CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 12 NOVEMBRE 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Pour bien comprendre l'origine et la portée de la présente affaire, il y a lieu, croyons-nous, de rappeler brièvement les principaux traits et l'évolution de la législation allemande sur les boissons alcoolisées.
Nous nous excusons de ce rappel auprès de ceux d'entre vous qui sont familiers avec cette législation mais peut-être ne l'êtes-vous pas tous, Messieurs, au même degré.
La législation allemande sur les boissons alcoolisées est, comme la plupart des législations européennes, partie d'une distinction fondamentale et simple, la distinction entre :
— d'une part, les boissons obtenues par une fermentation naturelle, c'est-à-dire essentiellement les vins et la bière:
— d'autre part, les boissons obtenues par la distillation ou, de façon générale, par tout autre procédé que la fermentation.
La différence essentielle entre les régimes juridiques applicables à ces deux catégories de boissons est la suivante :
La première est librement commercialisée.
La seconde, au contraire, fait l'objet d'un monopole d'achat du produit brut institué par une loi du 8 avril 1922, loi qui fut fréquemment modifiée par la suite. L'État achète le produit brut, lui fait subir un traitement dit «rectification», puis ensuite le revend aux utilisateurs.
Pour les produits faisant l'objet du monopole, le système fiscal à l'heure actuelle est le suivant :
1. En ce qui concerne les alcools produits sur le territoire national, l'État a un monopole d'achat et de traitement du produit brut mais il peut renoncer à l'exercer.
Il perçoit, lorsqu'il exerce son monopole, une taxe dite «Branntweinsteuer» et, lorsqu'il excepte le producteur de l'obligation de livraison, une surtaxe dite «Branndweinaufschlag».
2. En ce qui concerne les importations: Le monopole a le droit exclusif d'importer l'alcool brut ou rectifié, sauf exceptions limitativement énumérées.
Pour les autres spiritueux, le monopole d'achat ne joue pas, mais il est perçu sur celles de ces boissons qui, par leur nature, entreraient dans le champ d'application du monopole si elles étaient produites en Allemagne, une taxe dite Monopolausgleich ou droit compensateur du monopole et correspondant en principe à la charge fiscale qui grève les alcools ou eaux-de-vie indigènes.
L'élément essentiel de l'assiette de ces diverses taxes est le degré ou le pourcentage en «esprit-de-vin» ou «Weingeist».
Signalons à cet égard une petite difficulté linguistique: alors qu'au XVIIIe et au XIXe siècles les expressions de «Weingeist» et d'«esprit-de-vin» avaient en France et en Allemagne une signification identique: celle de l'alcool résultant de la distillation ou d'un processus autre que la fermentation naturelle, et que par exemple Condorcet, dans une sorte d'anticipation de la présente affaire, soulignait à la veille de la Révolution française les difficultés que présentait en matière de «droits
sur l'esprit-de-vin… la manière d'avoir égard dans les droits d'entrée aux différents degrés de force de cette liqueur», la terminologie a évolué à la fin du XIXe siècle: l'expression est restée courante dans la législation allemande, en France elle est devenue archaïque. En allemand, elle est devenue moins précise, gardant tantôt son sens primitif, tantôt au contraire, notamment lorsqu'il est question de degré ou de pourcentage en esprit de vin, désignant ce qui dans la terminologie française
moderne correspond au taux d'alcool pur contenu dans une boisson, sans distinction quant à son origine (fermentation ou distillation).
Cette observation étant faite, il y a lieu tout d'abord de remarquer que le système allemand que nous avons décrit brièvement il y a un instant, en apparence simple et cohérent, se révéla d'une application difficile pour certains produits, notamment pour les ver mouths.
Ces boissons qui, depuis le XVIIIe siècle, tirent leur nom français d'un vieux mot allemand «Wermut» qui désignait l'absinthe, sont des apéritifs à base de vin, vin blanc nous a-t-on dit, dans lequel on fait infuser différentes substances amères (absinthe, cannelle, écorces d'orange, etc.), chaque marque ayant sa recette propre. Elles se caractérisent en outre par une teneur en alcool plus élevée que celle qui est généralement obtenue par la fermentation naturelle, ce qui amène les fabricants
dans la plupart des cas à ajouter à des vins de base de degrés différents une certaine quantité d'alcool provenant de la distillation ou d'une autre source que la fermentation naturelle.
