CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 15 OCTOBRE 1969
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Ce n'est pas la première fois que vous avez à vous prononcer sur l'interprétation à donner à l'article 52 du règlement no 3 du Conseil sur la sécurité sociale des travailleurs migrants, article qui définit les conditions dans lesquelles l'institution qui a versé à un de ses ressortissants des prestations à la suite d'un dommage peut exercer un recours contre le tiers auteur de ce dommage. Vos arrêts de 1965 pourront dans une large mesure dicter la réponse qu'appellent les questions que vous pose la
Cour supérieure de justice du Grand-Duché; il serait cependant hasardeux de croire que cette haute juridiction trouvera dans votre décision tous les éléments nécessaires pour trancher le litige dont elle est saisie. Les circonstances dans lesquelles est né et s'est développé celui-ci sont en effet très particulières et mettent en jeu, soit des problèmes de droit international privé, soit l'application d'accords internationaux dont il ne vous appartient pas de connaître.
Les faits sont les suivants. Dans la nuit du 18 au 19 avril 1964, M. Paul Simon, agent de la Société nationale des chemins de fer luxembourgeois (C.F.L.), demeurant à Luxembourg, fut tué dans un accident de la circulation à Martelange, en Belgique, alors qu'il se trouvait à bord d'une voiture appartenant à M. Fernand Hein, également de nationalité luxembourgeoise, et pilotée par celui-ci.
La veuve de M. Simon, agissant à titre personnel et comme tutrice de son enfant,, assigna devant le tribunal d'arrondissement de Luxembourg l'assureur de M. Hein, la Compagnie belge d'assurances générales sur la vie et contre les accidents; devant la même juridiction, la Compagnie belge se vit réclamer, d'une part, par la Caisse de maladie des C.F.L. «Entraide médicale» la somme de 2010 francs représentant le paiement anticipé d'une indemnité funéraire, d'autre part, par la Société nationale des
chemins de fer luxembourgeois la somme de 249529 francs, contre-valeur du paiement anticipé de la pension de veuve et d'orphelin versée à la suite du décès de M. Simon.
La Caisse de maladie et les C.F.L. furent déboutés au motif que, le fait dommageable s'étant produit à l'étranger, la loi applicable serait la lex loci delicti, en l'espèce la loi belge, laquelle considérerait que la cause du paiement ne se trouve pas dans la faute du tiers responsable, mais dans l'application des règles statutaires, et refuserait par suite tout recours.
Appel fut formé sur ce point devant la Cour supérieure de justice du Grand-Duché, et, l'incidence de l'article 52 sur l'espèce ayant été évoquée au cours de la procédure, un arrêt du 20 mai 1969 vous a saisis de trois questions que nous examinerons successivement.
I
Rappelons d'abord le texte de l'article 52 dont l'interprétation est demandée :
«Si une personne qui bénéficie de prestations en vertu de la législation d'un État membre pour un dommage survenu sur le territoire d'un autre État a, sur le territoire de ce deuxième État, le droit de réclamer à un tiers la réparation de ce dommage, les droits éventuels de l'institution débitrice à l'encontre du tiers sont réglés comme suit :
a) lorsque l'institution débitrice est subrogée, en vertu de la législation qui lui est applicable, dans les droits que le bénéficiaire détient à l'égard du tiers, chaque État membre reconnaît une telle subrogation ;
b) lorsque l'institution débitrice a un droit direct contre le tiers, chaque État membre reconnaît ce droit.
L'application de ces dispositions fera l'objet d'accords bilatéraux.»
La première question est libellée dans les termes suivants :
«La notion de travailleur migrant dont question à l'article 52 du règlement no 3 du 25 septembre 1958 concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants est-elle applicable au salarié ayant au Grand-Duché tant son lieu de travail que sa résidence, mais qui est devenu, lors d'une randonnée de plaisir, victime d'un accident de la circulation par la faute d'un tiers, sur le territoire d'un autre État membre, en l'espèce en territoire belge?»
Deux points préoccupent ainsi la juridiction luxembourgeoise :
— L'article 52 — et plus généralement le règlement no 3 — ne concerne-t-il que les travailleurs migrants stricto sensu, c'est-à-dire ceux qui ont occupé successivement un emploi dans deux ou plusieurs États de la Communauté, ou plus généralement les travailleurs salariés, affiliés à un régime de sécurité sociale de l'un quelconque des six États, qui se déplacent dans un autre État?
— Cet article peut-il en tout cas recevoir application quand le déplacement est dépourvu de tout lien avec le travail ?
