CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 16 DÉCEMBRE 1970
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Vous connaissez les dispositions du statut des fonctionnaires des Communautés relatives à la façon dont il est pourvu aux vacances d'emploi.
L'article 4 du statut prévoit que :
1. Toute vacance d'emploi dans une institution est portée à la connaissance du personnel de cette institution dès que l'autorité investie du pouvoir de nomination a décidé qu'il y a lieu de pourvoir à cette vacance.
2. S'il n'est pas possible de pourvoir à cette vacance par voie de mutation, promotion ou concours interne, la vacance est portée à la connaissance du personnel des trois Communautés européennes.
3. Enfin, s'il est nécessaire, un concours externe peut être organisé.
L'article 29, par ailleurs, prévoit que l'autorité investie du pouvoir de nomination doit successivement examiner
a) les possibilités de promotion et de mutation au sein de l'institution.
b) les possibilités d'organisation de concours interne à l'institution,
c) les demandes de transfert de fonctionnaires d'autres institutions,
d) enfin éventuellement l'ouverture d'un concours externe.
De plus, Messieurs, ce texte a été précisé, en ce qui concerne les fonctionnaires de la Commission, par une décision de celle-ci en date du 14 février 1968 sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure.
En mars 1969, cette procédure fut mise en œuvre pour pourvoir dans les services de la Commission un poste de réviseur de langue allemande qui se trouvait vacant.
Cinq fonctionnaires se portèrent candidats, dont Mlle Rittweger, traductrice dans les services de la Commission et titulaire du grade LA/5, ainsi qu'un autre traducteur des mêmes services, M. Lenoch, titulaire du grade LA/6.
L'autorité investie du pouvoir de nomination étant en l'espèce la Commission, on appliqua les règles posées par la décision du 14 février 1968 dont nous venons de vous parler et dont l'article 11 prévoit que «dans le cas où la Commission est compétente pour prendre la décision, elle est saisie d'une proposition émanant du membre de la Commission responsable du service dans lequel se trouve le poste vacant. Cette proposition est présentée en accord avec le membre de la Commission responsable pour les
affaires administratives … En cas de désaccord entre les deux membres de la Commission, la Commission sera saisie à l'initiative de l'un d'entre eux».
Toutefois, avant que n'intervienne la proposition des commissaires, le délai pour présenter les candidatures fut rouvert pour permettre éventuellement à des fonctionnaires en surnombre rétribués sur le budget de recherche de se porter candidats s'ils remplissaient les conditions pour le faire. Mais cette réouverture des délais n'amena aucune candidature nouvelle.
C'est ainsi que le 3 juillet 1969 les deux commissaires compétents, M. Coppé et Bodson, après avoir procédé à un examen comparatif des mérites des candidats et des notes figurant à leurs dossiers, donnaient instruction au secrétariat général de la Commission de saisir les autres membres de celle-ci d'une proposition conjointe tendant à la nomination de M. Lenoch.
Cette proposition était adressée à tous les membres de la Commission et selon une pratique constante elle devait être réputée approuvée si aucun d'eux n'avait formulé de réserve avant le 11 juillet 1969, 12 heures.
L'affaire paraissait donc ainsi réglée et elle le parut tellement au service du personnel de Luxembourg que celui-ci, par erreur, notifia avant le 11 juillet à Mlle Rittweger que sa candidature n'était pas retenue.
En fait, cette notification erronée était fort prématurée, car, brusquement, le 6 ou le 7 juillet 1969, M. Bodson, pris de doutes, fit opposition à l'adoption de la proposition qu'il avait lui-même formulée quelques jours auparavant.
Un échange de correspondance, sur lequel nous reviendrons plus longuement tout à l'heure, intervint alors entre M. Bodson et le service du personnel de la Commission.
Finalement, M. Bodson retira son opposition et M. Lenoch fut nommé le 1er octobre 1969.
C'est cette nomination que Mlle Rittweger, par la présente requête, vous demande d'annuler.
Vous devrez, croyons-nous, faire droit à cette requête.
En effet, si la Cour n'est pas compétente pour substituer son propre jugement de valeur à l'appréciation portée par l'autorité compétente sur les aptitudes des différents fonctionnaires candidats à un même poste, vous avez déjà jugé qu'il convient pour la Cour d'exiger «avec la plus grande rigueur le respect intégral des garanties relatives à l'examen complet des dossiers des candidats» (19 mars 1964, Raponi, Recueil, p. 268).
Or en l'espèce les pièces produites grâce à un supplément d'information que vous avez demandé révèlent que ces garanties n'ont pas été respectées.
En effet, lorsque M. Bodson eut les doutes que nous vous rappelions tout à l'heure, il demanda quelques renseignements complémentaires au service du personnel de la Commission à propos des tâches exactes qu'avait exercées M. Lenoch jusque là ainsi que sur l'ancienneté de chaucn des candidats.
Au lieu de se borner à fournir les renseignements qui lui étaient demandés, le service du personnel de Bruxelles transmit à M. Bodson une nouvelle notation des cinq candidats établie le 25 juillet par le service du personnel de Luxembourg et concernant d'ailleurs non seulement ces cinq candidats mais également un sixième fonctionnaire qui, lui, n'était pas candidat.
