CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 28 MAI 1970 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'affaire qui nous occupe aujourd'hui concerne les conditions auxquelles un fonctionnaire qui a quitté le service des Communautés peut demander une compensation pécuniaire pour le congé qu'il n'a pas pris. Voici, brièvement exposées, les remarques que nous devons faire au sujet de la genèse de cette affaire.
Le requérant est entré au service des Communautés européennes en avril 1958 et a d'abord été fonctionnaire de la Commission Euratom, classé dans le grade A 5. A compter du 10 octobre 1963, il a été appelé en qualité d'agent temporaire (conformément au titre II du régime applicable aux autres agents des Communautés) à remplir les fonctions de chef de cabinet adjoint du président de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Par décision du 15 avril 1964, il a été
transféré dans les services de la Haute Autorité à compter du 16 avril 1964. Malgré son emploi comme chef de cabinet adjoint du président de la Haute Autorité et son traitement correspondant (celui du grade A 3), il s'est vu attribuer le poste d'administrateur principal à la direction de l'Inspection. Ce poste correspondait au grade A 5; plus tard, en sa qualité de titulaire de ce poste, il a été promu au grade A 4, avec effet rétroactif au 16 avril 1964. En vertu d'une décision du 14 janvier 1966,
le requérant est devenu chef de cabinet du président de la Haute Autorité à compter du 16 novembre 1965. A partir de ce moment, ses émoluments ont été ceux du grade A 2. Il a toutefois conservé son poste à la direction de l'Inspection. Le 5 mars 1967, le président de la Haute Autorité a donné sa démission. Les fonctions du président ont alors été exercées par le vice-président de la Haute Autorité. Cependant le cabinet du président a d'abord continué d'exister sous la direction du requérant. Il n'a
été supprimé avec les autres cabinets de la Haute Autorité qu'à la suite de la fusion des exécutifs, c'est-à-dire le 5 juillet 1967, donc avant la fin du mandat des membres de la Haute Autorité. Cependant, pour pouvoir procéder à la liquidation des cabinets, la Haute Autorité avait décidé de maintenir leur personnel à la disposition de ses anciens membres, sans modification de traitement pour le mois de juillet 1967. Cette décision s'appliquait également au requérant. En conséquence, lors de la
réunion de la Haute Autorité des 21 et 22 juin 1967, il a été encore décidé de décharger le requérant de ses fonctions de chef de cabinet à compter du 1er août 1967 et de le réintégrer avec le traitement du grade A 4 dans le poste de conseiller principal qui avait été réservé à la direction de l'Inspection. La question de savoir quelle a été l'activité du requérant à partir de cette date est contestée entre les parties. En tout cas, le requérant prétend s'être occupé de la liquidation du cabinet de
l'ancien président de la Haute Autorité. Après la promulgation du règlement du Conseil no 259/68, il a également fait usage de la possibilité prévue à l'article 4 du chapitre 2, c'est-à-dire qu'il a présenté une demande de cessation de ses fonctions. La Commission a donné suite à cette demande par décision du 20 juin 1968, à compter du 1er octobre 1968. Le requérant en a eu connaissance par une lettre de la direction générale du personnel et de l'administration du 21 juin 1968. Un fait
particulièrement intéressant pour la présente affaire est que cette lettre contenait une invitation à prendre le reste des jours de congé avant l'entrée en vigueur de la décision de licenciement. Le requérant n'a cependant pas donné suite à cette invitation. Après son départ, il s'est au contraire adressé à la direction du personnel de la Commission d'abord le 27 novembre 1968, puis le 8 avril 1969 et, conformément à l'article 4 de l'annexe V au statut des fonctionnaires, il a demandé une
compensation pécuniaire pour 67 jours de congé de l'année 1968 et des années antérieures qu'il n'aurait pas pu prendre avant la cessation de ses fonctions. Sa demande n'a toutefois pas abouti. La direction générale du personnel et de l'administration l'a expressément rejetée dans une lettre du 30 avril 1969, en se référant à l'invitation qu'elle lui avait adressée le 21 juin 1968 et à une déclaration de ses supérieurs hiérarchiques du 19 février 1969, selon laquelle il n'y avait pas eu de raisons de
service impérieuses pour empêcher son départ en congé.
