CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 29 OCTOBRE 1969 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Les deux affaires dans lesquelles nous sommes appelés à présenter nos conclusions ayant été plaidées au cours de la même audience, le 2 octobre dernier, nous nous croyons autorisé à les réunir aujourd'hui dans notre exposé, en dépit du fait que la jonction n'en a pas encore été ordonnée. Ces procès soulèvent tous deux des problèmes qui résultent du niveau auquel la République française a maintenu, au delà du 1er novembre 1968, le taux de réescompte préférentiel pour les créances nées d'opérations à
l'exportation. Une vue précise des événements qui ont fait surgir ces problèmes est nécessaire pour pouvoir porter un jugement sur eux.
Il y a longtemps qu'il existe en France des taux de réescompte préférentiels pour les créances nées d'opérations à l'exportation (disons, pour simplifier: des taux privilégiés). Ce qu'il importe de savoir ici, c'est qu'après une période au cours de laquelle un taux identique a été appliqué aux créances intérieures et aux créances nées sur l'étranger, l'écart entre les taux respectivement appliqués aux premières et aux secondes a été rétabli, en avril 1957, par suite de la décision de la Banque de
France de relever le taux applicable pour les créances intérieures (nous l'appellerons le taux de droit commun), tout en maintenant à 3 % le taux en vigueur pour les créances nées sur l'étranger. Comme ce dernier était applicable pour toutes les opérations à l'exportation, quelle que soit la nature des marchandises vendues, les autorités communautaires n'ont jamais cru devoir intervenir dans le cadre du traité C.E.C.A., et cela jusqu'à l'été de 1968. En revanche, la Commission de la C.E.E. s'est
occupée du problème dès 1964, et elle a notamment essayé de lui trouver une solution au moyen des dispositions du traité relatives aux aides. Relevons à cet égard une lettre adressée le 4 mai 1964 par le président de la Commission au ministre français des affaires étrangères. Elle avait trait à tout un ensemble de mesures d'aide adoptées par le gouvernement français, auquel, en application de l'article 93 du traité C.E.E., la Commission proposait notamment de supprimer dans les meilleurs délais, à
tout le moins pour les créances nées sur pays membres, le taux privilégié, inférieur d'un demi-point au taux de droit commun. Le gouvernement français ne s'est cependant pas rallié à cette proposition. Il a répondu à la Commission le 4 septembre 1964 en mettant l'accent sur l'idée que la disparité des taux s'expliquait par des impératifs d'ordre monétaire interne, et non par le souci d'octroyer une aide à l'exportation. Après avoir ajouté qu'il ne paraissait pas justifié d'isoler l'un des éléments
qui entrent en ligne de compte dans la détermination du coût des crédits, il déclarait, pour conclure, qu'une modification du taux privilégié appliqué en France ne pouvait être envisagée tant que des progrès n'auraient pas été accomplis en ce qui concerne l'harmonisation des politiques monétaires et financières. Dans une lettre adressée au gouvernement français le 12 juin 1965, la Commission a alors réitéré sa demande, en relevant que la France restait le. seul État membre à maintenir une disparité
entre ses taux de réescompte, depuis que la Belgique s'était déclarée disposée à supprimer les écarts en vigueur (intention à laquelle elle a donné suite avec effet au 1er janvier 1969). La Commission informait en outre la République française qu'elle avait décidé d'engager la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité C.E.E. Mais cette démarche n'a pas eu davantage d'effets. Le gouvernement français a persisté à soutenir que la Commission n'était pas justifiée à se placer sur le
terrain de l'article 92, aucune distorsion sérieuse des conditions de concurrence ne résultant de la disparité des taux de réescompte pour le crédit à court terme. Le 11 avril 1968, la Commission a ensuite adressé au gouvernement français un nouvel appel pressant, dans lequel elle déclarait qu'en raison de la mise en place de l'union douanière, au 1er juillet 1968, il lui paraissait particulièrement souhaitable que les taux de réescompte préférentiels soient supprimés au plus tard pour cette date.
En fait, à cette époque, un rapprochement des points de vue semblait se dessiner. Du moins peut-on noter que, le 13 mai 1968, le gouvernement français informait la Commission qu'il étudiait les conditions dans lesquelles le taux de réescompte préférentiel applicable aux crédits à court terme pourrait être supprimé à la date du 1er juillet 1968.
Mais entre temps la France dut faire face aux troubles que vous savez, et notamment à une grave crise sociale. En raison de ses répercussions sur l'économie du pays, le gouvernement français a estimé qu'il ne lui serait pas possible de concrétiser dans les faits l'intention qu'il avait exprimée précédemment. Par lettre adressée à la Commission le 12 juin 1968, il l'a dès lors informée qu'en raison d'un relèvement important des salaires et compte tenu des modifications que la France devait apporter à
son tarif douanier, elle pourrait se voir contrainte de demander l'autorisation d'adopter des mesures de sauvegarde, par application de l'article 226 du traité C.E.E. En attendant, affirmait le gouvernement français, il devait lui être possible de prendre immédiatement certaines mesures, et entre autres dans le domaine du taux de réescompte appliqué aux crédits à court et à moyen terme. Il concluait en déclarant «attendre de la Commission qu'elle accepte que le taux actuel de mobilisation des
créances nées à l'exportation soit abaissé d'un point». Dans un aide-mémoire du 16 juin 1968, compte ténu des difficultés qui s'étaient manifestées, la Commission s'est déclarée disposée à réexaminer la compatibilité des mesures en question avec les dispositions de l'article 92 du traité C.E.E., et elle ajoutait qu'en attendant, elle cesserait de poursuivre la procédure qu'elle avait engagée en application de l'article 93, paragraphe 2. Dans un aide-mémoire du 24 juin 1968, le gouvernement français
a alors annoncé à la Commission que, sur la base des dispositions du traité ouvrant aux États membres la possibilité de prendre des mesures d'urgence, la décision avait été prise de ramener temporairement le taux privilégié de 3 % à 2 % avec effet du 1er juillet 1968. En outre, le 26 juin, il a précisé que les mesures rendues applicables par la France se fondaient sur les articles 104 à 109 du traité C.E.E., et principalement sur l'article 108, paragraphe 1, et l'article 109; en ce qui concerne les
produits relevant de la C.E.C.A., il déclarait que la question était encore à l'examen. Par un aide-mémoire du 28 juin 1968, la Commission a répondu qu'elle doutait que les mesures adoptées par le gouvernement français n'excèdent les limites strictement indispensables pour remédier aux difficultés dont il avait fait état. Elle l'informait par la même occasion qu'elle poursuivait la procédure prévue à l'article 108 du traité C.E.E., qu'en d'autres termes elle allait consulter le Comité monétaire et
recommander au Conseil le concours mutuel; en ce qui concerne le secteur sidérurgique, elle se référait aux procédures prévues par les articles 37 et 67 du traité C.E.C.A. Le 30 juin 1968, parut ensuite au Journal officiel de la République française un avis de la Banque de France, aux termes duquel son conseil général avait adopté les décisions suivantes dans sa séance du 27 juin 1968 :
«Le taux d'escompte des effets créés en mobilisation de créances nées sur l'étranger est ramené de 3 % à 2 % jusqu'au 31 décembre 1968; pour les créances à moyen terme, le nouveau taux ne sera applicable qu'aux effets mobilisant des opérations relatives aux contrats d'exportation conclus postérieurement au 27 juin 1968. Les autres taux pratiqués par la Banque de France ne sont pas modifiés.»
