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13/01/1971 | CJUE | N°37-70

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 13 janvier 1971., Rewe-Zentrale des Lebensmittel-Großhandels GmbH contre Hauptzollamt Emmerich., 13/01/1971, 37-70


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 13 JANVIER 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire va vous amener à vous prononcer sur la validité de certains des actes communautaires pris à la suite et en raison de la réévaluation du Mark allemand en octobre 1969.

Pour la clarté du débat, nous pensons utile de vous rappeler brièvement l'ordre chronologique à la fois des faits et des décisions prises dans la mesure où ils intéressent la présente affaire.


Nous ne reviendrons pas sur les mesures qu'avait été conduit à prendre le gouvernement allemand pour ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 13 JANVIER 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire va vous amener à vous prononcer sur la validité de certains des actes communautaires pris à la suite et en raison de la réévaluation du Mark allemand en octobre 1969.

Pour la clarté du débat, nous pensons utile de vous rappeler brièvement l'ordre chronologique à la fois des faits et des décisions prises dans la mesure où ils intéressent la présente affaire.

Nous ne reviendrons pas sur les mesures qu'avait été conduit à prendre le gouvernement allemand pour enrayer la spéculation qui, à la fin de l'été et au début de l'automne 1969, s'était développée sur le Mark et qui commençait à poser, notamment en matière agricole, de très graves problèmes.

Vous vous souvenez en effet certainement, Messieurs, de ce dimanche 5 octobre 1969 où vous avez été amenés, à la requête du gouvernement allemand, à vous prononcer sur une demande de sursis à exécution d'une décision prise par la Commission et qui paraissait insuffisante au gouvernement de la République fédérale.

Monsieur l'avocat général Gand vous avait dit à cette époque que le litige dont vous étiez saisis au principal deviendrait peut-être quelques jours plus tard sans objet; les faits lui ont donné raison.

En effet, le 24 octobre 1969, le gouvernement fédéral annonçait sa décision de réévaluer le Mark de 8,5 % à compter du 27 octobre 1969. Une telle mesure entraînait nécessairement des conséquences en ce qui concerne les divers prix prévus par les textes relatifs à l'organisation commune des marchés agricoles, prix indicatifs, prix de seuil, prix d'intervention, puisque ces prix sont exprimés en unités de compte, mais payés en monnaie nationale, et qu'ainsi, sans correctifs appropriés, l'effet
mécanique d'une réévaluation entraînait une diminution de ces prix traduits en monnaie nationale, c'est-à-dire du revenu des producteurs allemands.

La première mesure communautaire consista donc bien évidemment en une mesure d'attente: la suspension de l'application de la valeur de l'unité de compte décidée immédiatement le 24 octobre et applicable dès cette même date à compter de 19 h 30.

Mais le 27 octobre le Conseil de ministres se réunit à Luxembourg pour prendre des décisions de principe fort importantes qu'on peut ainsi résumer:

Pour l'avenir :

a) Pas de modification de la valeur de l'unité de compte ni de modification des prix agricoles.

b) Pas d'instauration a titre permanent ou pour une longue durée d'une taxation aux frontières applicable aux échanges intracommunautaires.

c) La baisse des prix allemands à la production devra être compensée par des mesures d'aides aux producteurs.

A titre transitoire, la suspension de l'application de la valeur de l'unité de compte doit être maintenue, mais la Commission devra la faire cesser dès que possible.

Jusqu'à la mise en place des mesures d'aides aux producteurs allemands, des mesures transitoires appropriées devront être prises pour maintenir le niveau des prix en Allemagne.

Enfin le Conseil prenait acte à cet égard de ce que le gouvernement fédéral demandait à être autorisé, en vertu de l'article 226 du traité, à prendre les mesures de sauvegarde nécessaires.

La Commission prit, à la demande de l'Allemagne fédérale, deux séries de décisions :

1) Par une décision du 30 octobre 1969, complétée et précisée par deux autres décisions des 31 octobre et 3 novembre, elle autorisa la République fédérale à prendre certaines mesures de sauvegarde et à les appliquer jusqu'au 7 décembre 1969.