Le requérant a saisi la Cour de justice le 22 juillet 1969. Conformément à ses demandes, nous devrons nous occuper tout d'abord de la question de savoir s'il existe réellement un droit à indemnité pour un congé qui n'a pas été pris. Le cas échéant, il nous faudra en outre voir pour combien de jours de congé il pourrait y avoir une compensation pécuniaire et en fonction de quel traitement de base il conviendrait de l'évaluer. Enfin, il faudra encore discuter de la demande visant à faire supprimer une
phrase du mémoire en défense de la Commission que le requérant estime injurieuse.
Voici les observations que nous présentons sur cette affaire :
1. En ce qui concerne tout d'abord la demande d'indemnité, la question qui se pose avant tout est de savoir si, comme le requérant le prétend, ce droit dépend uniquement, conformément à l'article 4, alinéa 2, de l'annexe V au statut des fonctionnaires, du fait qu'un fonctionnaire n'a pas réellement demandé les jours de congé auxquels il a droit (y compris les jours reportés des années passées) ou si, comme la Commission estime exact, il faut encore tenir compte d'autres conditions.
Toutefois, il n'est pas indispensable de traiter ce problème d'une manière complète et approfondie. A notre avis, nous pouvons notamment laisser de côté la question de savoir si la référence à l'article 4, alinéa 2, de l'annexe V, exige en principe la preuve qu'il n'était pas possible pour des raisons de service impérieuses de prendre le reste des jours de congé avant la cessation des fonctions. A ce sujet nous nous contenterons actuellement de faire remarquer que certaines objections ne nous
paraissent pas absolument sans fondement eu égard au texte de la disposition citée et en particulier si nous le comparons avec l'article 4, alinéa 1, qui cite expressément les raisons de service, bien que nous soyons conscients de toutes les précautions à prendre pour en tirer ainsi un argument a contrario.
En réalité, sans approfondir le problème indiqué, la solution de l'affaire pourrait être possible eu égard aux particularités de l'espèce, étant donné notamment la situation administrative dans laquelle le requérant s'est trouvé avant son départ et l'invitation que lui a adressée l'administration de prendre en temps utile le congé auquel il avait encore droit. A notre avis, cette invitation qui équivaut à une mise en demeure ne rencontre en principe aucune objection, parce qu'elle n'entraîne pas
une atteinte au droit au congé. En effet, ce droit ne peut pas signifier que son titulaire possède un libre pouvoir de disposition, il doit plutôt être exercé en considérant les intérêts du service. C'est l'idée qui domine en principe les rapports d'un fonctionnaire avec son institution et l'exercice des pouvoirs relatifs au droit de la fonction publique.