C'est alors que, le 6 juillet 1968, en application de l'article 67 du traité C.E.C.A. et après consultation du Comité consultatif et du Conseil de ministres, la Commission a adopté une décision, qui, notifiée le jour même au gouvernement français, a été publiée dans le no L 159 du Journal officiel des Communautés. Le gouvernement de la République française s'y voyait autorisé, jusqu'au 31 janvier 1969, à accorder aux entreprises sidérurgiques françaises diverses aides, sur les modalités desquelles
il avait au préalable donné son accord. En ce qui concerne le taux de réescompte préférentiel, la décision disposait qu'il ne pouvait être inférieur à 2 % et que l'avantage accordé aux exportateurs ne pouvait excéder 3 points durant la période prenant fin le 31 octobre 1968 et 1,5 point durant la période allant du 1er novembre 1968 au 31 janvier 1969. En outre, le 23 juillet 1968, les recommandations qu'elle avait émises dans le cadre de l'article 108 du traité C.E.E. de même que le concours mutuel
accordé par directive du Conseil du 20 du même mois s'étant révélés insuffisants, la Commission arrêta, au titre du paragraphe 3 dudit article 108, une autre décision, autorisant la République française à accorder certaines aides supplémentaires en faveur de l'exportation à destination des autres États membres. Parmi ces aides figurait de nouveau le taux de réescompte préférentiel pour les créances extérieures, mais applicable cette fois-ci quelle que soit la nature des produits exportés. La
présente décision soumettait d'ailleurs ce taux aux mêmes conditions que celles qui avaient été fixées dans la décision du 6 juillet 1968. Elle a été notifiée au gouvernement français par lettre du 23 juillet 1968 et publiée au Journal officiel des Communautés no L 178, portant la date du 25 juillet 1968.
La République française n'a demandé l'annulation ni de l'une ni de l'autre de ces décisions dans les délais prévus par les traités.
Et pourtant, à l'échéance du 1er novembre 1968, le gouvernement français n'a pas exécuté l'obligation, que lui imposaient ces décisions, de réduire l'écart entre le taux privilégié et le taux normal, plus précisément de ramener cet écart à 1,5 point. Il a maintenu le taux préférentiel au niveau de 2 %, alors que le taux de droit commun était de 5 %, depuis le 5 juillet. Une communication du 5 novembre du ministre français des affaires étrangères informa le président de la Commission que le taux
privilégié demeurerait fixé à 2 % jusqu'au 31 décembre 1968.
La Commission a considéré qu'en agissant ainsi, la République française avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des traités. Sans tarder, elle s'est dès lors mise en devoir d'en tirer les conséquences qui s'imposaient, ce qui, comme on le sait, impliquait une procédure différente selon qu'était en jeu le traité de Rome ou le traité de Paris.
Le 9 novembre, elle a commencé par adresser au gouvernement français une lettre l'invitant à prendre position, dans un délai de 15 jours, sur le grief d'infraction aux dispositions des traités, en d'autres termes elle a mis la République française en mesure de présenter ses observations, conformément à ce qu'exigent et l'article 88 du traité C.E.C.A. et l'article 169 du traité C.E.E. Quelques jours plus tard, exactement le 12 novembre, la Banque de France a fixé à 6 % son taux de réescompte de droit
commun, accroissant ainsi d'un point supplémentaire l'écart qui le séparait du taux privilégié. Le 13 décembre 1968, le Représentant permanent de la France informa la Commission qu'en raison des circonstances dans lesquelles se trouvait le pays, il paraissait impossible au gouvernement français de ramener cet écart à 1,5 point, mais il ajoutait qu'à compter du 31 décembre le taux préférentiel serait fixé à 4 %, ce qui aurait pour effet de réduire l'écart à 2 points.
La Commission a estimé ne pas pouvoir admettre cette prise de position. Aussi, le 18 décembre, selon les formes prévues à l'article 169 du traité C.E.E., a-t-elle émis un avis motivé constatant que la République française manquait à l'une des obligations qui lui incombaient en vertu de la décision de la Commission du 23 juillet 1968 et l'invitant dès lors à prendre les mesures requises pour mettre fin à l'infraction dans le délai de 21 jours. C'est également le 18 décembre qu'en application de
l'article 88 du traité C.E.C.A., la Commission a pris une décision constatant que la République française avait enfreint les dispositions de la décision du 6 juillet 1968 et lui fixant un délai de 21 jours pour s'y conformer. L'avis motivé et la décision furent notifiés au gouvernement français par une lettre datée du 20 décembre.
