CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 4 FÉVRIER 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
I
Le Conseil de la CEE a pris le 4 avril 1962 une série de règlements nos 19 à 24 inclus portant établissement graduel d'une organisation commune des marchés pour un certain nombre de produits, céréales, viande de porc, œufs, volaille, fruits et légumes, enfin pour le secteur de la production viti-vinicole.
C'est ce dernier secteur, le seul dont l'organisation n'ait pas encore pris sa forme définitive, que concerne l'affaire sur laquelle vous avez à vous prononcer aujourd'hui. La Commission des Communautés européennes, agissant sur le fondement de l'article 169 du traité, vous demande de déclarer que la République italienne, en n'établissant pas le cadastre viticole dans le délai fixé à l'article 1 du règlement no 24, modifié par le règlement no 92/63 du 30 juillet 1963, c'est-à-dire avant le
31 décembre 1964, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette disposition.
Nos observations pourront être brèves, car le rapport d'audience et les plaidoiries que vous avez entendues vous ont fait connaître de façon très complète les positions respectives des parties et ont délimité le champ du débat.
Pour la Commission, l'article litigieux impose l'obligation de réaliser jusqu'à leur achèvement, avant le délai fixé, l'ensemble des opérations administratives, matérielles et topographiques, nécessaires pour que le cadastre soit en état de fonctionner, toutes opérations dont il n'est pas contesté qu'elles n'étaient pas terminées au moment de l'introduction du recours et qu'elles ne le sont pas encore aujourd'hui.
Pour la défenderesse, la thèse de la Commission reposerait sur une confusion entre les deux notions différentes d'établissement et de fonctionnement. L'expression «les États membres établissent (istituiscono) un cadastre viticole» doit être prise dans une acception purement juridique. Elle oblige les États à décider la création du cadastre en tant qu'institution de leur organisation administrative, à en jeter les bases; elle n'implique pas que tous les travaux d'exécution matériels ou topographiques
soient achevés dans le délai prévu par le règlement, de telle sorte que le cadastre soit, dès ce moment, «opérationnel». Or, le décret no 1707 du président de la République du 29 décembre 1965 a établi en Italie le cadastre viticole national et ouvert à cette fin un crédit de 3800000000 lires. Depuis lors, le ministère de l'agriculture et l'institut central de statistiques travaillent activement à sa réalisation qui se heurte à des difficultés considérables en raison de l'extrême morcellement des
exploitations viticoles. Cela suffirait à démontrer que la République italienne n'a aucunement manqué à ses obligations.
II
Des deux thèses en présence, nous dirons tout de suite que c'est celle de la Commission qui nous parait devoir être retenue, et cela pour des raisons qui tiennent à la fois au texte lui-même, à la ratio legis, et qui sont conformes d'ailleurs à l'opinion admise par le gouvernement italien jusqu'à la date de l'introduction du recours.
1. En premier lieu, une saine interprétation du texte ne peut se limiter à l'exégèse du verbe «istituire», employé dans la version italienne; puisque les 4 versions font également foi, il faut considérer aussi les termes «établir», «einrichten» et «instellen», qui figurent dans les trois autres versions. A supposer que le vocable italien doive être interprété comme visant exclusivement ou plus particulièrement l'institution au sens d'introduction dans le système juridique, les termes correspondants
employés dans les autres langues ne paraissent pas tous confirmer cette interprétation.
Mais surtout l'expression discutée ne trouve sa véritable signification que si on la replace dans l'ensemble du règlement où elle figure. L'article 1 du règlement no 24 se lit comme suit :
«Il est établi par les Etats membres, le 30 juin 1963 au plus tard, un cadastre viticole qui sera ultérieurement tenu à jour.
Ce cadastre, fondé sur le recensement général du vignoble, réunit au moins les éléments suivants : …»
Suit une liste qui énumère la superficie cultivée en vigne au total et par nature de production, le mode de faire valoir des exploitations, la répartition des exploitations viticoles d'après la superficie, la répartition des superficies du vignoble d'après l'âge des ceps et l'encépagement d'après l'année de plantation.
