CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 19 NOVEMBRE 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Malgré près de 25 ans de pratique du contentieux de la fonction publique, ce n'est jamais sans un certain sentiment de tristesse que nous concluons dans un litige opposant un fonctionnaire supérieur à l'administration qu'il sert.
Encore plus lorsque ce fonctionnaire est l'un des conseils juridiques de cette administration.
L'existence de tels litiges montre en effet que quelque chose ne va pas ou ne va plus dans l'ensemble des rapports entre l'administration et ses principaux agents, rapports qui doivent être des rapports de confiance réciproque.
M. Prelle est un fonctionnaire du grade A 4 qui exerce les fonctions de conseiller juridique auprès du service juridique de la Commission.
En avril 1969, un de ses collègues, M. Marchini-Camia, obtint un congé pour convenance personnelle et ce fut M. Prelle qui, à partir de ce moment, assura les tâches jusque-là confiées à son collègue, et qui continue même, semble-t-il, à les exercer encore aujourd'hui.
Le 3 octobre 1969, M. Prelle demanda au président de la Commission de lui allouer le bénéfice de l'indemnité prévue à l'article 7, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires de la Communauté.
Ce texte, vous vous en souvenez, Messieurs, prévoit, — nous citons :
«Le fonctionnaire peut être appelé à occuper par intérim un emploi d'une carrière de sa catégorie ou de son cadre supérieure à la carrière à laquelle il appartient. A compter du quatrième mois de son intérim, il reçoit une indemnité différentielle égale à la différence entre la rémunération afférente à son grade et à son échelon et celle correspondant à l'échelon qu'il obtiendrait dans le grade de base s'il était nommé dans la carrière dans laquelle il assure l'intérim.»
M. Prelle estimait que ce texte lui était applicable.
En effet, soutenait-il, et continue-t-il de soutenir, «M. Marchini-Camia était, lors de son départ en congé, titulaire du grade A 3. Son emploi se rattache donc à une carrière supérieure à la mienne qui ne suis titulaire que du grade A 4 et appartiens de ce fait à la carrière A4-A5».
Mais cette argumentation ne parut pas convaincante aux services de la Commission. Aussi le sieur Prelle vous a-t-il saisis de la présente requête qui tend d'une part à l'annulation, avec toutes ses conséquences de droit, des décisions implicites ou explicites rejetant les demandes qu'il avait présentées, d'autre part et subsidiairement à l'allocation de dommages-intérêts en raison du préjudice que lui aurait causé le comportement de la Commission à son égard.
Examinons tout d'abord les conclusions à fin d'annulation.
Ces conclusions nous semblent devoir être rejetées pour deux motifs dont chacun d'ailleurs paraît à lui seul suffisant.
Le premier motif est qu'en l'espèce le requérant ne peut faire état d'aucune décision explicite de l'administration lui confiant l'intérim qu'il a exercé.
Or, la Cour a jugé, par un arrêt 35-69 du 9 juillet 1970, dame Lampe-Grosz, que pour pouvoir prétendre à l'indemnité visée à l'article 7 le fonctionnaire devait avoir été appelé à occuper par intérim un emploi supérieur par une décision explicite ou avec l'accord explicite de l'autorité investie du pouvoir de nomination.
Comme l'avait souligné M. l'avocat général Roemer dans les conclusions qu'il vous avait présentées sur cette affaire, l'exercice de fait de fonctions relevant d'un autre emploi, même sur instructions du supérieur hiérarchique, ne saurait suffire.
Car, comme le disait M. Roemer, une solution contraire aurait pour résultat de porter en quelque sorte atteinte à ce qu'il appelait par une expression fort heureuse «l'intégrité du pouvoir d'organisation de l'autorité investie du pouvoir de nomination», autorité qui n'est pas nécessairement, et n'est même que très rarement, le supérieur hiérarchique de l'intéressé.
Ajoutons d'ailleurs que cette exigence d'une décision explicite ne risque pas, comme on pourrait à première vue le craindre, de permettre aux autorités compétentes d'esquiver les obligations que leur impose le statut.
Le fonctionnaire auquel son supérieur hiérarchique assigne une tâche et qui estime que cette tâche constitue en réalité l'intérim d'un emploi supérieur peut à tout moment, et même avant l'expiration du délai à partir duquel une indemnité peut lui être due, demander à l'autorité investie du pouvoir de nomination une décision explicite lui conférant cet intérim. Il peut en cas de refus ou de silence déférer à la Cour la décision explicite ou implicite de rejet de sa demande.
En l'espèce, le sieur Prelle n'a ni demandé ni obtenu de l'autorité investie du pouvoir de nomination une décision lui confiant un intérim; il ne peut donc pour cette seule raison prétendre à l'indemnité prévue par l'article 7, même si en fait, et cela n'est pas contesté, il a assumé les tâches confiées à M. Marchini-Camia pendant l'absence de ce dernier.
Mais il existe également une seconde raison qui, selon nous, doit conduire au rejet des conclusions d'annulation présentées pour M. Prelle :
Les conditions prévues pour que l'article 7 puisse recevoir application ne nous paraissent pas réunies en l'espèce.