Ces caractéristiques faisaient que jusqu'à une date récente ces boissons, lors de leur importation en Allemagne, échappaient au Monopolausgleich.
Les administrations fiscales allemandes, estimant que cette situation aboutissait à une discrimination au détriment des produits allemands, essayèrent tout d'abord de faire combler cette lacune par la jurisprudence.
Elles demandèrent en effet aux Cours fiscales allemandes de juger que, dès lors qu'il y avait addition d'«esprit-de-vin» à un vin de base, le produit entrait dans le champ d'application du monopole et était soumis lors de son importation à la taxe compensatoire du monopole.
Mais cette thèse ne fut pas entièrement admise par le Bundesfinanzhof. Celui-ci en effet, par deux arrêts du 27 mars 1963, refusa d'admettre que les vins enrichis d'«esprit-de-vin» étaient dans tous les cas soumis au monopole.
Il décida qu'ils ne l'étaient que lorsque cette addition d'alcool leur avait fait perdre leur caractère originaire de vin.
Comme il était extrêmement difficile, sinon impossible, aux administrations allemandes d'établir que les vermouths importés avaient perdu leur caractère originaire de vin, ces administrations décidèrent alors de faire régler le problème par le législateur mais pour cela elles furent obligées de faire prendre deux textes successifs.
Le premier texte, intervenu le 1er avril 1966, fit entrer dans le champ d'application du monopole toutes les boissons à base de vin ou assimilables au vin enrichies par alcoolisation et fixait des modalités d'assiette particulières pour la perception du Monopolausgleich sur ces boissons.
Mais ce texte se révéla insuffisant pour obtenir le résultat recherché car, dans la plupart des cas, les importateurs de vermouth obtinrent des pays d'origine des certificats affirmant que les boissons importées n'avaient pas été alcoolisées.
Le fisc allemand ne se découragea pas pour autant et, à partir d'avril 1967, obtint du Parlement un texte qui se révéla parfaitement efficace.
Ce texte modifiait une fois de plus l'article 151 de la loi allemande sur le monopole des alcools et, combiné avec la réforme déjà effectuée en 1966, disposait pour l'essentiel :
1) que toutes les boissons à base de vin seraient en quelque sorte «réputées» avoir été alcoolisées dès lors qu'elles présenteraient une teneur en alcool supérieure à 10,5 %;
2) que tous les vins seraient également réputés avoir été alcoolisés s'ils présentaient une teneur en alcool supérieure à 14 % ;
3) que pour ces deux catégories de boissons la taxe compensatoire du monopole serait perçue en fonction du degré d'alcool dépassant 10,5 % dans le premier cas et 14 % dans le second cas.
La combinaison de ces deux dispositions refermait, si l'on peut dire, le filet sur les importateurs de vermouth qui, ainsi, ne pouvaient plus dans aucun cas, semble-t-il, échapper à la taxe compensatoire du monopole.
C'est ainsi que la succursale sarroise de la société Cinzano, ayant importé en octobre 1967 1200 litres de vermouth d'origine française d'un degré alcoolique de 15,7 %, se vit taxer pour importation d'un produit à base de vin et qu'il lui fut réclamé la taxe compensatoire de monopole calculée sur les 5,2 % d'alcool supérieurs au seuil légal de 10,5 %.
La société réclama bien entendu auprès des autorités compétentes puis, n'ayant pas obtenu satisfaction, elle saisit les juridictions fiscales allemandes.
La juridiction de première instance rejeta sa requête pour des motifs sur lesquels nous reviendrons tout à l'heure.