On ne voit pas comment il serait possible de tenir à jour un cadastre qui n'aurait pas d'abord été matériellement réalisé. C'est donc que son établissement, tel que l'alinéa 1 de l'article l'impose à l'État dans un délai déterminé, comporte la réunion de l'ensemble des documents dressés à la suite de relevés topographiques ou d'opérations administratives qui permettent de photographier la consistance, la situation et la nature des exploitations. Il s'agit d'une réalisation matérielle et non d'un
acte juridique créant une institution.
Le second alinéa du même article confirme cette opinion, puisqu'il détermine en détail les éléments que doit réunir «ce cadastre», c'est-à-dire celui dont l'alinéa précédent a prévu l'établissement dans un délai donné, puisqu'il précise aussi qu'il est fondé sur un recensement général. Ce que vise l'article 1 du règlement, c'est bien le résultat concret d'une série d'opérations, à la suite duquel le cadastre est susceptible d'utilisation effective.
Enfin, si l'on avait encore un doute sur le sens à donner à l'expression litigieuse, il suffirait de se reporter au règlement no 92/63 du Conseil dont le seul objet était de modifier le premier alinéa de l'article 1 du règlement no 24 et de reporter au 31 décembre 1964 la date du 30 juin 1963 initialement prévue. Après un rappel du règlement no 24 et du règlement no 143 de la Commission qui avait fixé les premières dispositions concernant l'établissement du cadastre viticole, vient un considérant
qui justifie dans les termes suivants la prolongation du délai :
«Considérant qu'un délai supplémentaire s'est avéré nécessaire pour permettre l'exécution satisfaisante des travaux relatifs à l'établissement du cadastre viticole dans certains États membres, où les problèmes posés en la matière sont particulièrement complexes, en raison notamment des nombreuses enquêtes à exécuter sur place et du temps qu'exige l'exploitation des données et renseignements obtenus.»
A supposer que le sens du texte antérieur ait eu besoin d'être éclairé, il le serait par le considérant du règlement qui l'a modifié: le Conseil a entendu prolonger le délai prévu pour l'achèvement des travaux dont l'ensemble constituait pour lui l'établissement du cadastre.
2. A ces arguments de texte s'en ajoute un autre tiré de la ratio de la disposition litigieuse. Dans la thèse qu'expose aujourd'hui le gouvernement italien, les États membres seraient tenus de décider avant une date donnée la création d'un cadastre viticole; mais l'introduction de cette institution dans leur système juridique et administratif épuiserait leurs obligations au regard du règlement portant établissement graduel de l'organisation commune du marché viti-vinicole, et la date et le rythme de
réalisation ultérieure des travaux rendant le cadastre utilisable seraient à leur convenance.
Cette conception ne tient pas compte du rôle que les auteurs du règlement attribuaient à un cadastre dans l'organisation du marché viti-vinicole. Celle-ci doit éviter l'apparition d'excédents de caractère permanent — comme il en existe pour trop de produits agricoles — et tendre à la stabilité des marchés et des prix en adaptant les ressources aux besoins et en pratiquant une politique de qualité. Il faut donc connaître le potentiel de production, ainsi que l'évolution des récoltes et des stocks,
et à cet objectif correspondent l'établissement du cadastre et l'instauration d'un régime de déclaration, deux catégories de mesures auxquelles se réduit le règlement no 24. Mais le cadastre ne peut servir cette politique qu'à partir du moment où, après son achèvement, les documents qu'il rassemble fournissent les indications nécessaires. La date de son introduction juridique importe peu; ce qui compte, c'est sa réalisation concrète, et pour elle seulement se justifie la fixation d'un délai.
3. Aussi bien, le gouvernement italien s'est-il rallié pendant longtemps à cette interprétation de l'article 1 du règlement, ainsi qu'il résulte de la correspondance qu'il a échangée avec la Commission.