En effet, cet article ne prévoit pas l'allocation d'une indemnité pour intérim dans tous les cas où il y a un intérim.
Pour que ses dispositions puissent jouer, il faut que l'emploi que l'intérimaire exerce soit un «emploi d'une carrière supérieure à celle à laquelle il appartient».
Le requérant soutient que cette condition est en l'espèce remplie parce que le fonctionnaire dont il assurait l'intérim était titulaire du grade A 3 avant son départ en congé et appartenait donc à une carrière supérieure à la carrière A 4-A 5 à laquelle lui-même appartient.
Mais, Messieurs, ce raisonnement ne serait exact que s'il y avait une correspondance parfaite entre emplois et carrières et qu'ainsi à chaque grade ou plutôt à chaque carrière correspondait nécessairement un emploi ou un groupe d'emplois.
En réalité, il n'en est rien.
Le statut du personnel, il faut bien le dire, est particulièrement confus sur ce point, et c'est avec joie que nous avons appris par le représentant de la Commission qu'il était en voie de révision.
Il semble que dans son texte actuel il constitue une sorte de compromis entre deux grands types d'organisation de la fonction publique :
— celui qui a pour base essentielle et même souvent unique l'«emploi» avec les conséquences en général très défavorables que ce système a pour la carrière des fonctionnaires (conséquences qui ont amené le plus souvent les organisations syndicales à lutter contre son adoption);
— au contraire celui qui est par exemple un des fondements du système français et qui dissocie presque entièrement le «grade», attribut personnel du fonctionnaire, de l'«emploi», c'est-à-dire des fonctions qui lui sont confiées.
Dans le statut actuel on a voulu, croyons-nous mélanger les deux en y ajoutant un troisième élément, celui de la carrière.
Certes, l'article 5, paragraphe 4, du statut prévoit bien l'établissement de tableaux de correspondance entre les emplois et les carrières qui, tantôt regroupent plusieurs grades, tantôt ne comportent qu'un seul de ces grades, et cet article 5 renvoie à un tableau annexe fixant la correspondance entre les emplois types et les carrières.
Mais cette disposition ne règle pas le problème qui vous est posé, c'est-à-dire celui de l'interprétation de la formule figurant à l'article 7, «emploi d'une carrière supérieure à celle à laquelle appartient» l'intérimaire.
Faut-il l'interpréter, ainsi que vous le demande le requérant, comme signifiant «emploi occupé par un titulaire appartenant à une carrière supérieure à celle de l'intérimaire» ?
Faut-il au contraire entendre cette expression comme voulant dire «emploi qui, par la nature des fonctions qu'il comporte, ne peut être occupé à titre permanent que par un fonctionnaire appartenant à une carrière supérieure à celle de l'intérimaire» ?
C'est cette dernière interprétation qui a notre préférence, et cela pour deux raisons :
La première est que la Cour, chaque fois qu'elle a eu à se prononcer sur l'application de cet article 7, a estimé que cette disposition était d'interprétation stricte.
C'est naturel d'ailleurs, étant donné que cet article donne aux fonctionnaires de la Communauté un avantage important et que ne comporte pas la plupart des législations nationales.
La seconde raison, et la plus importante à nos yeux, est que nous pensons qu'en introduisant la notion de carrière entre les notions d'emploi et de grade, en remettant à chaque institution le soin de fixer en fonction d'un tableau type les correspondances entre emploi, grade et carrière, les auteurs du statut, tout en maintenant une préférence pour un régime basé sur l'«emploi», ont voulu néanmoins conserver au système une certaine souplesse, permettre dans certains cas de pratiquer une distinction,
surtout aux échelons supérieurs, entre grade ou carrière d'une part et emploi d'autre part.
Il en résulte selon nous que pour l'application de l'article 7 un emploi ne peut être réputé se rattacher à une carrière supérieure à celle de l'intéressé que dans deux cas :
1) Lorsque en droit cet emploi ne peut être occupé par un titulaire appartenant à une carrière supérieure à celle de l'intérimaire;
2) Lorsque en fait cet emploi comporte des attributions qui, compte tenu des définitions du tableau de correspondance des emplois types annexé au statut ne pourraient être exercées que par un fonctionnaire appartenant à une carrière supérieure à celle de l'intérimaire.
Le premier point paraît évident et nous n'y insisterons pas.
Le second point est, nous le reconnaissons, plus discutable.
Si, après hésitation, nous vous proposons de l'admettre, c'est pour la raison suivante :
Nous croyons en effet, comme nous vous l'avons dit, que le statut laisse à l'autorité compétente une certaine liberté pour organiser le service soit sur une base strictement hiérarchisée où chaque emploi est réservé à une carrière, soit sur une base plus souple où il peut exister une certaine distinction entre la carrière et l'emploi.
