CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 14 MAI 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La demande de décision préjudicielle dont vous a saisis le Conseil de prud'hommes de Mons porte sur l'interprétation de l'article 42, paragraphe 6, a, du règlement no 3 sur la sécurité sociale des travailleurs migrants, dans la rédaction donnée à cet article par le règlement no 1/64.
1. Les faits sont les suivants.
M. Vincenzo Beninato, de nationalité italienne, a été assuré dans son pays d'origine pendant 8 semaines entre septembre 1943 et juillet 1944. Aux termes de la législation italienne, comme d'ailleurs de la réglementation communautaire, cette période était trop courte pour lui procurer un droit quelconque. L'article 28, paragraphe 2, du règlement no 4 dispose en effet que si les périodes d'assurance et les périodes assimilées accomplies en vertu de la législation d'un des États membres n'atteignent
pas, dans leur ensemble, six mois, aucune prestation n'est accordée en vertu de ladite législation. Il a travaillé ensuite pendant plus de 10 ans dans les charbonnages belges, jusqu'au 1er juin 1959, date à laquelle il a commencé à percevoir une pension d'invalidité à la charge de la seule assurance belge. Après son décès survenu en 1962,sa veuve, Madame Di Bella, domiciliée à Catane, se vit allouer une pension de survie du Fonds national de retraite des ouvriers mineurs. Elle perçut également,
semble-t-il, en Belgique des allocations familiales pour un enfant qu'elle élève avec elle. Mais, par décision notifiée le 31 décembre 1965, la Caisse de compensation pour allocations familiales des Charbonnages du Couchant de Mons refusa de continuer ce versement à partir du 1er février 1964, date à laquelle entrait en application l'article 42, paragraphe 6, du règlement no 3 dans la rédaction que lui a donnée le règlement no 1/64. La Caisse estimait en effet que, M. Beninato ayant été soumis à
deux législations, dont la législation italienne, et son fils résidant en Italie, les allocations familiales en vertu du texte nouveau seraient dues par les institutions italiennes et selon la législation de ce pays (laquelle, d'ailleurs, remplace les allocations familiales par des majorations de pension).
Sur recours de Mme Di Bella, le Conseil de prud'hommes de première instance de Mons fit droit à sa demande tendant à se voir octroyer des allocations familiales, mais la juridiction supérieure, le Conseil de prud'hommes d'appel, sursit à statuer pour obtenir de vous l'interprétation de l'expression «a été soumis à la législation» figurant à l'article 42, paragraphe 6, a, du règlement no 3.
La juridiction belge vous pose les deux questions suivantes :
— Cette expression doit-elle s'entendre en ce sens que le travailleur décédé ne doit être regardé comme ayant été soumis à la législation que s'il a ainsi rempli les conditions donnant lieu à son profit ou au profit de ses ayants-droit à ouverture du droit considéré ?
— Lorsque l'orphelin réside sur le territoire d'un État membre où le travailleur décédé a accompli des périodes d'assurance insuffisantes pour donner droit aux prestations prévues par la législation du pays de résidence, le pays débiteur de la pension ou de la rente est-il tenu de verser les allocations familiales aux ayants droit?
2. Rappelons d'abord quel était le régime prévu dans la version primitive de l'article 42.
Lorsque la législation du pays compétent prévoyait, en cas de décès du soutien de famille, des allocations familiales en faveur de ses enfants — ce qui est le cas de la Belgique — ces allocations étaient dues également pour les enfants résidant ou élevés sur le territoire d'un autre État membre. Mme Di Bella se voyait ainsi reconnaître le droit qui lui est maintenant contesté.
Mais si ce principe est simple, ses modalités d'application fixées par l'article 69 du règlement no 4 étaient d'une telle complexité qu'elles restèrent souvent lettre morte. C'est pourquoi le Conseil crut devoir adopter un régime nouveau de prise en charge des allocations familiales tant pour les bénéficiaires de pensions que pour leurs orphelins.