Pour ce qui est de la réglementation des congés, ce principe peut surtout être déduit de l'article 55 du statut selon lequel les fonctionnaires sont à tout moment à la disposition de leur institution. Il est finalement sans importance de savoir s'il faut parler à ce sujet d'une hiérarchie des intérêts ou seulement de la nécessité d'harmoniser des intérêts divergents. En tout cas, nous pouvons déduire de ces considérations que, dans les questions de congé, l'institution possède une possibilité
d'intervention, un pouvoir d'organisation, compte tenu surtout des questions de date et des exigences du service. Si ce principe est déjà valable d'une manière générale, l'exactitude de la thèse exposée ne peut certainement pas être contestée pour la situation dans laquelle la Commission s'est trouvée en 1968, en raison de la nécessité de rationaliser ses services et de réduire les effectifs de son personnel. Comme nous l'avons vu, des délais importants ont été accordés aux fonctionnaires qui
devaient être licenciés (ce qui a même provoqué une critique de la Commission de contrôle). En outre, dans le cadre de la restructuration des services, ces fonctionnaires n'ont pas été affectés à de nouveaux postes, ils se trouvaient donc dans une situation qui se rapprochait d'une mise en congé et dans laquelle ils devaient tout au plus s'occuper de la liquidation de leur activité antérieure. Que, dans une telle situation, l'institution veille à ce que les fonctionnaires fassent valoir en temps
utile les droits au congé qu'ils possèdent encore, afin d'éviter des demandes supplémentaires d'indemnité en application de l'article 4 de l'annexe V au statut, cela non seulement apparaît légitime, mais peut même être considéré comme un devoir vu le sens des dispositions spéciales appliquées. Si nous considérons sous cet angle le fait que le requérant et les autres fonctionnaires appelés à cesser leurs fonctions ont été invités à prendre le congé auquel ils avaient encore droit, il apparaît
qu'il n'a pu s'agir seulement de recommandations, mais que nous avons affaire nettement à une mise en demeure, même en l'absence d'ordres précis concernant la date des congés. Après tout ce que nous venons de dire, deux questions seulement peuvent se poser dans le cas du requérant: il faut examiner s'il n'a pas pu répondre à l'invitation pour des raisons de service impérieuses et il importe de savoir en outre s'il n'était pas possible de s'attendre à une telle réponse pour d'autres raisons. Ce
n'est qu'au cas où cet examen justifierait le comportement du requérant que nous pourrions considérer que son droit au congé n'a pas été perdu et s'est transformé en un droit à indemnité.
Comme vous le savez, au sujet de la première des questions soulevées, le requérant fait valoir qu'il a dû liquider le cabinet du président démissionnaire, en particulier mettre de l'ordre dans ses archives et que, pour cette raison, il n'a pas été disponible. Toutefois, à y regarder de plus près, il apparaît immédiatement qu'il peut difficilement réussir ainsi à se justifier. A cet égard, l'élément important est tout d'abord que l'instruction de service en ce sens donnée par la décision
déterminante de la Haute Autorité était limitée dans le temps, c'est-à-dire au mois de juillet 1967. Il s'ensuit que plus tard le requérant n'avait manifestement plus aucun titre pour s'occuper de la liquidation du cabinet de l'ancien président de la Haute Autorité. Toutefois, si nous supposons que cette mission pouvait être prolongée tacitement, possibilité qu'infirme la déclaration expresse de la Commission selon laquelle la direction de l'Inspection dans laquelle le requérant avait été
réintégré ne l'avait pas dispensé de remplir les tâches de liquidation indiquées, nous devons dire que l'extension ininterrompue de celles-ci jusqu'en septembre 1968 paraît complètement invraisemblable. Il en est de même si nous considérons que la liquidation du cabinet du président aurait exigé plus de temps que celle des autres cabinets et qu'elle a été rendue difficile par le départ du président (absent depuis le 5 mars 1967). En tout cas, le requérant a pu commencer le travail de liquidation
quatre mois déjà avant la fusion des exécutifs, c'est-à-dire en mars 1967. Il faudrait en outre considérer que, dès 1967, il a eu la possibilité de prendre un congé annuel assez long (43 jours). Étant donné cette situation et le fait que les tâches de liquidation avaient tendance à décroître, on devait s'attendre à ce que le requérant justifie son point de vue d'une façon plus pertinente qu'il n'a tenté de le faire par quelques brèves indications et quelques offres générales de preuve. — En
outre, en ce qui concerne son activité au sein de l'unité administrative dans laquelle il a été réintégré en vertu de la décision de la Haute Autorité à compter du 1er août 1967, il est parfaitement clair qu'elle ne peut pas non plus justifier le fait de ne pas avoir pris de congé. A cet égard, la Commission nous a expliqué sans être contredite que le requérant n'a été chargé que de quelques études. A ce propos, il y a lieu de considérer aussi que lors de la restructuration de l'administration de
la Commission, il ne s'est vu confier aucune fonction et qu'il est resté à Luxembourg, alors que la direction de l'Inspection avait été transférée à Bruxelles le 1er juillet 1968. Il n'est donc pas surprenant qu'en février 1969 ses supérieurs dans la direction de l'Inspection ont pu expressément déclarer que des raisons de service n'auraient pas empêché le requérant de prendre son congé en 1968.
