CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 29 AVRIL 1971
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'arrêté royal no 50 du 24 octobre 1967, pris en vertu d'une délégation législative spéciale, est le texte de base qui fixe en Belgique le régime de la pension de retraite des travailleurs salariés et de la pension de «survie» — on dit parfois de «réversion» — dont peuvent bénéficier leurs ayant droits.
Son article 3-6o prévoit que des modalités spéciales d'application de ce texte général seront prises par arrêté royal pour un certain nombre de salariés, notamment pour le personnel navigant de l'aviation civile, et le texte énumère de façon non limitative certaines de ces modalités d'application (règles particulières pour l'ouverture du droit à pension, âge de la retraite, rémunérations à prendre en considération pour le calcul de cette retraite, etc.).
C'est en application de cette disposition qu'un texte de caractère purement réglementaire, l'arrêté royal du 3 novembre 1969, vint déterminer les modalités spéciales d'application de l'arrêté royal no 50 pour le personnel navigant des compagnies d'aviation.
L'article 1 de cet arrêté, qui détermine les personnes auxquelles il est applicable, prévoit que peut en bénéficier (nous citons) «tout membre du personnel navigant à l'exclusion des hôtesses de l'air».
Pour comprendre combien cette disposition peut être défavorable aux hôtesses de l'air, il faut la rapprocher de leur situation contractuelle.
En effet, leur contrat de travail pris dans le cadre d'une convention collective prévoit qu'elles ne peuvent continuer à exercer leurs fonctions au-delà de l'âge de 40ans.
La combinaison de ces différentes dispositions fait que leur pension ne peut jamais être calculée pour toute la durée de leur vie active que dans les conditions du régime général et qu'ainsi elles se trouvent dans une situation très inférieure à celle de leurs collègues masculins.
Ceux-ci, en effet, s'ils restent en activité comme personnel navigant jusqu'à 55 ans, ont droit à une retraite spéciale plus avantageuse que celle du régime général, et s'ils quittent le service avant 55ans ont droit, d'après ce qui nous a été expliqué l'autre jour à la barre, à une pension mixte calculée au prorata de leurs années de service comme navigants et de leurs années de service comptant pour la pension de droit commun.
Au contraire, pour les hôtesses de l'air, leurs services effectués avant 40 ans n'entrent en ligne de compte que dans les conditions prévues par le régime général et non dans les conditions plus avantageuses prévues par le régime spécial et, d'autre part, elles ne peuvent prétendre à aucune pension d'ancienneté avant l'âge prévu par le régime général, c'est-à-dire 60 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes.
On comprend donc leur amertume, amertume qu'elles ressentent d'autant plus lorsqu'elles comparent leur régime de pension à celui de leurs collègues d'un pays voisin, la France, où les hôtesses de l'air ont, en complète égalité avec les autres membres du personnel navigant, droit d'une part à la retraite vieillesse du régime général de sécurité sociale, d'autre part, à partir de 50 ans au plus tard, à une retraite complémentaire dès lors qu'elles comptent 15 ans de service.
Il est vrai que nous avons appris hier, en lisant un jugement du tribunal du travail de Bruxelles sur lequel nous reviendrons, que là Sabena avait institué un «régime de pension extra-légale» réservé exclusivement aux hôtesses de l'air, dont nul ne nous avait parlé jusqu'ici.
Quoi qu'il en soit, la situation qui leur est faite a amené une hôtesse de l'air de la Sabena, Mlle Defrenne, à intenter deux séries d'actions en justice.
D'une part, ayant été licenciée en vertu du contrat qu'elle avait avec la Sabena lorsqu'elle eut atteint l'âge fatidique fixé par ce contrat, elle demanda au tribunal du travail de Bruxelles de déclarer abusive cette décision de licenciement uniquement fondée sur une considération tenant à l'âge, et de lui allouer des dommages-intérêts. Par un jugement du 17 décembre 1970, cette juridiction a rejeté cette demande en se fondant d'ailleurs sur l'interprétation qu'il donne de l'article 119 du traité de
Rome. Nous ignorons si ce jugement est devenu ou non définitif.