Puis, l'affaire ayant été portée devant le Bundesfinanzhof, cette haute juridiction a sursis à statuer et vous a saisis de la question suivante :
«Y a-t-il infraction à l'article 37, paragraphe 2, du traité instituant la Communauté économique européenne lorsqu'un État membre, dans lequel l'importation des alcools et eaux-de-vie est soumise à un monopole d'État, frappe à compter du 1er avril 1966, en raison du fait qu'elles ont une teneur en esprit-de-vin excédant un maximum déterminé, les boissons à base de vin importées d'un autre État membre (par exemple les vermouths) d'une imposition destinée à compenser la charge fiscale qui grève les
alcools et eaux-de-vie indigènes alors que précédemment il ne percevait en règle générale cette imposition que dans le cas où c'était par l'addition d'esprit-de-vie que le produit originaire (par exemple le vin) avait perdu son caractère propre ?»
En présence de cette question, deux remarques préliminaires nous paraissent devoir être faites :
a) La première c'est que vous ne pouvez pas, croyons-nous, répondre à cette question dans les termes mêmes où elle vous a été posée.
Il est en effet de jurisprudence constante que, saisie dans les conditions prévues à l'article 177 du traité, la Cour ne peut pas apprécier la compatibilité d'une loi nationale avec les dispositions dudit traité.
Elle ne pourrait le faire que dans le cadre d'un recours pour manquement introduit soit par la Commission soit par un État membre dans les conditions prévues aux articles 169 et 170.
Mais lorsqu elle est saisie par application de l'article 177 du traité, la Cour n'est pas compétente pour procéder à un tel examen.
Vous l'avez rappelé dans de nombreux arrêts et notamment très récemment dans votre arrêt du 21 octobre 1970, Transports Lesage, affaire no 20/70.
Mais, comme vous l'avez fait dans cette dernière affaire et dans beaucoup d'autres, vous pourrez, pensons-nous, interpréter la question posée par le Bundesfinanzhof en estimant que cette Cour vous demande seulement d'interpréter une disposition communautaire afin de mettre les juridictions nationales en mesure de l'appliquer correctement.
b) Toutefois, et ce sera notre seconde observation préliminaire, cette interprétation nécessaire de la question posée ne doit pas, à notre avis, vous amener à la déplacer ou à l'étendre.
A cet égard, la présente affaire soulève une difficulté particulière.
Comme vous avez pu vous en rendre compte au cours des débats oraux, il existe d'importantes divergences de vues entre les spécialistes sur la question de savoir si la taxe compensatoire du monopole est vraiment une taxe de monopole ou si ce n'est pas plutôt, et malgré son nom, un impôt de consommation, comme le soutient le gouvernement allemand.
Dans le premier cas, la disposition communautaire à considérer principalement est évidemment l'article 37 du traité; dans le second cas, c'est l'article 95 et éventuellement l'article 12.
Mais le Bundesfinanzhof ne vous a saisis que d'une seule question, celle relative à la portée de l'article 37 du traité.
Dans ces conditions :
Pouvez-vous, d'une part, vous prononcer sur le caractère de la taxe compensatoire du monopole et décider de sa nature, taxe de monopole ou impôt de consommation ?
Pouvez-vous, d'autre part, interpréter éventuellement ou alternativement les dispositions de l'article 95 ou autres qui seraient susceptibles de recevoir application si cette taxe est un impôt de consommation ?
Nous ne pensons pas que vous puissiez le faire, essentiellement pour la raison suivante :
La difficulté n'a nullement échappé au Bundesfinanzhof et c'est à dessein qu'il ne vous a saisis que du problème de la Dortée de l'article 37.
En première instance, en effet, le juge fiscal avait formellement pris position et après avoir estimé que la taxe compensatoire du monopole était en réalité une imposition interne au sens de l'article 95 du traité, il avait déclaré d'une part que les dispositions de l'article 37 ne lui étaient pas opposables puisqu'il ne s'agissait pas d'une taxe de monopole et que, d'autre part, les dispositions de l'article 95 du traité ne faisaient pas obstacle à sa perception.
Mais le Bundesfinanzhof n'a pas voulu confirmer pour le moment cette interprétation. Il a au contraire, dans le jugement qui vous saisit, expressément réservé la question en indiquant qu'il entendait vous renvoyer uniquement le problème posé par l'interprétation de l'article 37 sans préjudice (nous citons : «unbeschadet») de la compatibilité du Monopolausgleich avec les dispositions des articles 12 et 95 du traité de la CEE.