En conséquence, s'il est prouvé que des raisons de service ne l'ont pas empêché de répondre à l'invitation qui lui a été adressée en juin 1968, il ne reste qu'à rechercher si, pour d'autres motifs, il pouvait paraître injuste de lui imposer de prendre le congé qui lui revenait avant de cesser ses fonctions. A ce sujet, comme vous le savez, il s'est contenté d'alléguer pour l'essentiel qu'il ne lui a pas été possible d'organiser à bref délai un voyage de vacances. Mais sur ce point non plus, nous
ne pouvons pas le suivre. Certes, il faut reconnaître qu'en principe les ordres que l'institution donne à bref délai au sujet des congés doivent faire l'objet d'une appréciation stricte parce qu'elles peuvent restreindre injustement la marge d'initiatives privées. Mais nous devons admettre que la situation particulière dans laquelle la Commission s'est trouvée durant l'été 1968 justifie en principe une autre appréciation. Au reste, puisqu'il était normal de prendre le congé annuel en été,
l'allégation du requérant selon laquelle il lui a été impossible d'organiser ses vacances paraît à peine croyable. Pour apprécier son cas, nous pouvons à notre avis la négliger sans difficulté.
En définitive, nous arrivons donc à cette constatation que le requérant a été à bon droit invité, en juin 1968, à prendre les jours de congé auxquels il avait droit avant de quitter le service et qu'il a perdu son droit au congé du fait qu'il n'a pas répondu à cette invitation sans raison impérieuse. Ainsi il est en même temps certain qu'il n'existe pas de droit à une compensation pécuniaire. Au reste, cette conclusion nous épargne également de rechercher pour combien de jours de congé (ce point,
vous le savez, est également contesté) il y aurait lieu à indemnisation et sur quelle base (traitement de base de 1967 ou de 1968) elle devrait être calculée.
2. En revanche, il nous faut encore dire un mot au sujet de la demande incidente formulée dans la réplique et visant à éliminer du mémoire en défense une phrase considérée comme injurieuse. A cet égard nous pouvons nous résumer brièvement. En effet, si nous considérons de plus près ce que la Commission a exprimé par la phrase critiquée, il ne reste qu'à conclure qu'elle a employé des termes très prudents. En réalité, dans le mémoire en défense nous lisons simplement ceci : «on voit alors très mal
comment le requérant… peut valablement soutenir aujourd'hui que les tâches relevant de la liquidation du cabinet du président de la Haute Autorité l'auraient retenu jusqu'au 30 septembre 1968, c'est-à-dire pendant une période de quinze mois». Devant ce jugement modéré émis sur la base de probabilité, nous ne parlerons pas d'une injure, mais il faudrait reconnaître en tout cas qu'il a été porté dans le cadre de la défense légitime des intérêts de la Commission. Il n'y a donc pas lieu
raisonnablement d'ordonner la suppression demandée par le requérant.
3. Sans estimer qu'une enquête soit nécessaire, nous parvenons ainsi à la conclusion que les demandes du requérant visant à annuler la décision du directeur général du personnel et de l'administration du 30 avril 1969, à constater que le requérant possède un droit à indemnité pour le congé qu'il n'a pas pris et à condamner la Commission à verser une indemnité pour 67 jours de congé qu'il s'est abstenu de prendre ne sont pas plus fondées que la demande incidente visant à supprimer une phrase du
mémoire en défense de la Commission. Le recours doit être entièrement rejeté et, en conséquence, le requérant doit supporter les dépens.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.