2) Par une décision du 17 novembre 1969, elle prorogea jusqu'au 31 décembre 1969 l'application de ces décisions des 30-31 octobre et 3 novembre 1969.

Tout rentra dans l'ordre progressivement.

Dès le 4 ou le 6 novembre 1969 selon les cas, la suspension de l'application de l'unité de compte fut levée.

Avec l'agrément du Conseil qui lui fut donné par un règlement du 9 décembre 1969, le gouvernement fédéral fit voter le 23 décembre une loi d'aide à l'agriculture allemande tendant à compenser les effets de la réévaluation.

Enfin, les mesures de sauvegarde prises par la République fédérale en application des décisions des 30 octobre, 31 octobre et 3 novembre 1969 furent supprimées à compter du 31 décembre et ainsi, pour reprendre l'expression de la Commission, «à compter du 1er janvier 1970, le marché allemand fut réintégré sans réserve» (ou presque) «dans le marché agricole commun».

Mais, Messieurs, les mesures de sauvegarde qui avaient été en vigueur entre le 24 octobre et le 31 décembre 1969 avaient comporté la perception par le gouvernement fédéral pendant cette période d'une taxe, dite taxe compensatoire, sur les importations.

Certains importateurs s'estimèrent illégalement lésés par cette taxe et lorsqu'elle leur fut réclamée saisirent les juridictions fiscales allemandes.

Ce fut le cas de la société requérante au principal.

Société d'import, elle avait fait venir de Hollande en octobre et décembre 1969 d'importantes quantités de fromage et de produits laitiers; elle contesta devant le Finanzgericht de Düsseldorf la légalité de la taxe compensatoire qui lui avait été réclamée par les douanes allemandes.

Cette juridiction vous a renvoyé un certain nombre de questions essentiellement relatives à la validité des décisions de la Commission en date du 30 octobre 1969 (celle qui autorise les mesures de sauvegarde) et 17 novembre 1969 (prorogation de la période d'application de ces mesures). Nous ne vous relirons pas le texte de ces questions que vous avez déjà sous les yeux et dont la précision et le caractère exhaustif, presque trop exhaustif serions-nous tenté de dire, sont évidents.

I

Le Finanzgericht pose tout d'abord une question préalable qui est la plus longuement discutée par les parties au principal ainsi que par la Commission et par le gouvernement de la République fédérale.

Cette question pourrait être brièvement résumée de la façon suivante :

L'article 226 du traité était-il encore susceptible de recevoir application en matière agricole en octobre 1969 ?

La requérante au principal soutient qu'aussi bien «ratione temporis» que «ratione materiae» (les deux questions étant d'ailleurs intimement liées) ce texte n'était plus susceptible de recevoir application à l'époque où ont été prises sur son fondement les décisions attaquées.

Il est en effet soutenu que d'une part la mise en place du marché commun agricole pour un certain nombre de produits a eu pour conséquence de mettre fin à la période transitoire pendant laquelle l'article 226 du traité était applicable et que, d'autre part, l'institution par les règlements communautaires agricoles de mesures de sauvegarde particulières aux marchés qu'ils organisaient a eu pour objet et pour effet de rendre caduc ou d'abroger en quelque sorte, en tout cas dans le domaine de ces
organisations de marché, ce même article 226.

L'argumentation est habile, mais elle ne nous paraît pas convaincante.

Le moyen selon lequel, en ce qui concerne les produits agricoles soumis à une organisation communautaire de marché, la période transitoire aurait pris fin dès l'instauration de cette organisation de marché ne résiste pas, à notre avis, à un examen attentif tant de l'économie générale du traité que de ses dispositions expresses.