Sur ces deux points votre jurisprudence s'est prononcée à plusieurs reprises et avec une telle netteté qu'il nous paraît exclu que l'on puisse remettre en discussion les solutions adoptées.
— Sans nous arrêter aux indications que l'on peut tirer, au moins implicitement, de l'arrêt Unger du 19 mars 1964 (75-63, Recueil, X-1964, p. 353), nous rappellerons simplement l'arrêt Bertholet du 11 mars 1965 (31-64, Recueil, XI-1965, p. 118), d'après lequel il suffit, pour que l'article 52 soit applicable, que l'intéressé bénéficie de prestations en vertu de la législation d'un État membre pour un dommage survenu sur le territoire d'un autre État et ait sur le territoire de ce deuxième État le
droit de réclamer à un tiers la réparation de ce dommage, solution que l'on retrouve dans l'arrêt Van Dijk du même jour (33-64, Recueil, XI-1965, p. 140). C'est la traduction sur le plan de l'article 52 — qui d'ailleurs n'emploie pas l'expression de travailleur migrant — de la conception très large que vous vous faites du champ d'application ratione personae du règlement no 3.
La principale hésitation du juge luxembourgeois vient sans doute de ce que l'accident qui est à l'origine de l'affaire, non seulement est sans lien avec le travail, mais s'est produit au cours d'une «randonnée de plaisir», pour reprendre les termes de l'arrêt de renvoi. Le dossier nous apprend en effet que les deux automobilistes se rendaient en Belgique pour y continuer une nuit joyeusement commencée au Grand-Duché, ce qui a conduit les premiers juges à ordonner une enquête aux fins d'établir si le
pilote était en état de conduire sa voiture.
Il ne semble pas cependant qu'il y ait lieu de prendre en considération cet aspect particulier, même s'il peut apparaître choquant au premier abord. D'après vos arrêts déjà cités, la condition indiquée plus haut suffit, sans qu'il y ait lieu de rechercher si le fait dommageable a ou non un rapport avec le travail. Dans l'affaire Van Dijk par exemple, l'accident s'était produit alors que la victime se promenait un jour de congé; l'heure de cette promenade, les conditions dans lesquelles elle s'est
déroulée ne peuvent faire écarter l'application de l'article 52. Nous ne pouvons donc que vous proposer de confirmer la réponse que vous avez déjà faite.
II
Le juge luxembourgeois vous demande ensuite si l'article litigieux est applicable au cas où le débiteur des prestations exerce son action non pas devant la juridiction étrangère, mais devant sa juridiction nationale.
C'est ici que se trouve la singularité de l'affaire, et il faut pour la comprendre rappeler l'hypothèse visée par l'article 52.
Un travailleur d'un État membre, victime d'un accident sur le territoire d'un autre État membre, peut à la fois recevoir des prestations de sécurité sociale en vertu de sa législation nationale et réclamer réparation au tiers auteur du dommage devant les tribunaux du deuxième État et selon la loi de cet État. Comment fixer dans ce cas les droits à l'égard du tiers de l'institution qui a versé les prestations? L'article 52 règle la question par un renvoi à la loi applicable à cette institution: si
cette dernière est subrogée en vertu de sa législation propre, ou si elle a un droit direct, chaque État membre reconnaît cette subrogation ou ce droit. Il s'agit donc, comme on l'a dit, d'une règle de conflit de lois destinée à arbitrer entre des solutions nationales divergentes.
Le juge saisi appliquera normalement sa loi nationale — qui est la lex loci delicti — à l'action en réparation de la victime contre le responsable, mais non pas au droit de recours de l'institution qui a versé des prestations contre ce même responsable. Sur ce point, il sera renvoyé à la législation du pays de cette institution.
Mais l'article 52 ne mentionne que le cas où la juridiction saisie est celle de l'État sur le territoire duquel l'accident s'est produit. Or ici, sans doute parce que les deux parties au litige étaient de nationalité luxembourgeoise, c'est devant les tribunaux du Grand-Duché que l'action a été portée.
A s'en tenir au texte, il faudrait donc répondre que l'article 52 ne trouve pas son application; ce serait donc d'après le droit luxembourgeois — éventuellement d'après le droit international privé de ce pays — que devrait être réglée toute la question, tant du recours de la victime que de celui de l'institution de sécurité sociale substituée. Peut-être arriverait-on en définitive à une solution identique à celle du règlement, mais par une voie qui serait nationale et non communautaire.
