CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JOSEPH GAND,
PRÉSENTÉES LE 16 JUIN 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les juges,
Le recours dont vous êtes saisis par M. Hake), négociant en ferraille à Düsseldorf, est relatif aux conditions de fonctionnement du marché de ce produit sur le territoire de la République fédérale.
1. Les pratiques auxquelles a donné lieu ce marché n'ont pas cessé, depuis l'entrée en vigueur du traité CECA, de causer de sérieuses difficultés et ont nécessité à plusieurs reprises l'intervention de la Haute Autorité. Dès le 19 mai 1953, celle-ci, en même temps qu'elle autorisait l'institution de la Caisse de péréquation des ferrailles importées, faisait savoir à la société allemande Schrottvermittlung que ses activités, qui tendaient essentiellement à assurer une répartition de la ferraille,
étaient contraires à l'article 65, paragraphe 1, du traité CECA et elle l'invitait en conséquence à se dissoudre. Deux ans plus tard, la Haute Autorité était amenée par décision du 20 juillet 1955 à refuser l'autorisation demandée pour la Westdeutsche Schrotteinkaufs-Gesellschaft, par la quasi-totalité des entreprises sidérurgiques du même État, d'acheter la ferraille à l'intérieur et à l'étranger et de la répartir, ce que cette société avait d'ailleurs commencé à faire avant même qu'ait été
présentée une demande d'autorisation. Ces deux coups d'arrêt ne semblent pas avoir eu des effets très durables; en effet, le requérant a eu depuis 1967, par lui-même ou par son avocat, de nombreux contacts avec les services de la Haute Autorité, puis avec ceux de la Commission, pour leur signaler la reconstitution sous un autre nom du cartel interdit. Il demanda ensuite à la Commission, par deux lettres des 16 septembre et 3 octobre 1969, sur les termes desquelles nous aurons à revenir, de
prendre des mesures pour rétablir et garantir une concurrence normale sur le marché allemand de la ferraille. Il annonçait son intention d'introduire, si besoin était, un recours en carence.
C'est effectivement ce qu'il fit, faute de réponse, par un recours enregistré le 15 décembre 1969, et dont les conclusions sont exactement les suivantes: M. Hake vous demande de dire que la Commission est tenue:
— de décréter à l'encontre des membres de l'entente et de ses organes administratifs une interdiction visant les accords, décisions et pratiques restrictives de concurrence sur le marché de la ferraille,
— d'infliger à ces membres ou organes des amendes d'un montant approprié,
— de prendre des mesures de nature à garantir la concurrence sur le marché de la ferraille, comme notamment fixer le quota minimum des besoins en ferraille des entreprises sidérurgiques à concurrence du total duquel elles doivent s'approvisionner chez les négociants indépendants.
2. Postérieurement à l'introduction de son recours, une décision de la Commission du 21 janvier 1970 lui a donné satisfaction sur les deux premiers points. Cette décision qui mentionne «la plainte formulée par un négociant de ferraille allemand», relève qu'à partir de juillet 1959 26 entreprises ont recouru à un système de quotas pour réduire leurs achats sur le marché national, en vue de maintenir les prix de la ferraille à un niveau peu élevé, que ce système a restreint la possibilité pour les
négociants indépendants d'approvisionner directement les producteurs d'acier et en a fait des sous-traitants des «sociétés commerciales de groupe», et que la fixation de points uniformes de parité de frêt a supprimé toute concurrence en matière de prix entre les négociants. Dans l'application de ces accords, la Deutsche Schrottverbrauchergemeinschaft (DSVG) a joué un rôle décisif, et après sa dissolution, le 30 janvier 1969, les entreprises paraissent avoir cessé les pratiques irrégulières. La
Commission constate en conséquence que les 26 entreprises en cause ont contrevenu de juillet 1959 à janvier 1969 à l'article 65, paragraphe 1, du traité CECA, et elle inflige à 25 d'entre elles des amendes variant de 29000 à 1000 uc.
Les deux premiers chefs du recours sont donc devenus sans objet.
3. Quant au troisième, la défenderesse considère qu'il est irrecevable, faute d'avoir été compris dans les lettres par lesquelles le requérant avait saisi antérieurement la Commission. En effet, les demandes présentées dans le cadre d'un recours en carence ne peuvent concerner que des points dont cette autorité a été saisie, et elles ne peuvent avoir d'autre objet que le refus de celle-ci de prendre la décision qu'elle a été mise en demeure d'adopter (Chambre syndicale de la sidérurgie de l'Est c/
Haute Autorité, 24 et 34-58 — 15 juillet 1960 — Recueil, VI-1960, p. 609).
Or, la lettre du 16 septembre 1969 ne demande à la Commission que de constater la violation par des aciéries allemandes et des entreprises de négoce de ferraille faisant partie de leur groupe des dispositions de l'article 65 du traité et de prendre à leur égard «les sanctions appropriées».
La lettre du 3 octobre suivant n'est pas au fond très différente. M. Hake déclare qu'il désire surtout avoir de nouveau accès au marché dont l'entente l'a progressivement exclu. Aussi les demandes présentées dans sa lettre précédente doivent-elles s'entendre comme sollicitant de la Commission «des mesures satisfaisantes et appropriées pour rétablir et garantir une concurrence normale sur le marché allemand de la ferraille», notamment en interdisant les accords et pratiques qui y faisaient
obstacle, et en infligeant des amendes aux firmes coupables.
La Commission fait observer avec raison qu'elle a pu comprendre la phrase que nous avons citée comme se bornant à introduire une demande concrète d'interdiction et de sanction, à laquelle sa décision du 21 janvier 1970 a donné entière satisfaction.
A supposer que M. Hake ait entendu à l'époque obtenir de la Commission d'autres mesures que celles qui ont été prises, il ne les a aucunement indiquées dans ses lettres; en particulier, il n'a jamais mentionné la fixation d'un quota minimum de leurs besoins de ferraille à concurrence duquel les entreprises seraient tenues de s'approvisionner chez les négociants indépendants. Le requérant objecte, il est vrai, que cette demande était déjà contenue en «termes généraux» dans sa lettre du 3 octobre
1969, et qu'il a dû l'expliciter parce que la Commission n'a pas émis d'idées précises sur les mesures efficaces à prendre pour rétablir et garantir les conditions normales de concurrence. Mais cela est contraire au système de l'article 35: le refus implicite, fiction créée par cet article, ne peut exister qu'à l'égard d'une demande explicite. Si M. Hake entendait obtenir d'autres mesures que celles qui ont été prises, il lui incombait de les indiquer de façon précise en saisissant la
Commission. Sans qu' il y ait donc lieu d'examiner le bien-fondé du troisième chef de recours sur lequel la Commission s'est longuement expliquée, nous ne pouvons que vous proposer de le rejeter comme irrecevable.
4. Il vous reste à vous prononcer sur les dépens, qui n'ont fait l'objet de conclusions de la part du requérant que dans sa réplique.
M. Hake a obtenu satisfaction, postérieurement à l'introduction du recours, sur deux des trois chefs de son recours, il succombe pour le troisième. Comme il ne paraît pas possible de séparer dans les dépens ce qui est afférent à l'un ou l'autre des différents chefs du recours, nous vous proposerons de mettre ces dépens pour les 2/3 à la charge de la Commission, et pour le surplus à celle du requérant.
Nous concluons :
— à ce qu'il soit décidé qu'il n'y a plus lieu de statuer sur les deux premiers chefs du recours;
— au rejet comme irrecevable du troisième chef de ce recours;
— à ce que les dépens soient supportés pour les 2/3 par la Commission et pour le surplus par le requérant.