Le 26 décembre 1968, ledit gouvernement a répondu en déclarant que, dans le contexte général de sa politique monétaire, il estimait opportun qu'à compter du 1er janvier 1969 le taux privilégié soit fixé à 3 % pour la totalité des exportations (c'est-à-dire à un niveau qui laissait subsister un écart de 3 points par rapport au taux de droit commun). Et effectivement, le 27 décembre 1968, le Journal officiel de la République française publiait un avis de la Banque de France, aux termes duquel son
conseil général, dans sa séance du 26 décembre 1968, avait décidé de porter de 2 à 3 % à compter du 1er janvier 1969, le taux d'escompte des effets créés en mobilisation de créances nées sur l'étranger.
Il apparaissait des lors que la République française ne s'était pas conformée à l'avis émis par la Commission, et c'est ce qui a déterminé cette dernière à saisir la Cour, en application de l'article 169 du traité C.E.E. Sa requête vous est parvenue le 31 janvier 1969. En ce qui concerne la décision du 18 décembre 1968 prise dans le cadre du traité C.E.C.A., le procès est né à l'initiative de la République française. A son tour, celle-ci a formé un recours, lequel a été enregistré au greffe le
28 février 1969.
Récapitulons les conclusions sur lesquelles vous êtes appelés à vous prononcer :
La Commission vous demande de constater que la République française
— en maintenant, du 1er novembre 1968 au 31 décembre 1968, un taux de réescompte préférentiel de 2 % pour les créances nées d'opérations à l'exportation alors que le taux de droit commun était initialement de 5 % avant d'être porté à 6 % le 12 novembre 1968
— et en rendant applicable, à compter du 1er janvier 1969, un taux de réescompte préférentiel pour ces mêmes créances, porté à 3 %, alors que le taux de droit commun était à cette date, et demeure à ce jour fixé à 6 %
accorde à ses entreprises exportatrices, dans le domaine des relations intracommunautaires, un taux de réescompte préférentiel pour leurs créances nées d'opérations à l'exportation, leur procurant un avantage supérieur à 1,5 point
et a ainsi manqué à l'une des obligations qui lui incombent en vertu de l'article 2, paragraphe 1, b, de la décision de la Commission en date du 23 juillet 1968, prise en vertu de l'article 108, paragraphe 3, du traité C.E.E.
Le gouvernement français vous demande de constater que la Commission
1o N'avait pas le pouvoir, en application de l'article 67 du traité C.E.C.A. d'autoriser une mesure qui relève de la compétence des États membres;
2o N'avait pas le pouvoir d'assortir cette autorisation d'une obligation de réduire à 1,5 point au 31 octobre 1968 et de supprimer au 31 janvier 1969 l'écart existant entre le taux de réescompte de droit commun et le taux de réescompte préférentiel;
3o Ne pouvait prendre régulièrement la décision attaquée, celle-ci étant fondée sur une décision antérieure illégale ;
4o N'aurait pu qu'adresser au gouvernement français une recommandation prévue par l'article 67, paragraphe 2, alinéa 3, du traité C.E.C.A.
Subsidiairement, le gouvernement requérant demande de constater que la décision du 18 décembre 1968 est illégale, parce que la Commission n'a pas tenu compte des circonstances nouvelles qui entraînaient le retrait de l'accord du gouvernement français relatif à la durée de la mesure faisant l'objet d'une autorisation et parce qu'elle a imposé audit gouvernement une action de nature à créer une distorsion de concurrence.
Enfin, le gouvernement de la République française vous demande d'annuler la décision du 18 décembre 1968 et de dire qu'il peut maintenir, sans contrevenir aux obligations du traité C.E.C.A., un taux de réescompte préférentiel pour les créances nées sur l'étranger.
Tels sont les points qui divisent les parties dans ce double procès, dont nous allons entreprendre à présent la discussion juridique.
1. Avant d'entrer dans le détail de notre analyse, il nous paraît indispensable de bien préciser quel est l'objet du litige. Votre examen ne doit porter que sur le reproche fait au gouvernement français d'avoir contrevenu aux décisions arrêtées par la Commission en juillet 1968, en tant que celles-ci lui imposaient de réduire au 1er novembre 1968 l'écart qui séparait le taux privilégié applicable aux créances nées sur l'étranger du taux de droit commun. Cela ressort nettement de l'article 1 de la
décision du 18 décembre 1968, qui, dans le cadre de la procédure prévue à l'article 88 du traité C.E.C.A., constatait que la République française se trouvait avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité. Mais cela ressort également des conclusions prises par la Commission dans l'instance qu'elle a engagée le 31 janvier 1969 en application de l'article 169 du traité C.E.E. instance qui, ayant pour objet de faire constater que la République française ne s'est pas conformée à
l'avis motivé du 18 décembre 1968, vise une infraction au traité que la France se trouvait avoir commise, et concerne donc, elle aussi, le passé. Ce n'est pas le comportement du gouvernement français après le 31 janvier 1969 qui est en cause ici. Cette observation pourrait avoir son utilité, si on considère les termes tout à fait généraux dans lesquels le gouvernement français a formulé ses conclusions tendant à faire constater qu'il a le droit de maintenir un taux de réescompte préférentiel pour
les créances nées sur l'étranger sans contrevenir aux dispositions du traité C.E.C.A.
2. L'argument principal que le gouvernement français invoque pour se défendre du grief d'infraction aux dispositions des traités vous est présent à l'esprit. Il fait valoir que les décisions auxquelles la Commission lui reproche de ne pas s'être conformé sont illégales et que, dès lors, toute base juridique fait défaut, tant à la décision prise le 18 décembre 1968 en application de l'article 88 du traité C.E.C.A. qu'aux conclusions présentées par l'institution requérante dans l'instance qu'elle a
engagée en application de l'article 169 du traité C.E.E.
