CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 1 AVRIL 1971
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
M. Reinarz était depuis 1959 directeur à la direction générale des transports de la Commission.
A la suite de la fusion des exécutifs, cette direction générale fut réorganisée et c'est avec cette réorganisation que commencèrent les difficultés de carrière rencontrées par M. Reinarz.
En effet, alors que jusqu'à la «fusion», cette direction générale comptait quatres directeurs, dans le nouvel organigramme elle n'en comptait plus que trois.
La candidature du requérant à l'une de ces directions ne fut pas retenue et, en 1968, il fut nommé conseiller principal à titre provisoire, puis quelques mois plus tard il fut licencié en application des dispositions du règlement no 259/68 qui avaient justement pour objet de régler les problèmes de personnel qui pouvaient naître de la fusion des exécutifs.
Mais par un arrêt du 6 mai 1969, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, vous avez annulé tant la décision nommant M. Reinarz comme conseiller principal à titre provisoire que la décision qui avait mis fin à ses fonctions.
A la suite de cet arrêt, la Commission nomma à nouveau M. Reinarz comme conseiller principal, mais cette fois-ci à titre définitif et non à titre provisoire.
Cette décision ne donna cependant pas satisfaction à M. Reinarz, d'autant plus que pendant la période de son éviction irrégulière du service, la direction qu'il aurait voulu obtenir avait été attribuée à un autre fonctionnaire, M. Dousset.
M. Reinarz vous demanda alors d'annuler d'une part sa nomination comme conseiller principal, d'autre part la nomination comme directeur de M. Dousset.
Par votre arrêt du 13 mai 1970, dont nous vous reparlerons également tout à l'heure, vous avez rejeté les conclusions de M. Reinarz, dirigées contre sa nomination comme conseiller principal, mais vous avez en revanche annulé la nomination de M. Dousset comme directeur.
A la suite de ce second arrêt, la Commission reprit l'examen de la question et nomma à nouveau M. Dousset directeur. C'est cette nomination que le requérant, par la présente requête, vous demande d'annuler.
A l'appui de sa requête, il fait état d'assez nombreux moyens que l'on peut, pensons-nous, classer en trois groupes.
A — Le premier groupe de moyens est tiré de vices de forme ou d'irrégularités de procédure dont l'existence est alléguée.
a) Le requérant soutient tout d'abord que la décision de la Commission serait insuffisamment motivée puisque notamment elle ne viserait ni n'analyserait vos arrêts.
Mais, comme le font remarquer les services juridiques de la Commission, d'après une jurisprudence constante, l'autorité investie du pouvoir de nomination n'est pas tenue de motiver ses décisions de nomination ou de promotion ( 1 ).
Certes, la Commission devait tenir compte des principes posés par les arrêts intervenus, mais c'est là une question de fond, que nous verrons tout à l'heure, et non une question de forme.
b) Le requérant soutient également que la Commission n'aurait pas examiné le cas de tous les fonctionnaires qui étaient candidats au poste de directeur.
Mais il s'agit là d'un malentendu qui a, il est vrai, pour origine une très regrettable erreur des services administratifs.
Il ressort du procès-verbal de la Commission du 17 juin 1970 que la Commission a bien examiné les six candidatures qui lui étaient présentées.
Ce qui crée la confusion, c'est que, lorsque la liste des six candidats a été transmise à la Commission, une interversion s'est produite en ce qui concerne la note de transmission de cette liste.
Au lieu de la note de transmission relative à l'emploi considéré, on a joint la liste des six candidats à ce même emploi à une note d'envoi relative à un autre emploi pour lequel il n'y avait effectivement que quatre candidats.
Mais le procès-verbal de la Commission montre que cette erreur matérielle, pour regrettable qu'elle soit, a été sans influence sur les délibérations de la Commission qui a bien examiné le cas des six candidats au poste de directeur qui se trouvait vacant.
Le requérant soutient bien, il est vrai, que la Commission n'aurait examiné que le cas des fonctionnaires A 3 candidats au poste vacant (qui était un poste A 2) au titre d'une promotion et n'aurait pas examiné le cas des fonctionnaires déjà titulaires, comme lui, du grade A 2 et qui étaient candidats à ce même poste, mais au titre d'une mutation.