D'autre part, Mlle Defrenne demanda au Conseil d'État de Belgique d'annuler la disposition de l'article 1 de l'arrêté royal du 3 novembre 1969 qui exclut les hôtesses de l'air du bénéfice du régime de pension dont bénéficient les autres membres du personnel navigant.
Saisi de cette requête en annulation à l'appui de laquelle la requérante invoquait l'article 119 du traité de Rome, le Conseil d'État a sursis à y statuer et vous a, dans le cadre de l'article 177 du traité, saisis des questions suivantes :
1) La pension de retraite octroyée dans le cadre de la sécurité sociale financée par les cotisations des travailleurs et des employeurs, ainsi que par des subventions de l'État, constitue-t-elle un avantage payé indirectement par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier ?
2) La réglementation peut-elle établir une limite d'âge différente pour les employés masculins et féminins faisant partie du personnel de bord de l'aviation civile ?
3) Les hôtesses de l'air et les commis de bord de l'aviation civile font-ils le même travail ?
Nous reviendrons à la fin de nos conclusions sur les questions nos 2 et 3. Mais disons tout de suite que la question principale, la question no 1, bien que formulée d'une façon un peu concise, est bien, malgré les doutes que certains ont eus à cet égard, une question d'interprétation.
Il vous est demandé de dire si les dispositions de l'article 119 du traité sont susceptibles de s'appliquer à une prestation de retraite de la nature de celle analysée par le Conseil d'État de Belgique qui, il est vrai, ne précise cependant pas s'il s'agit de la prestation de retraite du régime général ou de celle du régime particulier des navigants, ce qui nous amènera à examiner les deux points et, compte tenu de certaines incertitudes sur la nature de ce régime particulier, à envisager plusieurs
hypothèses.
I
Comme c'est la première fois, semble-t-il, que vous avez à interpréter cet article 119 du traité, nous voudrions d'abord, très brièvement, vous en rappeler l'origine et la portée.
Les débats qui ont eu lieu dans certains parlements pour la ratification du traité et notamment les explications données par le gouvernement des Pays-Bas devant la Seconde Chambre des États généraux nous fournissent quelques renseignements sur l'origine de cette disposition.
Il semble que ce soit la France qui en ait pris l'initiative, mais que l'article ait nécessité d'assez longues négociations.
En effet, si son adoption ne soulevait guère de difficultés pour les États qui avaient déjà ratifié une convention no 100 de l'OIT qui, comme le soulignait le gouvernement allemand devant le Bundestag, avait sensiblement la même portée et sur certains points la même rédaction que le projet d'article en question, trois des États membres, ou plutôt des futurs États membres à l'époque, n'avaient pas ratifié cette convention parce que son application risquait de leur créer des difficultés très sérieuses
en droit interne.
Il semble que si tous les États sont finalement parvenus à se mettre d'accord, la cause doit en être recherchée dans la double finalité poursuivie par cet article: une finalité sociale certes, puisqu'il amène tous les pays de la Communauté à accepter le principe de caractère essentiellement social posé par la convention de l'OIT; mais une finalité économique également, car en faisant obstacle à tout essai de «dumping social» grâce à l'emploi d'une main-d'œuvre féminine moins bien rétribuée que la
main-d'œuvre masculine, il favorisait ainsi la réalisation d'un des buts fondamentaux du marché commun, l'établissement d'un régime assurant que «la concurrence n'est pas faussée».
Ceci explique peut-être pourquoi cet article 119 du traité a un caractère différent des articles qui le précèdent dans le chapitre de ce traité consacré aux dispositions sociales.
Ces deux articles, l'article 117 et l'article 118, se bornent en effet à fixer, en matière sociale, des objectifs généraux quant au rapprochement entre les législations et à la collaboration entre les États membres dans un certain nombre de matières relevant du domaine social, notamment, pour la sécurité sociale, les règles relatives à l'emploi ou aux conditions du travail.