Pour combattre la tentative que fait ainsi le gouvernement français d'étendre le débat de la présente instance à la mise en question de la régularité des décisions dont il s'agit de sanctionner la méconnaissance, la Commission se réfère avec insistance à la jurisprudence de la Cour. A plusieurs reprises déjà (et notamment dans l'arrêt rendu le 8 mars 1960 dans l'affaire 3-59 ( 2 )), la Cour a effectivement relevé que l'État membre n'est pas recevable à soulever ainsi l'exception d'illégalité dans
une instance fondée sur l'article 88 du traité C.E.C.A. Ce qui l'a déterminée à affirmer cette interdiction, c'est l'«exigence… d'empêcher que la légalité des décisions administratives soit remise en cause indéfiniment». Nous croyons que, dans l'intérêt de la paix et de la sécurité juridique, il est indispensable de s'en tenir fermement à cette jurisprudence. Mais dès lors que nous en adoptons les principes, nous ne pouvons effectivement que rejeter comme irrecevables les moyens articulés par le
gouvernement français contre la décision du 6 juillet en tant qu'elle constitue le support juridique de la décision qu'il attaque. En outre, tout comme la Commission, nous estimons qu'il convient d'appliquer des principes analogues lorsqu'il s'agit de constater un manquement aux obligations qui découlent du traité C.E.E., nonobstant le fait que la procédure prévue à cette fin n'est pas identique à celle qu'institue le traité de Paris. Le traité C.E.E. exige, lui aussi, que les décisions soient
respectées, alors que l'annulation n'en a pas été poursuivie en justice. En revanche, il serait incompatible avec les exigences de la sécurité juridique que les décisions qui n'ont pas été attaquées puissent être remises en question au cours de la procédure prévue par l'article 169 pour faire sanctionner le non-respect de leurs dispositions. Un argument en faveur de cette thèse découle notamment de l'article 184 du traité C.E.E., aux termes duquel c'est à l'égard des seuls règlements que
l'expiration du délai de recours ne fait pas obstacle à l'exception d'illégalité, cependant que rien de semblable n'est prévu pour les décisions (or, c'est de décisions qu'il est question dans la présente espèce). La seule conclusion à laquelle peuvent mener ces considérations; brèves sans doute, mais en tout cas décisives, c'est qu'il faut refuser d'avoir égard dans la présente instance à tout ce qui nous entraînerait sur le terrain d'un pur contrôle de la légalité des décisions prises par la
Commission les 6 et 23 juillet 1968.
3. Tout au plus conviendrait-il d'examiner si les griefs que le gouvernement français articule contre ces décisions ne font pas apparaître que, notamment en raison de violations des règles de compétence, ces mesures sont entachées de vices d'une gravité telle qu'il faudrait au fond y voir des actes nuls de plein droit, dont il est évidemment permis de ne pas tenir compte, même en l'absence d'annulation judiciaire. C'est à cet examen-là que nous allons nous livrer à présent, étant entendu qu'il
s'agira, non d'un contrôle approfondi de légalité (dont il ne saurait être question), mais uniquement d'un examen sommaire, axé principalement sur les règles de compétence, auquel nous procéderons pour nous assurer que les décisions ne présentent pas de vices graves et manifestes à cet égard.
a) Examinons d'abord la décision du 6 juillet 1968, à propos de laquelle, comme vous le savez, le gouvernement français expose trois ordres de considérations. Il fait valoir que la Commission a pris position sur une mesure de politique monétaire, qui relève de la seule compétence des États membres.
Il fait ensuite observer qu'il s'agissait d'une mesure de portée générale, et non pas d'une mesure spécifique, applicable au seul secteur du charbon ou de l'acier. Il soutient enfin que l'article 67 du traité C.E.C.A., sur lequel se fonde la décision, n'attribue à la Commission que le pouvoir d'adresser des recommandations, dans des situations telles que celle qui était apparue en France.
— En ce qui concerne la première de ces observations, il est indubitable que le maniement du taux de l'escompte est un instrument de politique monétaire, ce qui revient à dire qu'il appartient à un secteur relevant en principe (ainsi qu'il ressort des articles 26 et 71 du traité C.E.C.A.) de la compétence retenue des États membres. Mais cela ne signifie pas qu'aucune compétence ne saurait être reconnue aux autorités communautaires dans ce domaine. La Commission n'a pas tort quand elle relève
que les taux de réescompte préférentiels appliqués aux effets de mobilisation des créances extérieures peuvent constituer une aide à l'exportation, si on s'en réfère à la définition générale des subventions que la Cour a donnée dans son arrêt du 23 février 1961 dans l'affaire 30-59 ( 3 ). Il en résulte que, si la mesure dont il s'agit a été spécifiquement conçue au bénéfice des entreprises du secteur du charbon et de l'acier, l'interdiction énoncée à l'article 4, c, du traité C.E.C.A. peut
s'appliquer. Mais dans ce cas il est possible aussi (dans des circonstances exceptionnelles) que, par dérogation à cette interdiction, la Commission permette à l'État membre d'adopter certaines mesures, et il va de soi que cette autorisation sera accordée sous la forme d'une décision et pourra être assortie de conditions.