Mais l'irrégularité invoquée ne résulte pas du dossier.
Il est exact que, comme le fait remarquer le requérant, le procès-verbal ne mentionne l'examen des rapports de notation que pour les fonctionnaires du grade A 3, mais cela s'explique par l'unique et simple raison qu'il n'est pas établi de rapports de notation pour les fonctionnaires du grade A 2.
Le procès-verbal mentionne au contraire expressément que, d'une part, tous les dossiers individuels de tous les candidats, qu'ils soient de grade A 3 ou A 2, avaient été mis à la disposition des membres de la Commission et, d'autre part, qu'il a été procédé à un examen comparatif des mérites de tous les candidats.
Aucun des moyens de forme ou de procédure invoqués ne nous paraît donc fondé.
B — Le deuxième groupe de moyens est tiré de ce que, à un triple titre, M. Reinarz aurait dû bénéficier d'une sorte de«priorité» pour être nommé à l'emploi vacant de directeur.
a) Cette priorité résulterait tout d'abord de l'article 8 du règlement no 259/68. Cet article, dans son premier alinéa, permet à un fonctionnaire dont le licenciement est envisagé dans le cadre de la réorganisation des services des Communautés de rester en service s'il accepte un emploi correspondant à la carrière immédiatement inférieure à celle à laquelle son grade appartient.
Le deuxième alinéa du même article dispose que le fonctionnaire qui a accepté une telle «diminutio capitis» conserve son grade et a, sous certaines réserves, une priorité pour être muté à tout emploi correspondant à ce grade, qui deviendrait ultérieurement vacant.
Mais il résulte clairement, croyons-nous, de votre arrêt du 13 mai 1970 que ce texte n'est pas applicable à M. Reinarz.
Vous avez en effet jugé que «les emplois de directeur et de conseiller principal appartiennent au même grade et que la différence entre leurs attributions respectives, si elle peut justifier une préférence personnelle pour l'un ou l'autre emploi, ne porte cependant pas atteinte à la règle de l'équivalence entre le grade et l'emploi dont les agents sont en droit de se réclamer».
Il en résulte, croyons-nous, qu'en acceptant un emploi de conseiller principal M. Reinarz n'a nullement accepté un emploi correspondant à une carrière inférieure à celle à laquelle son grade appartient, mais un emploi correspondant à ce grade et que dès lors il ne peut se prévaloir de l'article 8 du règlement no 259/68.
b) La priorité dont aurait du bénéficier M. Reinarz viendrait également, selon lui, du fait que, déjà titulaire du grade A 2, il aurait pu être nommé au poste de directeur par voie de mutation, alors que M. Dousset, qui n'était titulaire que du grade A 3, n'a pu être nommé à ce poste que par voie de promotion.
Mais vous avez déjà expressément jugé, par votre arrêt du 3 février 1971, Rittweger, que les opérations de mutation et de promotion sont prévues par le statut sur un pied d'égalité et que l'autorité responsable n'est pas tenue de pourvoir à des emplois vacants plutôt par la voie de la mutation que par celle de la promotion.
c) Enfin, et à titre subsidiaire, M. Reinarz invoque, pour fonder la priorité qu'il aurait eue, une sorte de principe général de bonne administration selon laquelle «lorsqu'une autorité arrête une décision, elle doit réparer autant que possible la faute ou l'omission qu'elle aurait commise précédemment».
Nous comprenons mal ce raisonnement. L'annulation que vous ayez prononcée en 1970 de la nomination de M. Dousset n'ouvrait aucun droit pour le requérant à être nommé à la place de M. Dousset; elle lui ouvrait seulement droit à présenter sa candidature à ce poste et à ce que cette candidature soit régulièrement examinée.
Or, de ce point de vue, les droits de M. Reinarz ont été, semble-t-il, parfaitement respectés.
C — Le troisième groupe de moyens soulève des problèmes qui, nous ne vous le cacherons pas, nous paraissent un peu plus délicats.