L'économie générale du traité tout d'abord: la durée de la période transitoire fixée à 12 ans et qui n'a expiré que le 1er janvier 1970 ainsi que les différentes étapes qu'elle comportait est prévue dans l'article 8 du traité, c'est-à-dire dans sa première partie intitulée «les principes». Il en résulte donc que seule une disposition expresse des stipulations particulières du traité aurait pu réduire dans certains cas la durée de cette période.

Or, en matière agricole, aucune disposition expresse ayant une telle portée n'existe. Au contraire, l'article 38, paragraphe 2, prévoit expressément que sauf dispositions contraires des articles 39 à 46 les règles prévues pour l'établissement du marché commun sont applicables aux produits agricoles. Aucune des dispositions des articles 39 à 46 ne prévoit une dérogation aux règles posées par l'article 8. L'article 40 au contraire prévoit notamment que les États membres développent graduellement
«pendant la période de transition» et établissent au plus tard à la fin de cette période la politique agricole commune, ce qui implique à notre sens une certaine référence à l'article 8 précité du traité.

Comme le fait d'ailleurs fort justement à notre avis remarquer la Commission, il n'y a juridiquement qu'une seule et même période de transition, celle fixée par l'article 8 du traité; c'est elle seule qui règle la durée d'application de l'article 226 et cette période de transition ne doit pas être confondue avec la mise en place progressive, à des périodes différentes, d'organisations particulières de marché.

Reste alors le second moyen qui est tiré de ce que l'institution par les règlements agricoles communautaires de mesures de sauvegarde propres aux différents marchés aurait eu pour effet de rendre caduc ou d'abroger partiellement l'article 226 qui prévoit, lui, la possibilité générale de certaines mesures de sauvegarde. Ce moyen nous paraît devoir être écarté pour une raison qui nous paraît fondamentale.

Si les clauses de sauvegarde prévues par les règlements communautaires relatifs aux différents marchés agricoles avaient la portée qu'on veut leur donner, elles seraient nulles et vous devriez, croyons-nous, constater, même d'office, une telle nullité.

Si l'on suivait la thèse de la requérante au principal, on serait obligé d'admettre en effet que des règlements communautaires ont pu légalement avoir pour objet et pour effet de rendre caduques ou d'abroger, partiellement en tout cas, les dispositions de l'article 226 du traité. Or cet article 226, comme toutes les autres stipulations du traité, ne peut être abrogé partiellement ou totalement, tant qu'il est applicable, que dans les conditions prévues à l'article 236 pour la révision du traité,
c'est-à-dire sur initiative de la Commission ou d'un État membre, après la consultation de l'Assemblée et un avis du Conseil recommandant la réunion d'une conférence des représentants des États membres, puis, après accord de ceux-ci sur le texte de la révision, signature par les gouvernements compétents et ratification par les États selon leurs règles constitutionnelles respectives.

Cette raison nous paraît suffisante pour permettre d'écarter la thèse de la requérante au principal selon laquelle l'article 226 du traité aurait été insusceptible de recevoir application en l'espèce.

Nous pensons donc qu'il ne vous sera pas nécessaire de vous prononcer sur la valeur d'un argument avancé en défense par la Commission et tiré de ce que les mesures de sauvegarde prises par les règlements de marché ne couvriraient que les rapports avec les pays tiers alors que l'article 226 permettrait l'intervention de mesures de sauvegarde dans les rapports intracommunautaires.

Cette argumentation pourrait peut-être en l'espèce conduire à la même solution que celle que nous vous proposions il y a un instant pour d'autres motifs, mais elle impliquerait au moins implicitement des conséquences que nous ne pensons pas juridiquement admissibles.

Si en effet vous admettiez que l'article 226 demeurait applicable dans tous les cas où les mesures de sauvegarde prévues par une organisation de marché ne s'appliquent qu'au commerce avec les pays tiers, ce serait à notre avis implicitement mais nécessairement juger que les mesures de sauvegarde prévues par l'article 226 ne pourraient s'appliquer que dans le cadre des échanges intracommunautaires et que dès lors, même avant la fin de la période transitoire, le champ d'application de l'article 226 se
serait trouvé restreint.