Nous citerons d'abord une lettre de sa représentation permanente du 29 mars 1963, à l'époque où le délai imparti était encore fixé au 30 juin 1963. Il y est dit que, de l'avis des experts de ce pays, fondé sur les difficultés techniques que présentent les enquêtes cadastrales nécessaires, cette date aurait dû représenter le délai maximum octroyé pour préparer les instruments aptes à entamer les opérations; mais elle a été interprétée au comité de gestion comme s'appliquant à l'achèvement des
opérations de réalisation du cadastre. Celles-ci ne paraissant pas pouvoir être terminées avant le 31 décembre 1964, le gouvernement italien sollicite «une dérogation» jusqu'à cette dernière date «pour l'accomplissement prévu à l'article 1 du règlement no 24 du Conseil». C'était accepter implicitement l'interprétation qui avait prévalu au sein du comité de gestion et c'est pour accéder à la demande ainsi présentée que le règlement no 92/63 du Conseil a fixé comme nouveau délai celui-là même qui
avait été mentionné par le gouvernement italien.
La position de ce dernier est restée constante jusqu'à l'introduction du recours de la Commission. Répondant à la lettre du 17 juin 1966 par laquelle celle-ci ouvrait la procédure de l'article 169, les observations du gouvernement italien, en date du 1er août suivant, ne contestaient pas le retard intervenu dans l'établissement du cadastre viticole mais l'imputaient aux difficultés concrètes d'ordre technique que présentait la structure complexe et inégale de la viticulture de ce pays. Elles
prévoyaient qu'il pourrait être achevé dans le courant de 1968. C'est pour tenir compte de cette situation que la Commission a proposé au Conseil le 24 juin 1967 de reporter une nouvelle fois au 31 décembre 1968 la date fixée à l'article 1 modifié du règlement no 24 mais cette proposition, on le sait, ne fut pas suivie d'effet.
III
Telles sont les raisons qui nous conduisent à retenir l'interprétation donnée au texte litigieux par la Commission, et, par suite, à admettre que la République italienne a effectivement manqué à l'obligation qui lui était imposée. Nous ne voudrions pas cependant laisser sans réponse deux arguments invoqués par la défenderesse à l'appui de sa thèse et qu'elle a particulièrement développés lors de la procédure orale.
1. Partant de l'idée que le délai de l'article 1 du règlement no 24 ne concernait que l'introduction du système du cadastre, son institution juridique et non sa réalisation concrète, le gouvernement italien a soutenu que le décret du président de la République du 29 décembre 1965 avait rempli effectivement cette obligation.
Si l'on retient le sens que nous vous avons proposé de donner à l'article litigieux, l'argument est évidemment sans portée. Nous devons ajouter que, même dans l'interprétation adoptée aujourd'hui par le gouvernement italien, le décret du 29 décembre 1965 ne suffirait pas à justifier sa thèse, car il nous paraît, comme à la Commission, non pas établir le cadastre, mais donner délégation pour son établissement. Cela résulte de l'article 1 de ce décret qui se lit comme suit :
«Le cadastre viticole national prévu par les règlements de la CEE … est établi et tenu par le ministère de l'agriculture et des forêts (è istituito e tenuto dal Ministero dell'agricoltura e delle foreste).»
Les deux choses sont donc intimement liées par le texte, et il nous paraît parfaitement arbitraire de séparer dans cette phrase deux opérations: l'institution juridique du cadastre qui serait le fait de l'auteur du décret et serait par là-même réalisée — la tenue du cadastre qui serait confiée par cette autorité au ministère de l'agriculture.
Et l'article 2 ajoute : «Le déroulement des opérations relatives à l'établissement (relative alla istituzione) du cadastre viticole sera effectué par le ministère de l'agriculture et des forêts, conjointement avec l'institut central de statistiques». On ne dit pas «les opérations consécutives à l'établissement du cadastre», alors que l'emploi de cet adjectif tourné vers le passé serait logique, si cet établissement était déjà réalisé du fait de l'article précédent.
Il faut conclure de cela que les termes «istituire» et «istituzione», figurant dans le décret, ne concernent pas la création juridique d'un système de cadastre, mais sa réalisation concrète et, en ce sens, le décret ne fait que préparer et organiser les opérations. C'est d'ailleurs la seule portée que les autorités italiennes donnaient à ce texte lors de son intervention, à une époque où elles n'avaient pas encore mis en avant la distinction entre l'établissement et le fonctionnement, entre
l'institution juridique et la réalisation concrète. Dans leurs observations déjà citées du 1er août 1966 en réponse à l'ouverture de la procédure de l'article 169, elles se référaient à ce décret, non pas pour dire qu'il «établissait», mais qu'il «prescrivait l'établissement du cadastre viticole» (stabilisce l'istituzione del catasto viticolo).