Dans ces conditions, nous ne pensons pas que vous puissiez ni vous prononcer sur la nature de cette taxe, ni interpréter à son sujet les articles 12 et 95 du traité. Vous devrez, croyons-nous, réserver le problème, comme l'a fait le Bundesfinanzhof dans l'arrêt par lequel cette Cour vous a saisis.
Tout au plus, la mesure litigieuse ayant évidemment de toute façon un aspect fiscal, pourrez-vous utiliser les principes dégagés par votre jurisprudence quant à la portée de l'article 95 pour interpréter en l'espèce l'article 37.
Nous vous proposons donc en définitive d'interpréter la question posée en lui donnant une portée plus abstraite que celle que lui avait donnée le Bundesfinanzhof et de la formuler ainsi :
«L'obligation de “standstill” établie par le paragraphe 2 de l'article 37 du traité instituant la Communauté économique européenne fait-elle obstacle à ce que, à compter du 1er avril 1966, un État membre assujettisse à une taxe de monopole, destinée à compenser la charge fiscale qui grève les alcools et eaux-de-vie indigènes, des boissons à base de vin importées d'un autre État membre (les vermouths par exemple) en donnant pour assiette à cette taxe la teneur en “esprit-de-vin” de ces boissons
excédant un maximum déterminé, alors que précédemment lesdites boissons n'étaient en général soumises à cette imposition que dans le cas où c'était par l'addition d'“esprit-devin” que le produit originaire (par exemple le vin) avait perdu son caractère propre?»
A cette question vous devrez, croyons-nous, donner une réponse en trois points.
Le premier consistera à rappeler la portée générale de l'obligation de «standstill» posée par le paragraphe 2 de l'article 37.
Le second tendra à nuancer ce rappel des principes généraux en indiquant à la Cour allemande qu'ils ne font pas obstacle en règle générale à l'institution d'une imposition nouvelle dans la mesure où cette imposition n'a pour objet et pour effet que de mettre les marchandises importées sur le même pied du point de vue fiscal que des produits nationaux similaires.
Enfin, le troisième point de votre réponse devrait, selon nous, donner à cette haute juridiction quelques indications sur les conditions auxquelles une taxe comme celle de l'espèce peut être regardée comme ayant uniquement pour objet et pour effet de faire cesser une discrimination pénalisant les produits nationaux.
Revenons maintenant sur chacun de ces points.
I
Le premier est, à notre avis, celui qui présente le moins de difficultés. Par votre jurisprudence antérieure, et notamment par vos arrêts du 15 juin 1964, Costa (Recueil, X-1964, p. 1167) et du 4 février 1965, Albatros (Recueil, XI-1965, p. 9), vous avez déjà dégagé les principes suivants :
1. L'article 37-2 constitue en toutes ses dispositions une règle communautaire susceptible d'engendrer dans le chef des justiciables des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder.
2. Cette disposition a pour objet d'interdire toute mesure nouvelle contraire au principe énoncé à l'article 37, paragraphe 1, c'est-à-dire toute mesure ayant pour objet ou pour conséquence une discrimination nouvelle entre les ressortissants des États membres dans les conditions d'approvisionnement et de débouché d'un produit susceptible de commerce et d'échange entre États, soit par des restrictions quantitatives, soit par l'introduction de nouveaux droits de douane ou de taxes d'effet équivalent,
soit enfin par l'augmentation de tels droits ou de telles taxes.
Vous devrez rappeler, croyons-nous, ces principes, car ils nous paraissent pleinement applicables en l'espèce pour deux raisons :
a) Le monopole allemand des alcools est bien l'un des monopoles commerciaux visés par l'article 37 du traité et non pas un monopole de caractère fiscal comme ceux auxquels est applicable l'article 90 du même traité.
Le gouvernement allemand ne l'a jamais contesté; il l'a lui-même qualifié de monopole commercial lorsqu'il a déclaré son existence à la Commission.
La Commission lui a reconnu ce caractère dans la recommandation qu'elle a adressée le 26 novembre 1963 à la république fédérale d'Allemagne pour l'aménagement de ce monopole (JO, 10 décembre 1963. p. 2857).