Ces moyens sont tirés de ce que la nomination attaquée de M. Dousset s'inspirerait du désir de la Commission de nommer à ce poste un fonctionnaire de nationalité française et aurait donc pour motif prépondérant, sinon unique, non point l'intérêt du service, mais le souci de maintenir un équilibre dans la répartition géographique (puisque telle est l'expression couramment admise) des postes de directeurs au sein de la direction générale des transports.
En agissant ainsi, la Commission, d'après le requérant, aurait violé tant les principes posés par votre premier arrêt du 6 mai 1969 que par les articles 7 et 27 du statut.
En ce qui concerne les principes posés par votre arrêt du 6 mai 1969, nous ne pensons pas qu'ils puissent être utilement invoqués en l'espèce.
Certes, dans cet arrêt, vous avez bien indiqué qu'en ce qui concerne les mesures prises à l'égard de fonctionnaires à la suite de la fusion des exécutifs, le souci de les maintenir à un emploi correspondant à leur grade devait «prévaloir sur les considérations relatives à la base largement géographique de la composition du personnel des Communautés».
C'était une solution de bon sens qui consistait en fait à dire que, pour prononcer une mesure aussi grave qu'un licenciement, l'autorité responsable ne pouvait se fonder sur le désir d'assurer une meilleure répartition géographique des postes à pourvoir.
Mais la situation de la présente espèce est fort différente de celle que vous avez eu à apprécier en 1969.
Il ne s'agissait pas de choisir parmi des fonctionnaires ceux qui seraient licenciés et ceux qui ne le seraient pas.
Il s' agissait de choisir entre des fonctionnaires, qui étaient tous dans une situation permanente, celui qui occuperait tel ou tel emploi.
Ces deux cas sont fort différents et nous ne pensons donc pas que les principes posés par votre arrêt de 1969 soient applicables en l'espèce.
Reste le problème de savoir si la considération géographique n'a pas été en l'espèce déterminante.
Comme vous l' avez jugé par votre arrêt du 4 mars 1964, Lassalle, si l'administration peut faire jouer à la nationalité un rôle de «critère préférentiel», c'est seulement en cas d'équivalence des titres des candidats, mais non évidemment comme critère principal ou comme critère unique.
Qu'en a-t-il été en l'espèce ?
C'est évidemment une question sur laquelle on peut avoir des doutes.
La Commission affirme que la nationalité de M. Dousset n'a joué aucun rôle dans sa nomination.
M. Reinarz, au contraire, voit dans divers éléments du dossier des présomptions tendant à établir qu'il en a été autrement.
Il fait état tout d'abord et surtout d' un passage de votre arrêt de 1969 dans lequel vous releviez que le prédécesseur de M. Dousset aurait été maintenu en fonctions, nous citons, «malgré la proximité du terme de sa carrière principalement pour faciliter ultérieurement son remplacement par un agent de même nationalité».
Cette circonstance est certainement troublante, mais elle n'a pas nécessairement pour effet, comme semble le penser le requérant, que toute nomination d'un Français à ce poste ne serait nécessairement déterminée que par sa nationalité.
Cette phrase de votre arrêt se borne, croyons-nous, à constater une situation existant en 1968 mais ne saurait préjuger d'événements survenus quelques années plus tard.
A voir même dans cette circonstance une présomption, il faudrait qu'elle soit au moins confortée par d'autres présomptions concordantes.
Or, la seule dont fait état le requérant, celle tirée de ce qu'il aurait pu être nommé par voie de mutation alors que M. Dousset n'a pu être nommé que par voie de promotion, ne saurait être retenue pour les raisons que nous vous exposions tout à l'heure.
Ainsi, malgré un certain doute que nous ne vous cacherons pas, nous vous proposons d'écarter également sur ce point l'argumentation du requérant.
Il s'ensuit qu'aucun des moyens de la requête ne nous paraît fondé et nous concluons, dans ces conditions,
— au rejet de la requête;
— à ce que chacune des parties supporte ses propres dépens.
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( 1 ) Réf.: 19 mars 1964, Raponi, Recueil, X-1964, p. 268; en dernier lieu, 6 mai 1969, Huybrechts, Recueil, XV-1969, p. 97.