois douteux que vous puissiez
procéder de cette manière. Nous avons déjà signalé plus haut que le libellé, tant de la décision du 13 mars 1969 que de son ampliation du 17 avril, pouvait donner l'impression que l'administration n'avait pas l'intention de rétablir exactement la situation antérieure, en d'autres termes de remplacer intégralement les décisions attaquées, parce que, selon ces textes, l'allocation pour personne à charge n'était accordée que pour une durée limitée. La situation n'est devenue parfaitement claire qu'à la
suite de la note du 6 juin 1969, qui fournissait des explications sur la portée de la décision du 13 mars, c'est-à-dire à partir d'une date à laquelle la requérante avait déjà déposé sa réplique. Ce n'est qu'à compter du 6 juin 1969 qu'il est devenu évident que le procès était devenu sans objet; mais jusqu'à cette date la requérante avait de bonnes raisons de poursuivre l'instance.
Dès lors, contrairement à ce qui a été décidé dans l'arrêt rendu le 15 décembre 1966 dans les affaires 15-64 et 60-65 (Recueil XII-1966, p. 676), nous croyons qu'il y a lieu dans l'espèce de mettre à la charge de la Commission, non seulement les dépens exposés jusqu'au moment où la décision du 13 mars 1969 a été communiquée à l'intéressée, mais également ceux qui sont afférents au dépôt de la réplique. En revanche, comme il est impossible d'admettre que la requérante ait eu des raisons de continuer
le procès après le 6 juin 1969, c'est elle-même qui devra supporter les dépens qu'elle a exposés après cette date, notamment ceux de la phase orale de la procédure, et cela conformément à la jurisprudence de l'arrêt rendu le 12 décembre 1967 dans l'affaire 15-67 (Recueil XIII-1967, p. 519). En outre, il est même permis de considérer comme frustratoires les dépens que la Commission pourrait avoir été amenée à exposer après cette date du fait de la requérante, laquelle devrait dès lors être également
condamnée aux dépens pour cette raison-là.
Nous pouvons donc conclure comme ceci :
Il échet de déclarer qu'il n'y a pas lieu à statuer. Les conclusions que la requérante a formulées dans sa réplique doivent être rejetées comme irrecevables. Quant aux dépens de l'instance, la Commission aura à supporter ceux qui ont été exposés jusqu'au dépôt de la réplique, le surplus devant être mis à la charge de la requérante.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.