Cet accord des instances nationales et des instances communautaires sur le caractère de ce monopole correspond, à notre avis, à une exacte appréciation de sa nature que la Cour, selon nous, ne pourra que confirmer.
b) L'obligation de «standstill» prévue par l'article 37, paragraphe 2, est bien susceptible de recevoir application en l'espèce.
Certes, le monopole allemand des alcools a bien au moins partiellement pour objet de faciliter l'écoulement ou la valorisation de produits agricoles et paraît donc «prima facie» entrer dans le champ d'application du paragraphe 4 de l'article 37. Mais, ainsi que l'a rappelé la Commission au gouvernement de la république fédérale allemande dans la recommandation que nous venons de citer ainsi que dans deux autres recommandations des 22 mars et 22 décembre 1969, le texte même de cet alinéa 4 dispose
clairement que les obligations du paragraphe 2 de l'article 37 sont applicables aux monopoles intéressant des produits agricoles et que ce paragraphe 4 a seulement pour objet de poser certaines règles particulières en ce qui concerne les conditions de l'aménagement progressif de cette catégorie de monopoles pour l'application intégrale des dispositions de l'article 37.
Nous pensons donc que le premier point de la réponse que vous avez à donner au Bundesfinanzhof consistera à lui rappeler les principes déjà dégagés par votre jurisprudence quant à la portée de l'article 37, paragraphe 2, et qui, comme nous venons de vous le dire, paraissent applicables en l'espèce.
II
Le deuxième point de votre réponse pose déjà un problème plus délicat.
Comme vous l'avez entendu lors des débats oraux, un des points essentiels de l'argumentation du gouvernement allemand consiste à soutenir d'une part que le texte qui a assujetti à partir d'avril 1966 les boissons à base de vin et plus spécialement les vermouths à la taxe compensatoire du monopole, n'a pas constitué une mesure nouvelle proprement dite, mais simplement en quelque sorte une disposition interprétative de la législation antérieure, d'autre part et surtout qu'en tout état de cause cette
mesure n'était pas contraire à l'article 37, paragraphe 2, car elle n'a ni pour objet ni pour effet de créer une discrimination au détriment des importateurs, mais seulement de supprimer une discrimination qui, jusque-là, pénalisait les fabricants de vermouth utilisant des alcools produits en Allemagne.
Le premier point de cette argumentation ne nous paraît pas pouvoir être retenu.
Il est impossible, à notre avis, de considérer que la mesure entrée en vigueur en Allemagne fédérale en avril 1966 était une simple interprétation de la législation antérieure.
Comme nous vous l'avons dit tout à l'heure en exposant l'historique de la question, c'est précisément parce que les autorités allemandes ne pouvaient pas arriver à imposer les vermouths d'importation au Monopolausgleich qu'elles ont proposé et obtenu un texte législatif qui n'était pas un texte interprétatif, mais un texte complémentaire. C'est donc bien d'une mesure nouvelle qu'il s'agit.
En revanche, la seconde partie de l'argumentation du gouvernement allemand nous paraît devoir être retenue, au moins dans son principe, comme vous le propose d'ailleurs la Commission.
Nous pensons en effet que l'institution d'une mesure nouvelle ne déroge pas à l'obligation de «standstill» posée par l'article 37, paragraphe 2, lorsque cette mesure nouvelle a uniquement pour objet et pour effet non de créer une discrimination au détriment de l'importateur, mais de faire cesser une discrimination qui existait au détriment du producteur national.
Cette thèse, nous le reconnaissons volontiers, n'est pas évidente, et elle se heurte au moins à deux objections qui nous ont fait hésiter tout d'abord à vous la présenter.
Première objection: le but final fixé par l'article 37 du traité est l'aménagement des monopoles nationaux. On peut se demander dès lors si l'élimination d'une discrimination qui frappait le produit national en raison de l'existence même et des règles propres du monopole n'a pas finalement pour effet de cristalliser et de confirmer ce monopole dans sa rigidité précommunautaire, alors que la volonté des auteurs du traité a été précisément de le voir progressivement aménagé.