Or, c'est là une thèse que pour notre part et pour les raisons que nous avons exposées tout à l'heure nous ne pensons pas fondée.

Mieux vaut donc à notre avis affirmer de façon générale que l'intervention de clauses de sauvegarde spéciales prévues par les règlements organisant les marchés agricoles n'a eu ni pour objet ni pour effet d'enlever à la Commission tout ou partie des pouvoirs qu'elle tenait pendant la période transitoire de l'article 226 du traité et n'aurait pu d'ailleurs avoir légalement un tel objet ou un tel effet.

II

Si vous donnez à la question préalable qui vous a été posée par le Finanzgericht de Düsseldorf la réponse que nous venons de vous suggérer, c'est-à-dire si vous admettez que l'article 226 était encore, en octobre 1969, susceptible de recevoir application même pour des mesures de sauvegarde intéressant des produits agricoles soumis à une organisation de marché, vous serez alors amenés à répondre à trois autres séries de questions que vous pose la Cour fiscale allemande :

1) La légalité des décisions attaquées au regard des dispositions de l'article 226 du traité ;

2) La légalité desdites décisions au regard de l'article 190 du même traité :

3) La légalité enfin de ces décisions quant à leur durée d'application: rétroactivité d'une part, prolongation d'autre part de leurs effets, jusqu'au 31 décembre 1969 par la décision du 17 novembre 1969.

A — Sur le premier point: légalité des décisions attaquées au regard des dispositions de l'article 226 du traité, deux moyens sont avancés par la demanderesse au principal à propos desquels la juridiction allemande vous consulte.

1) Les dispositions du premier paragraphe de l'article 226, en vertu desquelles cet article n'est applicable qu'en cas de difficultés «graves et susceptibles de persister» dans un secteur de l'activité économique ainsi que de difficultés pouvant se traduire par l'altération grave d'une situation économique régionale n'ont-elles pas été méconnues ?

2) Les dispositions de l'alinéa 3, dernière phrase, du même article selon lesquelles, pour les mesures dérogatoires aux règles du marché commun que les États membres peuvent être autorisés à prendre, «devront être choisies par priorité les mesures qui apportent le moins de perturbations au fonctionnement du marché commun» ont-elles été respectées en l'espèce ?

Ces deux moyens appellent de notre part une remarque préliminaire relative à l'étendue de votre contrôle.

C'est une question sur laquelle vos avocats généraux ont déjà eu l'occasion d'attirer votre attention: aussi bien M. l'avocat général Roemer dans les affaires 2 et 3-62 (Recueil, VIII, p. 839 — Pain d'épice) que M. l'avocat général Lagrange à propos de l'affaire 13-63 (Recueil, IX, p. 373) et que M. l'avocat général Gand dans l'affaire 50-69 dont nous vous parlions tout à l'heure.

Du rapprochement de ces conclusions avec vos arrêts, il nous a semblé pouvoir déduire les points suivants :

1. Vous entendez tirer pleinement les conséquences du fait que, contrairement au traité de la CECA, le traité de la CEE ne prévoit pas que le contentieux des mesures de sauvegarde est un contentieux de pleine juridiction mais au contraire implique que votre contrôle de l'application de l'article 226 est un contrôle de légalité.

2. Étant donné le caractère extrêmement délicat des appréciations qu'est amenée à faire très rapidement la Commission pour l'application de cet article, vous admettez que, comme le disait Monsieur l'avocat général Gand, si la Commission n'a pas dans ce domaine un «pouvoir discrétionnaire»«elle dispose d'un pouvoir d'appréciation sous le contrôle du juge» et nous ajouterions même personnellement d'un large pouvoir d'appréciation.

3. Il s'ensuit, pensons-nous, que, mis à part une irrégularité substantielle de procédure ou un détournement de pouvoir, les décisions prises par la Commission pour l'application de l'article 226 ne sont illégales que dans les hypothèses suivantes :

Première hypothèse: l'appréciation de la Commission se fonderait sur des faits matériellement inexacts. L'illégalité serait alors constante.