En ce qui concerne ces derniers, lorsque le décès du travailleur n'ouvre pas droit à une rente d'accident du travail ou de maladie professionnelle, l'article 42, paragraphe 6 nouveau, distingue deux cas :
— si le travailleur décédé a été soumis à la législation d'un seul État membre et si l'orphelin réside sur le territoire d'un autre État membre, les allocations familiales sont dues conformément à la législation du premier État, comme si l'orphelin résidait dans ce pays;
— si, au contraire, le travailleur décédé a été soumis à la législation de plusieurs États membres et si l'orphelin réside sur le territoire d'un de ces États, les allocations familiales sont dues conformément à la législation de cet État membre.
Dans le cas qui a entraîné la demande de décision préjudicielle, M. Beninato a travaillé en Belgique et en Italie, mais dans ce dernier pays, la durée de ses services n'est pas suffisante pour être prise en considération. Doit-il cependant être considéré comme ayant été soumis à la législation de deux États membres? Dans l'affirmative, compte tenu de ce que l'orphelin réside en Italie, les allocations seraient dues conformément à la législation de ce dernier pays, c'est-à-dire qu'en fait Mme Di
Bella n'aurait droit à rien. Dans la négative, les allocations seraient à la charge de la Belgique, ainsi qu'en a décidé le Conseil de prud'hommes en première instance.
3. A s'en tenir à l'usage courant et selon la lettre du texte, force serait bien de considérer qu'un travailleur est soumis à une législation par le seul fait qu'elle lui est applicable, sans qu'il y ait lieu de rechercher s'il remplit ou non les conditions pour bénéficier des droits et avantages qu'elle a pour objet de conférer. L'emploi du vocable «soumis» est d'ailleurs assez significatif.
D'où il résulterait que, dans le cas de l'espèce, M. Beninato aurait été soumis aux deux législations, belge et italienne, et que sa veuve n'aurait aucun droit à allocation.
Il y a cependant de bonnes raisons pour écarter ici l'interprétation littérale.
C'est d'abord que la rédaction actuelle de l'article 42 aboutit à priver l'ayant-droit du travailleur de prestations dont il aurait bénéficié sous le régime précédent, ce qui parait contraire à l'esprit et à l'objectif du règlement 1/64 qui avait pour objet d'établir un régime plus simple et plus souple, non un régime plus strict.
Elle est d'autre part contraire à la ligne générale d'interprétation que vous avez donnée du règlement sur la base des articles 48 à 51 du traité; la Commission a rappelé fort justement ce que vous avez dit dans l'arrêt Nonnenmacher du 9 juin 1964(affaire 92-63, Recueil, X-1964, p. 557), à savoir que, dans le doute, les mesures prises en exécution de ces articles doivent être interprétées en ce sens qu'elles tendent à éviter que la situation juridique des travailleurs migrants ne soit
défavorisée.
La seule solution qui soit conforme à l'esprit et aux objectifs du traité et du règlement est d'admettre qu'au cas où une période d'assurance n'est pas prise en considération pour l'octroi d'un prorata de pension en vertu de l'article 28, paragraphe 2, du règlement no 4, elle n'a pas été accomplie dans l'État en question au sens de l'article 42, paragraphe 6. C'est la solution qui rencontre l'accord de la majorité des membres de la Commission administrative prévue à l'article 43 et c'est celle
que la Commission propose pour la révision générale du règlement no 3. Cela étant admis, l'expression utilisée à l'article litigieux doit être interprétée dans le sens que le travailleur n'a été «soumis à la législation» que s'il a rempli les conditions donnant lieu au profit de ses ayants-droit à ouverture du droit considéré.
Il va de soi cependant que cette interprétation ne vaut pas nécessairement pour les nombreux articles du règlement no 3, dans lesquels se trouve la même expression. Celle-ci n'a pas été définie à l'article I, à la différence de beaucoup de termes employés dans le règlement, et peut donc être interprétée dans chaque cas en fonction de son contexte. Sans doute faudrait-il considérer le plus souvent qu'elle n'implique pas que doivent être remplies les conditions d'ouverture du droit. La solution que
nous vous proposons doit donc être limitée au cadre de l'article 42, paragraphe 6, le seul d'ailleurs sur lequel vous soyez interrogés.
Nous concluons à ce qu'il soit répondu au Conseil de prud'hommes d'appel de Mons que les deux questions posées comportent une réponse affirmative.