L'article 119 a une portée très différente, comme le montre son libellé que nous vous rappelons :
«Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.
Par rémunération il faut entendre, au sens du présent article, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier.
L'égalité de rémunération, sans discrimination fondée sur le sexe, implique :
a) que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tâche soit établie sur la base d'une même unité de mesure,
b) que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail.»
Cet article ne se borne donc pas à indiquer, comme les articles 117 et 118, des objectifs d'harmonisation des législations et des réglementations ou de collaboration entre les États, mais il crée pour les États membres une obligation.
On aurait pu se poser la question de savoir si, en plus ou en conséquence de l'obligation qu'il créait pour les États, il engendrait des droits individuels dans le chef des ressortissants des États membres, s'il avait un «effect direct».
Mais cette question ne se pose en tout cas plus pour deux raisons :
1. Si les difficultés d'application rencontrées par certains pays ont été grandes et si notamment une conférence des États membres a étendu jusqu'au 31 décembre 1964 le délai initialement prévu, il nous paraît certain qu'au moins à partir de cette date l'article 119 a créé des droits subjectifs que les travailleurs des États membres peuvent invoquer et dont les juridictions nationales doivent assurer le respect.
2. C'est encore plus certain en Belgique, puisque, pour éviter toute difficulté d'interprétation par les tribunaux et pour donner une publicité supplémentaire à cette disposition du traité, le gouvernement belge, par une initiative juridiquement superflue mais dont les intentions étaient hautement louables, a tenu à insérer dans un arrêté royal no 40 du 27 octobre 1967 relatif au travail des femmes, un article 14 ainsi libellé :
«Conformément à l'article 119 du traité instituant la Communauté économique européenne, approuvé par la loi du 2 décembre 1957, toute travailleuse peut intenter auprès de la juridiction compétente une action tendant à faire appliquer le principe de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins.»
On comprend dans ces conditions les raisons pour lesquelles le Conseil d'État belge ne semble même pas s'être posé et en tout cas ne nous a pas posé la question de savoir si l'article 119 avait ou non un effet direct. Cela lui paraissait, comme à nous, évident.
II
Revenons-en maintenant à la première des questions qui vous sont posées par le Conseil d'État de Belgique.
La procédure écrite comme les débats à la barre ont pu peut-être vous donner l'impression que vous alliez être amenés, pour y répondre, à prendre parti dans la vaste controverse qui oppose actuellement les tenants de deux conceptions différentes de la rémunération du salarié.
Pour certains en effet, les partisans de la thèse parfois appelée «du salaire social», thèse plus économique d'ailleurs que juridique, le salaire ou la rémunération englobe toutes les sommes versées ou dues au travailleur non seulement en contrepartie mais encore à l'occasion du travail, quelle que soit l'origine de ces sommes.
Pour d'autres au contraire, le salaire reste seulement le prix d'un service et ne comporte que les sommes versées par l'employeur en rémunération de ce service et pendant la durée du contrat de travail.
Un choix au plan communautaire entre ces deux thèses serait malaisé, d'une part parce que les divers pays membres n'ont pas la même attitude à ce sujet et que, par exemple, on pourrait opposer presque mot à mot certains termes d'arrêts de la Cour de cassation française à ceux employés par la Cour de cassation belge dans les arrêts cités par le gouvernement belge, d'autre part et peut-être surtout parce que souvent au sein d'un même État des solutions différentes prévalent selon que l'on se place
dans l'optique du droit du travail proprement dit, du droit de la sécurité sociale ou de celui de la fiscalité.
Mais ce choix, vous n'aurez pas, croyons-nous, à le faire, car nous pensons que les auteurs du traité l'ont très largement fait pour vous et à l'avance. Reprenant en effet des définitions qui figuraient déjà dans la convention no 100 de l'OIT, l'article 119 prend parti pour une solution moyenne écartant à la fois les deux thèses maximaliste et minimaliste que nous venons de vous rappeler.