Mais cette objection peut, croyons-nous, être assez facilement écartée.
En effet, le traité, dans son article 37, comme d'ailleurs dans beaucoup d'autres de ses articles, distingue nettement entre les objectifs à long terme et les obligations qui de toute façon pèsent sur les États membres avant que ces objectifs à long terme ne soient réalisés. Dès lors, l'incidence éventuelle et indirecte que pourrait avoir sur la réalisation des objectifs à long terme une mesure prise dans la période transitoire ne peut, pensons-nous, par elle-même être de nature à entacher
d'illégalité ladite mesure si celle-ci est par ailleurs conforme aux objectifs définis par le traité et aux obligations que celui-ci impose aux États membres.
Mais, et c'est là la seconde objection que nous nous sommes faite avant de vous proposer d'adopter la thèse que défend la Commission: une mesure qui a pour objet et pour effet de faire disparaître une discrimination existant au détriment des producteurs nationaux est-elle conforme aux objectifs du traité et compatible avec les obligations acceptées par les États?
On peut à première vue en douter. En effet, l'un des objectifs du Marché commun, et notamment celui qui implique l'interdiction ou la suppression de discriminations existant dans un État au détriment des importateurs, c'est le développement des échanges entre les États membres.
Or, il est bien certain que la suppression d'une discrimination existant dans un pays au détriment des producteurs nationaux n'a pas nécessairement pour effet de développer les importations et, au contraire, peut avoir dans bien des cas pour conséquence de les restreindre, au moins sectoriellement, partiellement ou temporairement.
On pourrait alors se demander si une telle mesure se rattache bien aux objectifs que se sont fixés en commun les États signataires du traité de Rome, mais le texte même de ce traité donne, croyons-nous, la réponse à la question posée.
En effet, un des principaux objectifs du Marché commun est celui énoncé tant dans le préambule que dans l'article 3, paragraphe f, du traité, d'«assurer la loyauté dans la concurrence».
Le développement des échanges entre les États n'est qu'un des moyens pour parvenir à ce résultat.
Aussi pensons-nous que, lorsque cette concurrence est faussée par l'existence d'un régime discriminatoire au détriment des producteurs nationaux, il entre dans les objectifs du Marché commun et dans les obligations du traité de supprimer cette discrimination car elle porte atteinte à la loyauté de la concurrence comme les discriminations portent préjudice aux importateurs.
En définitive, c'est essentiellement l'intérêt du consommateur, c'est-à-dire du citoyen, qui, en l'espèce, est la loi suprême, et dès lors que cet intérêt peut être servi par une mesure de nature à assurer la loyauté de la concurrence, cette mesure est bien conforme aux objectifs du traité.
On peut évidemment remarquer qu'en l'espèce le consommateur qu'il s'agit finalement de protéger, c'est-à-dire le consommateur de vermouth, n'est pas socialement et moralement particulièrement digne d'intérêt.
Mais c'est là un problème qui dépasse la question dont vous êtes saisis aujourd'hui.
Les règles du Marché commun sont applicables aux alcools de bouche comme aux autres produits. Et si, comme nous l'espérons, il y a un jour une lutte communautaire contre l'alcoolisme, elle ne pourra se faire que par une réglementation communautaire des droits d'accise, réglementation qui est d'ailleurs, paraît-il, à l'étude.
Dans ces conditions, nous pensons que le deuxième point de la réponse que vous ferez au Bundesfinanzhof devra consister à indiquer à cette haute juridiction que l'article 37, paragraphe 2, du traité, bien qu'interdisant toute mesure de discrimination nouvelle à l'encontre des importateurs, ne fait pas obstacle à la suppression d'une discrimination qui existerait au détriment des producteurs nationaux.
III
Mais devez-vous borner là votre réponse, comme vous le suggère la Commission ?
Nous ne le croyons pas et nous pensons qu'après avoir ainsi posé des principes dans les deux premiers points de votre réponse, vous devrez indiquer au moins dans leurs grandes lignes au Bundesfinanzhof les conditions qui doivent être remplies pour qu'une taxe comme celle de l'espèce puisse être regardée comme ayant uniquement pour objet et pour effet de faire cesser une discrimination qui pénalisait des produits nationaux.