— Si nous examinons l'article 67 du traité C.E.C.A., sur lequel se fondait la décision du 6 juillet, nous devrons reconnaître qu'au paragraphe 2, alinéa 2, il attribue, lui aussi, à la Commission le pouvoir d'autoriser des aides. Le gouvernement français objecte, il est vrai, qu'il ne peut s'agir que d'aides spécifiques en faveur des entreprises du secteur C.E.C.A., alors que les mesures qu'il a prises en matière de taux de réescompte ont une portée générale. Toutefois, dans le cadre de
l'examen sommaire auquel nous nous livrons en ce moment, nous pourrions, pour écarter cette objection, nous contenter de relever qu'en juillet 1968 le gouvernement français n'a pas formulé de réserves lorsqu'il a participé aux réunions du Conseil, qui avait été consulté sur ces questions, et qu'en outre il a donné son accord aux mesures prises par la Commission, ce qui revient à dire qu'il a reconnu que ces dernières trouvaient leur base juridique dans l'article 67, paragraphe 2, alinéa 2,
du traité C.E.C.A., lequel prévoit un tel «accord». Mais en outre, on peut considérer comme parfaitement défendables les considérations exposées par la Commission à l'appui de sa thèse, c'est-à-dire pour démontrer que la décision du 6 juillet 1968 autorisait réellement des mesures spécifiquement conçues au bénéfice de l'industrie sidérurgique. Voici comment la Commission raisonne: les mesures décrétées en premier lieu par les autorités françaises ayant été prises unilatéralement sur la base
des articles 104 à 109 du traité C.E.E., leur validité ne pouvait être que temporaire. Il était dès lors impossible d'exclure l'éventualité qu'en application de l'article 109, paragraphe 3, le Conseil décide que la France devait modifier, suspendre ou supprimer ces mesures (par exemple dans le cas où le concours mutuel qu'avait recommandé la Commission se serait révélé suffisant); il n'était pas exclu non plus, poursuit la Commission, qu'elle-même, en autorisant ultérieurement, sur la base
de l'article 108, l'application du taux préférentiel pour toutes les créances, en vienne à fixer des conditions plus rigoureuses que celles qui avaient été établies tout d'abord à l'égard des entreprises charbon-acier, pour lesquelles cette mesure avait une moindre portée. En effet, le gouvernement français avait déclaré lui-même que le taux de réescompte préférentiel n'a qu'une incidence réduite sur les opérations à l'exportation du secteur sidérurgique, qui s'effectuent généralement à
court terme. En considérant la situation de ce point de vue, c'est-à-dire en estimant que, compte tenu des règles instituées par les articles 108 et 109 du traité C.E.E., il n'était pas certain le 6 juillet que les mesures adoptées par les autorités françaises avaient une portée générale, la Commission était donc fondée à penser que les mesures qu'elle autorisait à cette date étaient spécifiquement applicables en faveur des entreprises du charbon et de l'acier. Nul doute, par conséquent,
qu'en ce qui concerne l'article 67, paragraphe 2, alinéa 2, du traité C.E.C.A. nous ne saurions pas davantage parler d'entorse manifeste aux règles de compétence.
— Il en va de même en ce qui concerne les dispositions de l'article 67 prévoyant que, dans certaines conditions, l'État membre se voit adresser de simples recommandations. Ce qui nous paraît décisif, en effet, c'est que la Commission n'a pas considéré que les conditions auxquelles ces dispositions-là entrent en jeu étaient réalisées; c'est sur l'accroissement du coût de la production par suite du relèvement des salaires qu'elle a fondé sa décision, ce qui revient à dire qu'elle a mis l'accent
sur les critères auxquels se réfère le paragraphe 2 de l'article 67. Lors de l'adoption de la décision, rappelons-le, le gouvernement français s'était rallié à cette manière de considérer les choses et, dans ces conditions, il ne saurait être question de parler à présent d'une infraction manifeste aux dispositions de l'article 67. Il apparaît dès lors qu'aucune des observations formulées par le gouvernement français ne peut nous amener à conclure que la décision du 6 juillet 1968 présente
des vices d'une gravité telle que la République française pouvait se croire dispensée de s'y conformer, alors même que cette décision n'avait pas été formellement annulée.
b) Soumettons maintenant à un examen sommaire analogue la décision du 23 juillet 1968.
— A son propos également, invoquant l'article 104 du traité C.E.E., le gouvernement français soutient en premier lieu que les modifications du taux de l'escompte constituent des mesures de politique monétaire et que, dès lors, elles relèvent exclusivement de la compétence des États membres, la seule obligation qui leur incombe étant de coordonner leurs politiques en matière monétaire, et cela en vertu de l'article 105. Cette thèse n'est pas parfaitement exacte, et, pour le démontrer, il suffit
d'observer que le gouvernement français lui-même s'est référé à l'article 109 combiné avec l'article 108 au moment d'édicter les mesures qu'il croyait devoir prendre. Or, l'article 108 prévoit que la Commission peut intervenir, elle aussi, en accordant à l'État membre en difficulté l'autorisation d'adopter des mesures de sauvegarde, dans le cas où le concours mutuel qu'elle a recommandé n'est pas accordé ou paraît insuffisant. Il en résulte qu'en ce domaine, la Commission a réellement le
pouvoir d'adopter des décisions, et de fixer dès lors certaines conditions auxquelles les mesures de sauvegarde qu'elle autorise doivent satisfaire. Cette constatation est suffisante, dans le cadre de l'examen sommaire auquel nous nous livrons en ce moment. Il n'est en revanche pas nécessaire de vérifier si les mesures de sauvegarde autorisées par la Commission en application de l'article 108 peuvent concorder avec celles que l'État membre a adoptées unilatéralement en vertu de
l'article 109, ni si la décision du 23 juillet 1968 portait, en réalité, non seulement sur l'autorisation de modifier le taux privilégié, mais sur son existence même (point pour lequel la Commission nous a fourni une démonstration plausible en se référant à la demande dont l'avait saisie le gouvernement français le 12 juin 1968).