Il dispose en effet qu'il s'applique
— d'une part au salaire proprement dit,
— d'autre part à tous les avantages payés au travailleur, si ces avantages remplissent deux conditions :
Première condition: ils doivent être payés directement ou indirectement par l'employeur.
Deuxième condition: ils doivent être payés en raison de l'emploi du travailleur.
Il n'est donc pas nécessaire pour vous d'examiner si la retraite vieillesse constitue ou non un «salaire différé» ou un «salaire d'inactivité» comme le soutiennent certains.
Il vous suffit de rechercher si ou dans quel cas une retraite vieillesse constitue un avantage répondant aux deux conditions posées par l'article 119.
III
La difficulté que présente ce problème vient essentiellement de la diversité et de la complexité des régimes de pension de vieillesse dans les États membres.
En effet, dans la plupart de ceux-ci, il existe en réalité simultanément plusieurs régimes de retraite parfois se complétant, parfois se remplaçant, parfois se combinant.
Schématiquement, on peut distinguer au moins deux grandes catégories de régimes de retraite :
— d'une part le régime général de retraite dont bénéficient tous les travailleurs en vertu du système national de sécurité sociale,
— d'autre part certains systèmes de retraite dont bénéficient seulement certains salariés ou certains travailleurs.
A — En ce qui concerne la première catégorie, le régime général des travailleurs, il nous parait certain qu'il n'entre pas dans le champ d'application de l'article 119 du traité, et nous pensons que sur ce point les observations du gouvernement belge et de la Commission sont pleinement convaincantes.
Certes, il pourrait être tentant de donner à cet article une interprétation extensive et de considérer qu'il vise tous les avantages dont bénéficie le salarié à raison de sa situation de travailleur, y compris ceux qui lui sont versés par les caisses de sécurité sociale du régime général.
Si l'on considérait isolément l'article 119 et si l'on donnait la primauté à sa finalité économique, cette thèse serait évidemment séduisante car, en l'adoptant, on serait sûr d'éliminer dans tous les cas toute possiblité de «dumping social» et de parvenir à «cette égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre» qui constitue un des objectifs du marché commun.
Mais cette conception se heurte à trois objections qui nous paraissent dirimantes.
1) Une objection de texte tout d'abord. L'article 119 s'applique aux avantages versés directement ou indirectement par l'employeur au travailleur à raison de son emploi. Or, d'une part, ce n'est pas à raison de l'occupation de tel ou tel emploi au service de tel ou tel employeur que le salarié perçoit la prestation du régime général mais en raison de sa qualité de travailleur, et il la percevrait de la même manière s'il occupait un autre emploi salarié, s'il avait un autre employeur ou même,
dans la plupart des cas, s'il exerçait une activité non salariée.
2) D'autre part, il n'y a aucun lien, même indirect, entre la cotisation patronale et la prestation servie. Toutes les législations prévoient, croyons-nous, que le défaut de paiement de la cotisation patronale ne prive pas pour autant le salarié du droit aux prestations; de plus, certains pays ont fiscalisé ces cotisations ou budgétisé le système, ce qui ne fait que consacrer sa véritable nature. Les prestations du régime général de sécurité sociale, y compris les pensions de vieillesse, ne
sont, selon nous, pas plus des avantages payés indirectement par le patron que ne l'est la route, la canalisation d'eau ou l'égout dont profite le salarié en tant que citoyen et que les impôts et taxes payés par le patron ont contribué à financer.
3) Enfin, à ces arguments tirés du texte même de l'article 119 s'ajoute une objection tirée de son rapprochement avec l'article 118 qui, en matière de sécurité sociale, fixe seulement un objectif de collaboration étroite entre les États, mais non des obligations aussi précises que celles qui résultent de l'application de l'article 119.
B — Beaucoup plus délicats sont les problèmes posés par les régimes de retraite vieillesse dont bénéficient seulement certains salariés à raison de leur emploi par certains employeurs ou à raison de la nature de cet emploi.