C'est d'ailleurs en ce sens que s'est développée en fait la pratique. Comme il vous a été exposé à la barre, pour la plupart des services de la Communauté il y a une stricte correspondance entre emplois et carrières; pour d'autres, cette correspondance existe mais les textes prévoient expressément la possibilité pour des fonctionnaires qui, en raison de leur âge, de leur ancienneté ou de leur expérience, appartiennent à des carrières différentes d'exercer néanmoins des fonctions identiques ou très
voisines. Pour d'autres services enfin, comme pour le service juridique ou pour le service du porte-parole de la Commission, il n'existe pas de tableau de correspondance.
Nous ne pensons pas que ce régime très souple et qui comporte certainement des avantages soit illégal.
Mais encore faut-il que la liberté ainsi laissée aux autorités responsables pour organiser leurs services au mieux des intérêts généraux de la Communauté ne puisse en aucun cas aboutir à priver les fonctionnaires des garanties qui leur ont été reconnues.
La rançon de la liberté qui, selon nous, peut et doit être laissée en cette matière aux autorités responsables, c'est le contrôle par le juge de l'usage qu'elles en font.
Il ne s'agit pas seulement du contrôle d'un éventuel détournement de pouvoir ou plutôt, pour employer une terminologie plus moderne et mieux adaptée, d'un éventuel détournement de procédure, bien improbables en cette matière, mais d'un contrôle tendant à vérifier que les droits imprécis mais certains que les fonctionnaires tiennent indéniablement des dispositions combinées des paragraphes 1 et 4 de l'article 5 du statut ainsi que du tableau de correspondance des emplois types qui y est annexé ont
été respectés.
En d'autres termes, si, contrairement au requérant, nous pensons que l'administration n'est pas tenue de reclasser tous les emplois en fonction des carrières, nous estimons que, lorsqu'elle ne le fait pas, le juge peut contrôler si, en fait, l'emploi en cause, à raison des attributions qu'il comporte, n'est pas, en vertu de l'article 5 et du tableau annexe, de la nature de ceux qui ne peuvent être exercés que par un fonctionnaire titulaire appartenant à une carrière supérieure à celle de
l'intérimaire.
Si vous l'estimez également, vous n'aurez, pensons-nous, aucune difficulté dans la présente espèce à constater que l'emploi occupé par M. Marchini-Camia et dont M. Prelle a assuré l'intérim n'était ni en droit ni en fait de ceux qui ne peuvent être occupés que par des fonctionnaires de la carrière A3.
En droit, aucun doute n'est possible.
En fait, c'est également certain et deux circonstances le montrent à notre avis parfaitement.
La première est que M. Marchini-Camia occupait ce même emploi alors qu'il appartenait encore à la carrière A 4-A 5 et qu'il n'a pas changé de fonctions lorsqu'il a été promu au grade et à la carrière A3.
La seconde est que si l'on examine les attributions auxquelles correspondait cet emploi, on s'aperçoit qu'elles étaient de même nature que celles exercées par M. Prelle puisqu'il y avait notamment un certain nombre de problèmes pour lesquels ces deux fonctionnaires étaient concurremment compétents.
Nous pensons donc que les conditions nécessaires pour que l'article 7 soit applicable n'étaient pas réunies en l'espèce, et c'est la seconde raison pour laquelle nous estimons que les conclusions à fin d'annulation de M. Prelle doivent être rejetées.
Restent alors maintenant les conclusions à fin d'indemnité.
Le requérant vous demande à titre subsidiaire, et au cas où vous ne lui reconnaîtriez pas droit à l'indemnité prévue à l'article 7 du statut, de condamner la Communauté à lui verser une indemnité en raison de la faute qu'aurait commise la Commission en ne lui confiant pas, par une décision expresse prise en vertu de l'article 7 du statut, l'intérim de l'emploi de M. Marchini-Camia.
Mais deux raisons nous amènent à vous proposer de rejeter ces conclusions :
1. L'article 7 du statut n'était pas à notre avis et pour les raisons que nous avons exposées tout à l'heure applicable. Dès lors, l'autorité investie du pouvoir de nomination n'était pas tenue de prendre une décision confiant à M. Prelle dans les conditions prévues à l'article 7 l'intérim de M. Marchini-Camia.
2. Il ne semble pas que M. Prelle puisse justifier d'un préjudice de nature à lui ouvrir droit à réparation.
Si vous nous suivez, vous rejetterez donc la totalité des conclusions principales et subsidiaires présentées par M. Prelle.
En ce qui concerne les dépens, nous serions d'avis, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, que vous mettiez la moitié des dépens qui devraient être normalement supportés par M. Prelle à la charge de la Commission.
En effet, nous pensons, compte tenu des explications qui ont été données l'autre jour à la barre, que si la requête de M. Prelle doit être rejetée, elle a peut-être contribué à rendre plus sensibles certaines imperfections du statut et à inciter les autorités responsables à les faire disparaître.
C'est pour ces raisons, Messieurs, que nous concluons :
1) au rejet de la requête;
2) à ce que les dépens restant à la charge de M. Prelle soient supportés pour moitié par le requérant et pour l'autre moitié par la Commission des Communautés européennes.