— En second lieu, le gouvernement français fait valoir que la Commission n'avait pas à autoriser les mesures qu'il a prises, pour la bonne raison que celles-ci ne constituaient pas des aides. Pour le soutenir, il se réfère principalement aux critères qu'énonce spécialement l'article 92 du traité C.E.E. Examinons donc ce texte de plus près. L'article 92 exige tout d'abord qu'il s'agisse d'aides «favorisant certaines entreprises ou certaines productions». Tout comme la Commission, nous croyons
toutefois que cette condition est remplie, non seulement lorsque les mesures considérées avantagent certains secteurs de la production ou certaines régions du pays, mais également dans le cas où toutes les entreprises de l'État membre ne bénéficient pas de ces mesures, ce qui est incontestablement le cas pour les aides à l'exportation, nombreuses étant les entreprises qui produisent exclusivement pour le marché intérieur. L'article 92 dispose ensuite qu'il doit s'agir d'aides qui faussent ou
qui menacent de fausser la concurrence. Sur ce point-là non plus, le gouvernement français ne parvient pas à nous convaincre quand il affirme que les produits destinés à l'exportation et ceux qui sont destinés à la consommation intérieure ne sont pas en concurrence. A tout le moins faut-il reconnaître, avec la Commission, qu'il existe une concurrence potentielle, car il est évident que, lorsque les conditions dont bénéficient les exportateurs deviennent moins favorables, les produits
initialement destinés à l'exportation viennent grossir le volume de ceux qui doivent être écoulés sur le marché intérieur. En outre, en ce qui concerne la concurrence avec les entreprises étrangères, il ne fait aucun doute que les aides à l'exportation du genre de celles qui nous intéressent ici peuvent entraîner une distorsion, lorsque (et tel est effectivement le cas) les entreprises des autres États membres ne bénéficient pas de la même protection contre le risque de relèvement du taux de
l'escompte. Or, pour comparer les situations, c'est à ce seul élément qu'il faut avoir égard et non pas, comme le croit le gouvernement français, à tous les éléments du coût global de la production. Enfin, ce qui nous paraît également convaincant (et voici un dernier critère), c'est que les aides à l'exportation peuvent «affect[er] les échanges entre États membres». La considération décisive à cet égard, c'est que la mesure considérée a pour but de promouvoir les exportations et que, si son
incidence ne se faisait pas sentir, les échanges commerciaux se développeraient autrement. Les chiffres que le gouvernement français a cités pour décrire l'évolution réelle des courants commerciaux n'ont donc pas une importance déterminante. Dès lors, dans le cadre des dispositions du traité relatives aux aides il n'est pas davantage possible en principe (les détails' de l'application de l'article 92 ne devant pas nous retenir ici) de dénier à la Commission le pouvoir d'accorder une
autorisation. En résumé, cela signifie que, de même que pour la décision du 6 juillet, il est impossible de dire de la décision du 23 juillet qu'elle est manifestement entachée de vices tels que la République française pouvait se croire dispensée de s'y conformer, même en l'absence d'annulation judiciaire.
4. Passons donc à l'examen des griefs par lesquels la République française s'en prend directement à la décision du 18 décembre 1968, restant ainsi, pour commencer, dans le cadre de la procédure engagée au titre de l'article 88 du traité C.E.C.A.
a) Le premier argument que le gouvernement français invoque dans ce contexte ne nous retiendra pas longtemps. Il soutient qu'aucun pouvoir n'étant reconnu à la Commission en matière de politique monétaire, elle ne peut davantage poursuivre l'exécution des décisions qu'elle a prises illégalement dans ce domaine. Indépendamment du fait que le gouvernement français n'a articulé ce grief qu'au stade de la réplique et que celui-ci pourrait dès lors être rejeté sur la base de l'article 42 du règlement
de procédure, sans doute suffira-t-il que nous nous référions à la nature juridique et à la base juridique de la décision du 18 décembre 1968. Le seul critère à prendre en considération pour l'apprécier, c'est l'article 88 du traité. Aux termes de ce texte, il suffit de constater qu'on se trouve en présence d'une décision régulière et que l'État membre ne s'y est pas conformé pour pouvoir affirmer que la Commission est en droit de déclencher la procédure destinée à sanctionner ce manquement
(ce qu'elle est d'ailleurs tenue de faire, selon la jurisprudence de la Cour). En revanche, la nature juridique de la décision à laquelle l'État membre ne s'est pas conformé importe peu pour cette procédure.
b) En deuxième lieu, le gouvernement français paraît soutenir que, si la Commission voulait aboutir à éliminer les répercussions que les mesures qu'il avait prises entraînaient pour les entreprises sidérurgiques des autres États membres, elle aurait dû émettre une recommandation en application de l'article 67, au lieu et place d'une décision au titre de l'article 88. Mais il est clair que cette thèse-là ne saurait pas non plus entraîner la conviction. Dès lors en effet que le traité ouvre à la
Commission deux moyens d'action, on ne saurait reprocher à cette dernière de se décider à recourir à celui qui lui paraît le plus efficace. Et, dans l'espèce, il est indubitable que le moyen le plus efficace consistait à poursuivre l'exécution de la décision du 6 juillet, qui énonçait des règles tendant à éliminer le taux de réescompte préférentiel. Nous pourrions relever en outre que le pouvoir d'adresser une recommandation auquel se réfère le gouvernement français a été prévu en vue de
remédier à une situation que la Commission ne semble pas avoir eue en vue.
c) Le gouvernement français fait encore valoir que la crise monétaire survenue en novembre 1968 a engendré une situation nouvelle, qui devait rendre caduc l'accord qu'il avait donné précédemment sur les mesures autorisées par la Commission. Il prétend que celle-ci en a été avisée le 5 novembre et le 13 décembre, et il en conclut que la décision qu'elle a prise le 18 décembre constitue à tout le moins le rejet d'une demande qu'il aurait adressée en ce sens. Mais nous ne pourrons pas davantage
suivre le gouvernement français sur ce terrain. Il savait que, le 6 juillet 1968, en accord avec lui, la Commission avait adopté une décision ayant trait à des mesures en matière de politique monétaire. S'il estimait que des circonstances nouvelles faisaient obstacle au maintien de la décision sous sa forme initiale, il est hors de doute que la révocation unilatérale de l'accord qu'il avait donné précédemment ne constituait pas le moyen approprié d'éliminer cette décision. Ce que le
gouvernement français aurait dû faire, c'est s'efforcer d'aboutir à un accord avec la Commission en vue de sa modification. Or, rien ne permet de penser que ce soit dans ce sens qu'il a agi le 5 novembre et le 13 décembre, vu le caractère lapidaire des déclarations qu'il a faites à l'occasion de ces deux démarches. C'est notamment pour cette raison qu'il est impossible d'affirmer que, par sa décision du 18 décembre, la Commission a rejeté une demande que les autorités françaises auraient
introduite, demande dont il est d'ailleurs dit expressément dans la requête (contrairement à ce qu'affirme la réplique) qu'elle n'a jamais été présentée.