Cependant, la Commission fait valoir que si les auteurs du règlement ont tenu compte du plerumque fit, la règle a une portée générale et doit s'appliquer même au cas où l'action est exercée devant une juridiction nationale. Pour justifier cette solution, elle rappelle que la subrogation prévue à l'article 52 en faveur des institutions nationales de sécurité sociale constitue, ainsi que vous l'avez dit, «le complément logique et équitable de l'extension des obligations desdites institutions sur
l'ensemble du territoire de la Communauté».
Cet argument, joint à l'intérêt que présente l'unification des règles applicables à la situation de ces organismes, nous conduit, non sans de sérieuses hésitations qu'explique le libellé de l'article 52, à vous proposer de répondre affirmativement à la question posée par la Cour supérieure de justice du Grand-Duché.
III
Enfin, dans sa troisième question qui se subdivise en réalité en deux, le juge luxembourgeois rappelle que l'article 52, b, prévoit l'hypothèse d'un «droit direct» au profit du débiteur des prestations. Il vous demande de quel droit ou action il peut s'agir dans l'esprit des auteurs du règlement et si ce droit peut être invoqué sans avoir fait l'objet d'un accord bilatéral préalable belgo-luxembourgeois, l'accord existant du 16 novembre 1959 étant limité à l'article 52, a, qui vise la subrogation
légale.
On a beaucoup discuté, soit dans les observations écrites, soit à la barre, sur le sens et la portée de ce dernier accord. Certains ont entendu tirer parti du terme «substituer» qui y figure et qui leur paraît plus large que le terme «subroger» de l'article 52, a, pour en conclure qu'il vise également l'hypothèse de l'existence d'un droit direct; d'autres se sont appuyés sur les travaux préparatoires de la loi luxembourgeoise approuvant cet instrument diplomatique pour soutenir qu'il ne concernait
que la subrogation légale au sens propre. Nous pensons qu'il n'y a pas lieu d'entrer dans ce débat; en effet, si par une démarche tout à fait inhabituelle, qui s'explique par les conditions d'élaboration du règlement, l'article 52 prévoit pour son application des accords bilatéraux, ceux-ci n'en conservent pas moins leur caractère juridique propre et ne sont pas intégrés au règlement; ils ne constituent pas une disposition de droit communautaire qu'il vous appartiendrait d'interpréter, ce que
demande plus ou moins nettement le juge luxembourgeois (Caisse régionale de sécurité sociale du Nord de la France contre Torrekens, 7 mai 1969, Recueil, XV-1969, p. 126).
Vous devez vous en tenir au règlement no 3, et, ainsi entendue, la question posée nous paraît appeler la réponse suivante. En premier lieu, la juridiction saisie de l'action en indemnité de la victime contre le tiers, doit, en vertu de l'article 52, reconnaître la subrogation légale ou le droit direct de l'institution débitrice, lorsque cette subrogation ou ce droit direct existe en vertu de la législation applicable à l'institution. Seule cette législation peut donc fixer ce qu'il faut entendre par
ces deux notions, et c'est à elle que le juge doit se référer pour en apprécier la portée et le contenu exacts, sans qu'il puisse, semble-t-il, être dégagé sur ce point une notion communautaire.
D'autre part, vos arrêts antérieurs ont posé de façon très nette le principe que les dispositions de l'article 52, alinéa 1, du règlement no 3 sont applicables dès avant la conclusion entre les États membres intéressés de l'accord bilatéral visé au second alinéa de cet article, et la règle vaut aussi bien pour la reconnaissance du droit direct que pour celle de la subrogation légale. Vous reconnaissez à cet accord pour seule raison d'être et pour seul objet de déterminer entre les États contractants
les «détails d'application éventuels» afin de faciliter l'adaptation du droit interne aux règles communautaires. Cette conception a pour conséquence que, si un accord bilatéral peut aménager les conditions dans lesquelles sera appliquée la loi nationale prévoyant la subrogation, il ne pourrait, sans violer le droit communautaire, exclure l'application d'une législation qui comporterait cette subrogation, et il en serait de même pour une législation reconnaissant un droit direct. La conclusion d'un
tel accord constituerait pour les États contractants un manquement aux obligations qui leur incombent en vertu du traité et relèverait de la procédure de l'article 169, mais il s'agit là d'une hypothèse toute théorique.
En définitive, nous concluons à ce qu'il soit répondu affirmativement aux deux premières questions; s'agissant de la troisième, que le droit direct visé à l'article 52, b, du règlement no 3 est celui qui est reconnu par la législation applicable à l'institution débitrice, et que ce droit peut être invoqué même en l'absence de l'accord bilatéral visé au second alinéa du même article.