L'établissement et la communication de cette notation constituent, à notre avis, une très grave irrégularité.
L'article 43 du statut oblige en effet l'administration à communiquer au fonctionnaire les appréciations portées sur sa manière de servir, et le fonctionnaire a la faculté d'y joindre toutes observations qu'il juge utiles.
Or, les appréciations formulées sur la manière de servir des cinq fonctionnaires aspirant au poste de réviseur et formulées le 25 juillet 1969 par le service du personnel de Luxembourg n'ont jamais été communiquées aux intéressés.
Leur prise en ligne de compte pour une promotion a donc, à notre avis, vicié la procédure.
Si en effet pour une promotion ou une mutation ce sont non pas les notes qui ont été régulièrement attribuées aux fonctionnaires et qu'ils connaissent qui sont prises en ligne de compte mais des appréciations différentes et secrètes, la garantie que les auteurs du statut ont voulu donner aux agents par l'article 43 disparaît complètement.
La notation annuelle ou bi-annuelle et sa communication ne sont plus, permettez-nous l'expression, qu'une comédie, si ce n'est pas cette notation qui est prise en considération pour l'examen des titres de l'agent.
La comparaison d'ailleurs entre les notes communiquées à Mlle Rittweger et celles qui ne lui ont pas été communiquées avant la décision de la Commission est fort instructive à cet égard.
Alors que les notes communiquées constituent un éloge sans aucune réserve de la requérante et que son chef de service indique même que s'il n'applique pas dans tous les cas le qualificatif de «très bien» c'est uniquement pour respecter les consignes données par le directeur du personnel de n'user de ce qualificatif que dans des cas exceptionnels, les notes non communiquées comportent une appréciation beaucoup moins élogieuse des aptitudes de la requérante et formulent de nombreuses réserves quant à
ses possibilités d'occuper un poste supérieur.
Admettre que les notes non communiquées puissent être prises en ligne de compte pour une promotion c'est pratiquement, à notre avis, vider l'article 43 du statut de tout contenu.
Il est d'ailleurs à remarquer que dans tous les pays où le statut de la fonction publique nationale comporte une obligation pour l'administration de communiquer leurs notes aux fonctionnaires, la prise en compte pour l'avancement de notes non communiquées rend illégal le travail d'avancement. C'est ainsi par exemple que le Conseil d'État français, par un arrêt Juste du 5 mai 1961, a annulé la totalité des nominations d'administrateurs de classe exceptionnelle du ministère des finances pour l'année
1958 parce que les notes chiffrées concernant un administrateur non promu n'avaient pas été communiquées à l'intéressé.
Nous nous sommes cependant demandé si, en l'espèce, l'irrégularité commise avait pu influer sur la décision qui devait être finalement prise, et l'on pouvait croyons-nous légitimement se le demander puisque la décision finale a été en effet la même que celle envisagée antérieurement et avant que se produise l'irrégularité.
Mais les pièces du dossier permettent, selon nous, de répondre sans hésitation à cette question.
On lit en effet dans la note du secrétariat général de la Commission en date du 2 octobre 1969, celle qui a abouti à la nomination de M. Lenoch, que la suspension, à la demande de M. Bodson, de la procédure engagée en juillet a pu être levée à la suite d'informations complémentaires reçues par M. Bodson.
Or, ces informations complémentaires, ce sont précisément les appréciations irrégulièrement produites qui lui avaient été transmises le 28 juillet 1969.
Nous pensons donc que cette irrégularité de procédure a été de nature à influer sur le choix finalement fait par la Commission et a ainsi entaché d'illégalité pour vice de forme la nomination de M. Lenoch.
Dans ces conditions, nous n'examinerons que très brièvement les autres moyens soulevés par la requérante et dont aucun ne nous paraît fondé.
La requérante soutient en premier lieu que l'on ne pouvait retenir un candidat du grade LA/6 pour lequel la nomination à un grade LA/5 constituait une promotion alors que d'autres candidats déjà titulaires du grade LA/5 auraient pu accéder au poste vacant par simple mutation.
Mais aucune disposition du statut ni aucun principe général du droit ne limite la possibilité pour l'autorité investie du pouvoir de nomination de pourvoir le poste soit par voie de promotion soit par voie de mutation.
Enfin Mlle Rittweger soutient que M. Lenoch qui s'est consacré surtout à des tâches de terminologue n'avait pas l'expérience nécessaire pour être réviseur.
Mais, comme nous vous l'avons dit, la Cour n'est pas compétente pour substituer sur ce point son propre jugement de valeur à l'appréciation portée sur les candidats par l'autorité compétente.
Seul donc le vice de procédure dont nous vous parlions il y a un instant paraît de nature à entacher d'illégalité la décision attaquée, et c'est en raison de ce vice que nous concluons :
— à l'annulation pour vice de procédure de la nomination de M. Lenoch ;
— à ce que les dépens de l'instance soient mis à la charge de la Commission.