d) Le quatrième argument que le gouvernement français fait valoir dans le présent contexte consiste à dire que le relèvement du taux privilégié auquel la décision du 6 juillet lui imposait de procéder aurait renchéri le crédit pour les entreprises françaises au détriment desquelles, dès lors, il aurait eu en fin de compte un effet discriminatoire par rapport à la concurrence étrangère. — Tout d'abord, suivant en cela la Commission, force nous sera de répondre au gouvernement français qu'en
principe il est bien malaisé de voir dans la réduction d'un avantage discriminatoire une discrimination au détriment de ceux qui en bénéficient. Cela dit, il ne fait aucun doute au surplus qu'ici aussi il ne saurait être question de faire porter la comparaison sur tous les éléments du coût de la production. Mais, lorsqu'on limite l'examen aux taux de réescompte, les chiffres cités au cours de la procédure font apparaître que, le 1er novembre 1968, il n'y avait aucune raison de redouter que le
niveau de ces taux s'écarte sensiblement de celui des autres pays, puisqu'il n'a été nécessaire de porter le taux préférentiel que de 2 % à 3 %. Voilà ce que le gouvernement français semble perdre de vue quand il fait valoir que l'alignement intégral du taux privilégié sur le taux de droit commun aurait créé une menace de troubles fondamentaux pour l'économie, engendrant ainsi une infraction à l'article 2 du traité C.E.C.A. Nous ne voyons d'ailleurs pas comment on peut soutenir que les
entreprises françaises auraient été gravement désavantagées, puisque le gouvernement français a relevé à plusieurs reprises que le taux de réescompte préférentiel n'avait qu'une incidence réduite à l'égard des entreprises du charbon et de l'acier et puisqu'il est constant que la France n'a pas cru devoir maintenir au delà de la date prévue les autres mesures d'aide, bien plus efficaces, dont la décision du 6 juillet avait également autorisé l'adoption. Il est donc certain que l'argument que
nous venons d'analyser n'est d'aucun secours au gouvernement français pour se justifier de ne pas s'être conformé à la décision du 6 juillet.
e) Le gouvernement français allègue enfin qu'en raison de la crise monétaire qui a éclaté en novembre 1968, il avait le droit de prendre unilatéralement des mesures de sauvegarde, en vertu de l'article 109 du traité C.E.E., texte qui lui donnait également le droit de s'écarter des termes des décisions antérieures de la Commission et de maintenir à son niveau initial le taux de réescompte préférentiel pour les opérations à l'exportation. Nous devons encore examiner le détail de cette argumentation
quand nous examinerons le recours formé au titre de l'article 169 du traité C.E.E. Mais, dans le présent contexte, nous ne pouvons faire autrement que de suivre la Commission et de rejeter pour tardiveté le moyen ainsi articulé. En effet, ce n'est qu'au stade de la réplique que le gouvernement français l'a formulé pour la première fois, alors que, dans sa requête, il s'était borné à dire que la crise monétaire de novembre 1968 avait rendu caduc l'accord qu'il avait donné sur la décision prise
par la Commission en application de l'article 67 du traité C.E.C.A. Dans ces conditions, il est malaisé d'admettre que le gouvernement français n'ait fait qu'user de son droit de développer des moyens déjà exposés dans sa requête, et l'article 42 du règlement de procédure doit donc inévitablement s'appliquer.
Il appert des lors qu'aucun des arguments dirigés contre la décision du 18 décembre 1968 ne peut contribuer au succès du recours.
5. En ce qui concerne l'affaire 6-69, il reste à examiner si nous pouvons considérer comme fondées les conclusions par lesquelles, en application de l'article 169 du traité C.E.E., la Commission vous demande de constater les manquements de la République française, ou si, au contraire, cette dernière peut se justifier de ne pas s'être conformée à la décision du 23 juillet 1968.
a) Ici aussi, alléguant que les problèmes qui se posaient relevaient de la politique monétaire, le gouvernement français soutient tout d'abord que la Commission était incompétente pour émettre son avis motivé du 18 décembre. Mais, à coup sûr, dans le présent contexte cet argument ne saurait avoir une portée différente de celle qu'il a dans l'instance fondée sur l'article 88 du traité C.E.C.A. En réalité, l'acte du 18 décembre 1968 ne constitue pas une décision engendrant une obligation nouvelle
pour la République française; il se réduit à une mesure de caractère purement déclaratoire, simplement destinée à préparer l'introduction du recours judiciaire. Pour que la Commission pût émettre cet avis, il suffisait qu'elle constate qu'il existait une décision valablement adoptée par elle et qu'à une date déterminée, la République française avait manqué de s'y conformer. En revanche, le caractère de la décision dont l'avis motivé rappelait les termes est sans influence sur la mise en œuvre
de la procédure destinée à en sanctionner la méconnaissance.
b) Lorsqu'ensuite, pour faire rejeter les conclusions de la Commission, le gouvernement français se réfère, ici aussi, à la situation nouvelle qui est apparue en France en novembre 1968, force est de lui rétorquer une fois de plus qu'il ne pouvait lui suffire d'invoquer cette situation pour se croire autorisé à ne pas respecter une décision valide que la Commission avait arrêtée auparavant. Il n'aurait pu échapper au reproche de manquement aux obligations découlant du traité que s'il était
parvenu à faire modifier cette décision en temps utile. Mais, nous l'avons vu, il n'a pas agi dans ce sens, puisqu'il est impossible d'admettre que ses communications du 5 novembre et du 13 décembre 1968, qui ne contiennent que des déclarations d'ordre général, constituent des demandes de modification de la décision de la Commission. Il conviendrait en outre de relever, avec cette dernière, et en se référant à la jurisprudence de la Cour (affaires 2 et 3-62 ( 4 ) que le seul fait d'introduire
une demande ne suffit pas à légitimer une infraction déjà commise contre les règles du traité.
c) En réalité, le gouvernement français cherche à justifier son attitude en faisant essentiellement valoir que la crise monétaire d'octobre/novembre 1968, au cours de laquelle il a été nécessaire de relever à 6 % le taux de droit commun, a créé une situation mettant les autorités françaises en droit d'adopter unilatéralement des mesures de sauvegarde, aux termes de l'article 109 du traité C.E.E., et dès lors de se dispenser aussi d'exécuter certaines obligations auxquelles la France aurait dû en
principe avoir satisfait au 1er novembre. Il prétend que, compte tenu de cette situation, la Commission n'était pas en droit d'exiger que sa décision soit mise à exécution; seul, dit-il, le Conseil avait le pouvoir, aux termes de l'article 109, paragraphe 3, du traité, de décider si les mesures de sauvegarde adoptées par la République française devaient être modifiées, suspendues ou supprimées. Il est indubitable que nous sommes ici en présence d'un argument qui pourrait ôter son fondement au
recours de la Commission. Aussi convient-il de l'examiner avec un soin tout particulier. Il est tout aussi évident que, le texte invoqué par le gouvernement français étant une disposition dérogatoire, cet examen doit se faire selon des critères stricts et que c'est à ce gouvernement qu'il appartient d'apporter la preuve que les conditions requises par l'article 109 sont remplies. Examinons donc, à la lumière des déclarations écrites et orales des parties, comment les choses se présentent à cet
égard.