Deuxième hypothèse: l'appréciation de la Commission, bien que se fondant sur des faits matériellement exacts, serait néanmoins manifestement erronée.

Troisième hypothèse: une mesure moins dérogatoire aux règles du marché commun aurait manifestement suffi à remédier à la situation en raison de laquelle l'article 226 a été appelé à jouer.

Nous pensons en effet que dans une matière aussi difficile, pour l'application de ce que l'on peut appeler un véritable «droit des temps de crise» instauré par le traité et uniquement pour la période transitoire comme une sorte de soupape de sécurité destinée à empêcher au prix de quelques sacrifices communautaires des explosions générales préjudiciables à tous, c'est à partir de ces deux notions, d'erreur matérielle d'une part et d'erreur manifeste d'autre part, que doit s'organiser votre contrôle
si l'on ne veut pas courir le risque de le voir glisser d'un contrôle de la légalité vers un contrôle de l'opportunité.

Examinée à la lumière des considérations que nous venons de vous soumettre, la valeur des deux moyens avancés et tirés de prétendue violation de l'article 226 du traité paraît très faible.

Il est soutenu tout d'abord que les difficultés créées à l'agriculture allemande par la réévaluation du Mark n'auraient été ni graves ni susceptible de persister.

La gravité de ces difficultés est au contraire à notre avis indéniable et les chiffres qui vous ont été donnés l'autre jour à la barre et qui n'ont point été contestés suffisent à notre sens à le démontrer.

Quant au risque de les voir persister, l'agent de la société requérante a avancé une argumentation fort habile, certes, mais qui, lorsque nous y avons réfléchi, nous a paru quelque peu artificielle.

Pour lui en effet, la circonstance que les mesures d'aide prises par le gouvernement allemand ont réussi à éviter une crise grave montre suffisamment que les difficultés nées de la réévaluation allemande n'étaient pas susceptibles de persister.

Mais cette argumentation se heurte à plusieurs objections à notre avis dirimantes.

D'une part, la légalité d'une décision s'apprécie à la date où elle a été prise. Or, quand les décisions attaquées ont été prises, si le principe de mesures d'aides avait déjà été posé par le Conseil, ces mesures n'étaient pas connues, il était donc impossible d'anticiper sur leurs effets ou d'apprécier les conséquences qu'elles pourraient avoir.

D'autre part et surtout, les mesures de sauvegarde temporaires autorisées par la Commission avaient précisément pour but de permettre à l'agriculture allemande d'attendre sans trop de difficultés la mise en vigueur du système d'aides.

Déduire de la réussite de celui-ci que les difficultés nées de la réévaluation n'étaient pas susceptibles de persister, c'est un peu, croyons-nous, comme si l'on soutenait qu'une transfusion faite à un malade en état de détresse était inutile parce que ultérieurement un traitement médical approprié a fini par le guérir.

Ajoutons enfin que ces mesures d'aide ayant été autorisées et prévues pour quatre années, cette circonstance suffit à elle seule, croyons-nous, à montrer que les difficultés qu'elles étaient destinées, après les mesures d'urgence, à pallier étaient bien susceptibles de persister.

Nous pensons donc que vous devrez reconnaître qu'en estimant que les difficultés rencontrées par l'agriculture allemande au lendemain de la réévaluation du Mark étaient graves et susceptibles de persister, la Commission, à tout le moins, ne s'est pas fondée sur des faits matériellement inexacts et n'a pas non plus procédé à une appréciation manifestement erronée de la situation.

Le second moyen tire d'une prétendue violation de l'article 226 nous paraît également devoir être écarté.

Il est soutenu en effet que trois sortes de mesures moins dérogatoires au droit communautaire auraient pu être prises au lieu de celles autorisées par la décision contestée et notamment au lieu de l'institution d'une taxe compensatoire sur les importations.