L'expérience quotidienne nous apprend en effet que les avantages que comportent ces régimes particuliers de retraite sont au moins aussi importants pour le travailleur que le salaire qu'il perçoit.
Il suffit d'ouvrir un journal pour constater que dans un grand nombre de pays et dans de nombreuses branches de l'activité économique toute négociation entre employeurs et employés porte presque toujours aujourd'hui à la fois sur les salaires et sur les régimes particuliers de pension, et que bien souvent le résultat final est un «package deal» sur ces deux points, l'une des parties renonçant à certaines réclamations en matière de salaire contre des avantages nouveaux en matière de pension, ou
vice-versa.
Certains de ces régimes particuliers ont, à notre avis, indiscutablement le caractère d'avantages payés directement ou indirectement par l'employeur au salarié à raison de son emploi.
a) C'est tout d'abord, pensons-nous, le cas pour les retraites payées directement par l'employeur à l'ancien salarié. C'est là un régime de retraite que nous croyions en voie de disparition mais dont nous avons découvert, lors de l'étude de la présente affaire, qu'il conserve une assez grande importance dans certains pays. En pareil cas, la retraite versée par l'employeur semble bien entrer dans la catégorie des avantages visés par l'article 119. Certes, il s'agit d'un avantage à effet différé.
Mais la retenue pour pension que supporte en général le salarié pendant sa période d'activité n'est en réalité qu'une diminution de salaire qu'il accepte en contrepartie de la promesse de la retraite. C'est bien de plus à raison de l'emploi, que certes il n'occupe plus mais qu'il a nécessairement occupé, qu'il peut bénéficier de cet avantage. Les deux conditions prévues par l'article 119 paraissent donc bien réunies.
b) La même solution nous paraît également, bien qu'un peu plus difficilement, applicable à une deuxième catégorie de régimes particuliers de retraite, les régimes dits complémentaires. Il s'agit de systèmes ayant pour objet de fournir aux salariés de certaines entreprises et occupant certaines fonctions une retraite qui vient s'ajouter à celle versée par l'organisation générale de la sécurité sociale. Ils se caractérisent d'une part par leur autonomie par rapport au régime général de sécurité
sociale, tant du point de vue de la gestion que des modalités de financement, organisées sur un plan professionnel ou interprofessionnel. Ils ont d'autre part souvent une origine conventionnelle, mais l'extension de la convention collective qui les avait initialement institués leur a donné cependant fréquemment un caractère obligatoire. Certains de ces régimes complémentaires ont même une consécration légale, comme par exemple celle que donne en France au régime complémentaire du personnel
navigant l'article 186 du Code de l'aviation civile et commerciale.
L'analyse que nous vous proposions il y a un instant pour la retraite directement payée par l'employeur nous paraît également valoir pour la retraite complémentaire versée par des organismes professionnels ou interprofessionnels. Mais il faut déjà pour cela faire un effort d'interprétation plus important que dans le premier cas.
D'une part, en effet, la cotisation que paye le salarié n'est pas en tous points assimilable à la retenue pour retraite dont nous vous parlions il y a un instant. D'autre part et surtout, le paiement n'est pas un paiement direct par l'employeur, mais un paiement indirect par une caisse professionelle ou interprofessionnelle qui, dans la plupart des cas, répartit chaque année, après constitution de réserves, l'ensemble des sommes versées à la fois par les travailleurs et par les employeurs.
Nous pensons cependant que ces retraites complémentaires peuvent être considérées comme entrant dans la catégorie des avantages visés par l'article 119 du traité, et cela pour deux raisons :
1) Le fait que la retraite est en partie financée par les cotisations des salariés actifs ne suffit pas, à notre avis, pour écarter l'application de l'article 119; celui-ci ne stipule pas en effet qu'il ne s'applique qu'aux avantages dont l'employeur supporte seul la charge et dans la mesure au contraire où il prévoit la notion de paiement indirect il a eu précisément pour objet, à notre avis, de prévoir des situations du genre de celles existant pour les retraites complémentaires.