Ces conditions sont à notre avis au nombre de deux qui sont précisément celles que vous avez déjà dégagées pour l'application de l'article 95.
La première condition est que l'imposition en cause ne soit pas supérieure à celle qui frappe directement ou indirectement les produits nationaux similaires.
Pour examiner si elle est remplie, le Bundesfinanzhof devra trancher un certain nombre de questions délicates et examiner notamment si les modalités d'assiette de cette taxe qui, comme nous vous l'avons dit, comportent un élément en quelque sorte forfaitaire, n'ont pas dans certaines hypothèses un effet discriminatoire.
Il a été soutenu devant vous par le représentant de la firme Cinzano que ces modalités d'assiette visaient à compenser non pas une discrimination fiscale dont auraient souffert dans le passé les producteurs allemands, mais le «handicap» que créait pour eux le degré d'alcoolisation naturelle des vins allemands inférieur en général à celui de certains vins étrangers.
C'est là un point que le Bundesfinanzhof devra trancher.
De même, une récente décision de la Commission (JO no L 214 du 29 septembre 1970, p. 8) a permis à l'Allemagne fédérale d'importer d'Algérie à un tarif inférieur au tarif extérieur commun 17000 hectolitres de vins destinés à la préparation de vermouths.
Ces vins étant à peu près certainement d'une teneur en alcool très élevée, il appartiendra au Bundesfinanzhof de déterminer quelle est la charge fiscale que supporteraient, lors de leur commercialisation, deux vermouths de même titre alcoolique et préparés à partir d'un vin de base de même degré lorsque l'un serait importé de l'étranger comme produit fini et lorsque l'autre serait alcoolisé en Allemagne grâce à de l'«esprit-de-vin» acquis auprès du monopole.
C'est seulement après avoir procédé à de tels examens que le Bundesfinanzhof pourra déterminer si la première condition que nous venons de rappeler est remplie ou non.
Notons enfin que pour les comparaisons qui doivent être faites, la notion de «produits similaires» doit, selon nous, être en l'espèce strictement entendue.
Ce qu'il s'agit de comparer, c'est la situation de vermouths ayant des caractères gustatifs très proches, commercialisés avec une teneur en alcool voisine et préparés selon des principes, sinon des modalités, de fabrication très semblables.
Et ceci nous amène à indiquer la seconde condition qui devra également être remplie pour que l'imposition en cause puisse être regardée comme ayant uniquement pour objet et pour effet de faire cesser une discrimination qui pénalisait antérieurement les produits nationaux.
Il faut que la taxe considérée ne soit pas de nature à protéger indirectement d'autres produits nationaux allemands. Si le Bundesfinanzhof en effet découvrait que la mesure introduite en 1966 dans la législation allemande a pour effet de favoriser, au détriment des vermouths, la production de telle ou telle autre boisson alcoolisée, apéritifs à base de vin ou autres, il serait évidemment difficile de soutenir que cette mesure est compatible avec les obligations résultant aussi bien de l'article 37
que de l'article 95 du traité.
Pour nous résumer, nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que :
1) L'article 37, paragraphe 2, du traité constitue en toutes ses dispositions une règle communautaire susceptible d'engendrer dans le chef des justiciables des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder.
2) L'article 37, paragraphe 2, du traité, bien qu'interdisant toute mesure discriminatoire nouvelle dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés ou toute mesure qui restreint la portée des articles relatifs à l'élimination des droits de douane et des restrictions quantitatives entre les États membres, ne fait pas obstacle à la suppression d'une discrimination qui existerait au détriment des producteurs nationaux.
3) L'extension à de nouveaux produits d'une taxe de monopole ne peut être regardée comme ayant uniquement pour objet et pour effet de faire cesser une discrimination pénalisant les produits nationaux que si, d'une part, elle n'aboutit pas à une imposition des produits importés supérieure à celle qui frappe directement ou indirectement les produits nationaux similaires et que si, d'autre part, elle n'a pas pour conséquence de protéger indirectement d'autres produits nationaux.