La Commission relève en premier lieu que le gouvernement français a méconnu certaines règles substantielles de procédure énoncées à l'article 109, puisqu'il n'a pas respecté son obligation d'informer la Commission et les autres-États membres des mesures de sauvegarde de la République française au plus tard au moment où elles étaient entrées en vigueur. Cette exigence de forme ayant' été respectée dans d'autres cas où la France a recouru à l'article 109 (par exemple, le 25 novembre), alors que,
dans l'espèce, ce n'est qu'au cours du procès (dans son mémoire en défense) que le gouvernement français s'est référé à l'article 109, on est effective ment fondé à conclure que, le 1er novembre 1968, les autorités françaises ne pensaient pas à faire application des dispositions de cet article. Mais en outre, la Commission conteste également que les conditions de fond requises pour l'application de l'article 109 aient été remplies: elle fait valoir, en d'autres termes, qu'avant le 1er novembre
la crise monétaire n'avait pas encore atteint des proportions telles que la France pouvait se croire en droit d'adopter d'urgence des mesures de sauvegarde (et, par conséquent, de ne pas se conformer à la décision du 23 juillet). Les chiffres hebdomadaires et journaliers des sorties de devises pendant la période en question qui ont été cités à ce propos par la Commission et que n'a pas contestés le gouvernement français pourraient indiquer (il faut le reconnaître) que les doutes exprimés par
la Commission sont réellement justifiés. Si toutefois nous hésitions à nous placer sur ce terrain, du moins devrons-nous suivre la Commission quand elle relève que ce n'est qu'ultérieurement (plus précisément, les 12 et 24 novembre) que des mesures efficaces ont été adoptées contre les sorties spéculatives de devises. Il est en outre très instructif de procéder à une comparaison avec des situations analogues, comme celles de mai et juin 1969. En effet, au cours de ces mois-là, les pertes en
devises de la France ont atteint une plus grande ampleur qu'à la fin d'octobre et au début de novembre 1968. Cela n'a cependant pas empêché le gouvernement français de relever à deux reprises, et chaque fois d'un point, le taux de réescompte préférentiel pour les créances à court terme nées sur l'étranger, pour le porter à 5 %. On est dès lors en droit de se demander si, en novembre 1968, le maintien du taux de réescompte préférentiel à un faible niveau était réellement conçu comme une mesure
de sauvegarde prise dans le cadre de décisions de politique monétaire. Ajoutons enfin qu'il est assez douteux qu'il s'agisse là d'un moyen approprié pour remédier aux crises de la balance des paiements du genre de celle dont il est question ici. Ce qui nous paraît en tout cas plausible, c'est que, lorsque le réescompte est pratiqué d'une certaine manière (par exemple, lorsque les effets de mobilisation des créances sur l'étranger ne sont pas cédés à la Banque centrale, mais lui sont simplement
remis en nantissement), le maintien du taux de réescompte à un niveau peu élevé peut inciter les exportateurs à ne pas rapatrier les devises acquises à l'étranger, dans l'attente d'une modification de la parité, ce qui empêche d'obtenir une amélioration immédiate de la balance des paiements. Les bilans hebdomadaires de la Banque de France relatifs à la période en question auxquels s'est référée la Commission semblent également le démontrer, puisqu'ils révèlent un accroissement des crédits à
l'exportation (c'est-à-dire du portefeuille d'effets représentatifs des crédits à court terme) qui est sans correspondance avec l'accroissement du volume réel des exportations. — Compte tenu de toutes ces constatations et considérations, il est sans conteste permis de douter sérieusement que les autorités françaises aient pu invoquer la clause de sauvegarde inscrite à l'article 109 pour se dispenser de relever le taux de réescompte préférentiel au 1er novembre 1968. Mais, dans ces conditions,
c'est au gouvernement français qu'il appartenait de prouver que les conditions requises pour l'application de l'article 109 étaient remplies. Comme il n'a pas apporté cette preuve, l'argument qu'il tire dudit article est dénué de pertinence, et nous ne pouvons faire autrement que de le rejeter, lui aussi.
6. Récapitulation
En résumé, nous sommes dès lors amenés à constater que c'est à tort que le gouvernement de la République française a omis le 1er novembre 1968 de réduire à 1,5 point l'écart existant entre le taux de réescompte préférentiel pour les créances à l'exportation et le taux de droit commun. La Commission est dès lors fondée à reprocher à cet État d'avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité ou, ce qui revient au même, en vertu des décisions qu'elle avait adoptées. Il en résulte
du même coup que vous devrez rejeter comme non fondé le recours formé par la République française contre la décision de la Commission en date du 18 décembre 1968 et faire droit, d'autre part, aux conclusions de la requête du 31 janvier 1969 par laquelle la Commission vous demande de constater l'infraction commise par ledit État. Nous concluons enfin à ce que vous condamniez dès lors la République française aux dépens des deux instances.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.
( 2 ) République fédérale contre Haute Autorité, Recueil VI 1960, p. 133-134, édit. française.
( 3 ) Gezamenlijke Steenkolenmijnen contre Haute Autorité, Recueil, VII-1961, p. 39, édit. française.
( 4 ) Arrêt du 14 décembre 1962 (Commission contre Luxembourg et Belgique), Recueil, VIII-1962, p. 825, édit. française.