2) Le lien nécessaire entre l'avantage, l'employeur, le salarié et l'emploi qu'implique l'article 119 nous paraît, dans les cas des retraites complémentaires, suffisamment établi. La retraite complémentaire n'est due qu'à raison de l'occupation de certains emplois, le point ne fait pas de doute. Elle n'est due également que si ces emplois sont exercés au sein de certaines entreprises.
A cet égard, les difficultés très sérieuses que créent en ce domaine, dans certains pays comme par exemple la France, les fusions et les absorptions d'entreprises qui se multiplient à l'heure actuelle sont particulièrement révélatrices.
Sauf accord entre les caisses professionnelles ou interprofessionnelles ou sauf intervention du législateur, non seulement le salarié en activité mais encore le retraité risquent en effet de voir leur situation, du point de vue de la retraite complémentaire, entièrement modifiée et parfois même profondément diminuée dans le cas fréquent où l'entreprise «absorbante», si l'on peut ainsi s'exprimer, procure à ses salariés un régime de retraite complémentaire différent de celui que leur procurait
l'entreprise «absorbée».
Si l'on en veut un exemple concret, il suffit de lire au Journal officiel de la République française no 3016, 1969, p. 251, la question dans laquelle un député français du département du Rhône expose au ministre chargé de la sécurité sociale comment, sauf accord entre les caisses ou intervention étatique, l'absorption d'une entreprise locale par une entreprise d'une capacité économique plus importante allait avoir pour effet d'amputer les retraites des anciens salariés de l'entreprise absorbée
de 50 à 250 francs français par mois.
Un tel exemple qui n'est certainement pas propre à la France montre assez l'existence et la consistance d'un lien qui, en matière de retraite complémentaire, unit l'employeur, le salarié et l'emploi exercé par celui-ci pendant sa période d'activité.
C — Beaucoup plus délicate encore est la question que posent les retraites servies dans le cadre de ce qu'on appelle en général les régimes particuliers ou spéciaux de sécurité sociale.
Deux traits caractérisent l'ensemble de ces régimes malgré leur diversité.
1) Ils sont étroitement et intimement liés au régime général de sécurité sociale, soit que le service des prestations-retraite soit assuré par les caisses mêmes du régime général, soit, lorsqu'il est assuré par des caisses spéciales, par le fait que ces caisses sont financièrement et administrativement reliées à des organismes du régime général, en dépendent même souvent et que leur action entre ainsi dans le système global de péréquation institué au plan national.
2) Ils procurent certains avantages particuliers aux salariés exerçant certains emplois et, en contrepartie, ils prévoient une contribution patronale et salariale en général plus importante que celle du régime général.
Diverses catégories professionnelles en bénéficient dans beaucoup de pays, les mineurs et les marins presque partout, les cheminots, les traminots et les agents du gaz et électricité dans certains pays, ainsi que, semble-t-il, en Belgique, le personnel navigant de l'aviation civile dans le régime institué par l'arrêté royal qui est à l'origine de la présente affaire.
Faut-il, du point de vue de l'application de l'article 119 du traité de Rome, assimiler ces régimes spéciaux aux régimes complémentaires dont nous vous parlions il y a un instant ?
Nous ne pouvons vous dissimuler les doutes et les hésitations que nous éprouvons quant à la réponse qu'il y a lieu de donner à cette question.
Plusieurs considérations militent en effet en faveur d'une assimilation, pour l'application de l'article 119, des régimes spéciaux aux régimes complémentaires.
La première considération, non négligeable certes mais qui a malgré tout une importance secondaire, c'est que du point de vue de leurs effets pratiques il est difficile d'opérer une distinction entre les deux types de régimes.
Le régime belge applicable aux navigants à l'exception des hôtesses de l'air par exemple parait être un régime spécial de sécurité sociale, alors que le régime français applicable aux navigants est un régime complémentaire.