1. Il aurait suffi tout d'abord, d'après la société requérante au principal, de prescrire au gouvernement allemand de donner un caractère rétroactif aux mesures d'aides qu'il allait décider.

Mais, d'une part, cela nous paraît inexact, car une telle dispositions aurait peut-être eu quelques effets en ce qui concerne les producteurs allemands, et encore l'on peut en douter, car ces effets auraient été plus psychologiques que réels, mais de toute façon elle n'aurait nullement empêché les importations spéculatives rendues possibles et attrayantes par les conséquences mécaniques, si l'on peut dire, de la réévaluation du Mark.

D'autre part et surtout, l'on retrouve ici cette sorte de confusion entre l'actuel et le futur que nous dénoncions tout à l'heure.

Personne au monde ne pouvait prévoir en octobre 1969 quels seraient exactement les effets des mesures d'aides que le gouvernement allemand allait décider sur la situation de l'agriculture dans la République fédérale.

2. Il aurait suffi également, vous dit-on, de modifier l'unité de compte dans les conditions prévues par le règlement no 653/68.

Mais ce raisonnement paraît se retourner contre la thèse défendue par ses auteurs. Modifier l'unité de compte, c'est-à-dire bouleverser les marchés agricoles dans les six pays en raison des difficultés momentanées que connaissait un seul des États membres, eût été, au contraire, à notre avis, prendre une mesure d'une portée et d'une gravité telles qu'elle aurait manifestement excédé les nécessités auxquelles les autorités communautaires avaient à faire face.

3. Il eût suffi, vous affirme-t-on enfin, d'autoriser l'Allemagne à prendre des mesures du même ordre que celles que la France avait été habilitée à prendre après la dévaluation du franc, en août 1969.

Mais il n'est pas besoin d'être grand économiste pour constater que si pour certaines firmes d'import-export une dévaluation et une réévaluation ouvrent parfois les mêmes perspectives de profit, la nature de ces deux opérations et leurs conséquences sur le plan national comme sur le plan international sont entièrement différentes ainsi que les mesures de sauvegarde qu'elles peuvent nécessiter.

De plus, on peut très sérieusement se demander si les mesures que la France a été autorisée à prendre à la suite de la dévaluation du franc et qui continuent encore à s'appliquer aujourd'hui ne sont pas plus dérogatoires encore au droit communautaire que celles que l'Allemagne a été habilitée à appliquer pour la brève période qui va du 30 octobre 1969 au 1er janvier 1970.

Aucun des moyens tirés des dispositions de l'article 226 à l'encontre de la validité des décisions attaquées ne nous paraît donc devoir être retenu.

B — Sur le second point

Une autre série de moyens est tirée de l'illégalité de ces mêmes décisions au regard de l'article 190 du traité.

C'est, comme vous le savez, l'article qui pose le principe selon lequel les décisions de la Commission doivent être motivées.

Or, il est soutenu que les décisions attaquées seraient contradictoirement et insuffisamment motivées.

Bien que, comme le souligne la Commission, il puisse paraître un peu paradoxal a priori de soutenir simultanément ces deux moyens, nous nous expliquerons cependant sur chacun d'eux.

En ce qui concerne la contrariété de motifs, le moyen manque en fait. La requérante au principal a cru déceler ce vice dans le fait que la motivation de la décision du 30 octobre comporte à la fois le rappel de la décision du Conseil qui pose le principe selon lequel la situation doit être rétablie sans instauration de taxes frappant les échanges intracommunautaires et en même temps un paragraphe relatif à la nécessité pour l'Allemagne d'établir temporairement une taxe compensatoire sur les
importations.

Mais l'examen du texte montre qu'il n'y a aucune contradiction. Le résumé de la décision du Conseil retrace au contraire fort exactement sa substance: il faut remédier à la situation résultant de la réévaluation par l'instauration d'un régime d'aides et non en taxant les échanges intracommunautaires mais, (et c'est là le membre de phrase que semble ignorer la requérante au principal) jusqu'à l'instauration du régime d'aides des mesures de sauvegarde sont nécessaires.