2. L'autre argument est tiré de la succession et de la combinaison des textes édictés respectivement par le Conseil et par la Commission. La République italienne souligne qu'en l'espèce le règlement originel du Conseil chargeait la Commission de préciser les conditions d'application de l'article 1 litigieux, et donc les éléments du cadastre qu'il s'agissait d'établir, ce qu'elle a fait par ses règlements 143/63 et 26/64. Reprenant la solution des droits nationaux qui reconnaissent une hiérarchie
entre les lois du Parlement et les règlements d'exécution du pouvoir exécutif, la défenderesse considère que le texte du Conseil constituait la règle «primaire» posant l'obligation pour les États membres d'établir le cadastre et leur fixant un délai pour ce faire, tandis que les règlements de la Commission qui n'avaient que la valeur de règles «secondaires» ou d'exécution avaient pour seul objet de fixer la structure concrète et détaillée du cadastre. Il faudrait en déduire que le délai fixé par
le Conseil ne concernait que l'institution juridique du cadastre, et non sa réalisation concrète. En effet, adopter la thèse de la Commission, selon laquelle il viserait cette réalisation, aboutirait à donner aux normes «secondaires» un rang supérieur aux normes «primaires», car la portée réelle des délais impartis par le Conseil dépendrait de la rapidité plus ou moins grande avec laquelle la Commission aurait adopté ses propres règlements.
Il faut faire toutes réserves sur la possibilité de transposer exactement les solutions du droit national dans le droit communautaire, et nous n'aborderons pas ici le problème, à certains égards délicat, des sources et de l'étendue du pouvoir de la Commission de prendre des règlements. Mais le cas présent ne nécessite pas que l'on tranche la question. C'est en vertu d'une délégation expresse que cette institution était habilitée à fixer les conditions d'application de l'article litigieux, ce qui
pouvait de fait réagir indirectement sur la durée du délai effectivement utilisable par les États membres pour exécuter leur obligation. Au cas où la Commission aurait pour sa part négligé de prendre les mesures nécessaires dans le délai qui lui avait été imparti à elle-même par le Conseil, elle se serait exposée à la sanction de l'article 175, et elle aurait dû tenir compte de la répercussion de son propre retard sur le déroulement des travaux de réalisation du cadastre par un État membre,
lorsqu'elle aurait été appelée à apprécier l'éventuel retard de cet État membre dans le cadre de l'article 169. Mais toutes ces solutions sont parfaitement compatibles avec l'interprétation que nous vous proposons de donner à la disposition contestée, et l'argument de la République italienne nous paraît manquer de pertinence.
En définitive, il nous paraît certain que ce que le règlement no 24 du 4 avril 1962 dans sa rédaction primitive imposait pour le 30 juin 1963 était la réalisation concrète du cadastre. Une telle disposition manquait totalement de réalisme, au point qu'il a fallu reporter la date au 31 décembre 1964. Sans doute le délai était-il encore trop court, puisque la Commission a proposé sans succès de le prolonger jusqu'au 31 décembre 1968, ainsi que l'avait demandé la République italienne. On comprend,
dans ces conditions, qu'usant du pouvoir d'appréciation que lui donne l'article 169, elle ait alors interrompu la procédure engagée. On comprend aussi qu'elle l'ait reprise en 1969: la République italienne avait à ce moment disposé de près de 7 ans pour établir le cadastre viticole (en donnant à cette expression le sens qu'elle a dans le règlement no 24), et ne pouvait plus justifier d'aucune excuse valable pour retarder comme elle l'a fait jusqu'à ce jour l'application de ce texte.
Nous concluons à ce qu'il soit déclaré qu'en n'établissant pas le cadastre viticole la République italienne a manqué à l'obligation qui résultait pour elle des dispositions combinées des articles 1 des règlements nos 24 et 92/63 du Conseil, et à ce que les dépens soient mis à sa charge.