En ce qui concerne l'insuffisance de la motivation, nous ne pensons pas non plus que le moyen soit fondé.

Vous avez déjà en effet jugé que la motivation d'une décision doit être proportionnée (nous citons) «aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délais dans lesquelles cette décision doit intervenir» (cf. votre arrêt du 1er décembre 1965, aff. 16-65, Firma Schwarze, Recueil XI-2, p. 1096).

Or en l'espèce, les circonstances et les délais dans lesquels la Commission a été amenée à prendre sa décision du 30 octobre 1969 : 3 jours après la date d'effet de la réévaluation du Mark et 2 jours après la décision du Conseil, justifient pleinement, croyons-nous, une relative brièveté dans la motivation de cette décision dont il faut d'ailleurs remarquer qu'elle n'avait pour destinataire que le gouvernement allemand.

Malgré cette brièveté, cette motivation nous paraît suffisante puisqu'elle comporte, comme l'exige votre jurisprudence, les mentions et les développements nécessaires à l'exercice de votre contrôle juridictionnel.

Elle rappelle la procédure suivie et résume la décision du Conseil.

Elle expose les raisons pour lesquelles la Commission juge que l'article 226 du traité est susceptible de recevoir application ainsi que celles qui lui paraissent justifier les mesures qu'elle autorise, au nombre desquelles figure un système de taxation des importations.

Nous pensons donc qu'aucun des moyens tirés d'une prétendue violation de l'article 190 du traité n'est fondé.

C — Reste alors le troisième point dont nous vous parlions tout à l'heure: la portée dans le temps des décisions contestées.

Il est soutenu

— d'une part, que la Commission ne pouvait légalement donner à sa décision du 30 octobre un effet rétroactif au 27 octobre 1969 ;

— d'autre part, que la décision du 17 novembre 1969 ne pouvait légalement prolonger l'effet de la décision du 30 octobre 1969 du 7 au 31 décembre de cette même année.

a) Rétroactivité. — Il est tout à fait exact que l'article 6 de la décision attaquée dispose que «les autorisations prévues par la présente décision sont» applicables à partir du 27 octobre 1969, ce qui, compte tenu de la date de publication, implique une «rétroactivité», pour employer l'expression de la requérante au principal, d'un peu plus de 4 jours au moins.

Mais cette disposition est-elle pour cela illégale ?

Nous ne le pensons pas.

En effet, votre jurisprudence sur l'application dans le temps des actes communautaires est fort nuancée.

Vous admettez en effet que si en règle générale le principe de la sécurité des situations juridiques s'oppose à ce que la portée dans le temps d'un acte communautaire voie son point de départ fixé antérieurement à sa publication, l'application de ce principe doit se combiner avec les exigences propres à tout droit économique.

Celui-ci implique en effet que, dépassant une conception trop étroite du principe de la non-rétroactivité, on distingue entre la rétroactivité «stricto sensu» et une nouvelle situation que certains spécialistes contemporains du droit public appellent «l'application immédiate de dispositions nouvelles à des situations préexistantes» et qui se rencontre souvent en matière économique.

En effet, en matière de droit économique, c'est fort souvent l'évènement économique qui est la source et la base de l'acte juridique; c'est sa survenance, sa gravité, ses conséquences, qui conditionnent tant l'intervention que la légalité de cet acte juridique.

C'est lui, et non l'acte qui en est la conséquence, qui porte atteinte à la sécurité des situations juridiques et il est dès lors aussi bien nécessaire que naturel que ce soit la date de cet évènement et non celle de l'acte juridique qui fixe le point de départ des effets de ce dernier.

En l'espèce, nous ne pensons pas que l'article 6 de la décision attaquée, qui fait rétroagir à la date d'effet de la réévaluation du Mark l'autorisation de prendre les mesures jugées nécessaires pour pallier les conséquences de cette réévaluation, soit illégal.

b) Reste alors la prorogation de la durée d'application de cette décision par celle du 17 novembre 1969.

Cette dernière décision a en effet prorogé les effets de la décision du 30 octobre 1969 qui devait cesser d'avoir effet au 7 décembre 1969 jusqu'au 31 décembre de la même année.

La requérante au principal soutient que cette prorogation était inutile et donc illégale car les difficultés qu'avait pu connaître le marché agricole allemand avaient en tout cas disparu au début de décembre 1969.

Mais, Messieurs, cette argumentation ne nous paraît pas non plus pouvoir être retenue.

Comme l'avait pressenti le Conseil et comme l'a, à notre avis, exactement jugé la Commission, les difficultés auxquelles les mesures de sauvegarde avaient pour objet de faire face ne pouvaient disparaître ou plus exactement commencer à disparaître et à s'atténuer qu'à partir de l'adoption et de l'application de mesures d'aides.

Or, malgré l'extrême diligence dont ont fait preuve tant le gouvernement que les assemblées législatives allemandes, il a fallu un certain temps d'une part pour que le gouvernement allemand se mette d'accord avec le Conseil sur la nature de ces mesures, le 9 décembre, et d'autre part pour que les assemblées allemandes puissent voter le projet gouvernemental, le 23 décembre.

La prorogation des effets de la décision du 30 octobre 1969 jusqu'au 31 décembre 1969, date de l'entrée en vigueur des mesures d'aides décidées par l'Allemagne fédérale en application des décisions du Conseil, ne nous paraît donc pas illégale.

III

Il nous reste pour terminer à vous dire un mot des problèmes que soulève la dernière question que vous pose à titre subsidiaire le Finanzgericht de Düsseldorf.

Cette juridiction vous demande en effet, pour le cas où vous estimeriez que les décisions attaquées n'ont pu être légalement prises en application de l'article 226 du traité, si elles pouvaient se fonder sur une autre disposition du même traité et quelles seraient alors selon vous les conséquences de cette «substitution de base légale» en ce qui concerne la légalité des mesures d'application prises par le gouvernement d'un État membre dont la constitution ne prévoit pas l'existence d'un pouvoir
réglementaire autonome.

Vous n'aurez pas, croyons-nous, à répondre à cette question pour deux raisons :

1) Si vous admettez, comme nous, que l'article 226 du traité a pu légalement servir de base juridique aux décisions contestées, la question devient sans objet.

2) En tout état de cause, ce que cherche à vous faire trancher le Finanzgericht c'est à vrai dire une question de droit interne que vous n'êtes pas compétents pour juger.

L'article 21, paragraphe 2, no 4 du Code douanier allemand n'autorisait en effet «expressis verbis» le gouvernement de la République fédérale à prendre des règlements que pour l'édiction de mesures autorisées par la Commission en vertu de l'article 226 du traité.

Ce que vous demande en réalité le Finanzgericht, c'est de lui dire si cette disposition doit être interprétée restrictivement ou au contraire doit être entendue largement et comme autorisant le gouvernement fédéral à prendre toute réglementation qui peut trouver son fondement dans un acte communautaire.

Or, c'est bien évidemment là une question que seules les juridictions allemandes sont compétentes pour trancher.

Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit :

1) que l'examen des dispositions des décisions contestées prises en application de l'article 226 du traité ne révèle aucun élément de nature à en affecter la validité ;

2) que la réponse ainsi faite aux deux premières séries de questions posées par le Finanzgericht rend sans objet la dernière des questions posées par cette juridiction.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 37-70
Date de la décision : 13/01/1971
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Finanzgericht Düsseldorf - Allemagne.

Mesures monétaires en agriculture

Mesures de sauvegarde

Agriculture et Pêche

Produits laitiers


Parties
Demandeurs : Rewe-Zentrale des Lebensmittel-Großhandels GmbH
Défendeurs : Hauptzollamt Emmerich.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Trabucchi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:1

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