Compte tenu des divers éléments de rémunération, y a-t-il disparité dans la situation des bénéficiaires de ces deux régimes? C'est bien difficile à dire et cela nécessiterait en tout cas de longues études.
La seconde considération, qui est beaucoup plus importante à notre avis, est que dans les deux systèmes c'est non le travail par lui-même mais les caractères propres de ce travail et de l'emploi auquel il correspond, sa spécificité intrinsèque, qui déterminent le droit à pension, ce qui est bien évidemment l'une des conditions requises pour l'application de l'article 119, comme nous l'avons vu tout à l'heure.
Enfin, une troisième considération, et c'est celle qui nous a posé un véritable problème de conscience dans la présente affaire :
Est-il normal de faire dépendre l'application d'un article du traité de l'organisation administrative, de la qualification que le législateur ou le pouvoir exécutif d'un État membre donne à un régime de pension dont le caractère spécial dépend de la nature de l'emploi exercé ?
Si l'on considérait isolément l'article 119 ainsi que sa finalité économique et sociale, ces considérations paraîtraient déterminantes pour une application de cet article aux régimes spéciaux comme aux régimes complémentaires.
Mais, comme nous vous l'avons déjà dit, l'article 119 ne peut être interprété qu'en corrélation avec l'article 117 et surtout avec l'article 118.
Ce dernier article prévoit formellement, comme nous vous l'avons également rappelé, qu'en matière de sécurité sociale les États membres devront collaborer étroitement en vue d'une harmonisation des systèmes, mais, au contraire de l'article 119, n'impose pas la réalisation d'objectifs nettement définis dans des délais déterminés. Or, les régimes spéciaux de retraite intégrés au système général de sécurité sociale sont difficilement dissociables de celui-ci.
1) Ils font entrer travailleurs et salariés dans le vaste ensemble de péréquation globale que tend à instituer ce système national.
2) S'ils opèrent une distinction entre les salariés en raison de l'emploi exercé et qu'ainsi l'une des conditions posées par l'article 119 paraît remplie, en revanche, la deuxième condition posée par ce même article pour qu'un avantage consenti au salarié puisse être regardé comme entrant dans son champ d'application ne paraît pas réalisée.
En effet, si le lien entre l'avantage que constitue la retraite et l'effort propre de l'employeur paraît déjà souvent mince dans un système de retraite complémentaire, il disparaît à peu près complètement dans un régime particulier de retraite de la sécurité sociale.
La situation ou la qualité de l'employeur ne joue plus alors aucun rôle quant au droit à la prestation ou à l'importance de celle-ci.
Alors que dans un régime complémentaire l'affiliation de l'employeur à telle ou telle caisse professionnelle peut, comme nous vous Pavons montré tout à l'heure par un exemple, avoir une influence déterminante sur les droits à la prestation ou sur le montant de celle-ci, il n'en est rien dans un régime spécial de sécurité sociale.
La situation de l'employeur et du salarié dans un tel régime ne présente des différences avec celle existant dans le régime général que quant aux modalités; elle n'en est point distincte quant à sa nature même.
Il y a une totale dissociation entre la cotisation patronale et la retraite, et cette dissociation empêche dans ce cas comme dans celui du régime général de considérer la retraite comme un avantage versé indirectement au salarié par l'employeur au sens des dispositions de l'article 119.
Notons enfin que si l'on souhaite, comme nous, que le principe fondamental exprimé par l'article 119, c'est-à-dire l'égalité des rémunérations réelles entre les femmes et les hommes, soit strictement respecté, donner à cet article un champ d'application empiétant sur celui de la sécurité sociale risquerait, dans bien des cas, de faire courir le risque de sacrifier le principal à l'accessoire.
Pour nous résumer en ce qui concerne la première question, nous pensons donc qu'au sens de l'article 119 du traité ne peuvent être regardées comme des avantages versés directement ou indirectement par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier que les pensions de retraite versées soit directement par l'employeur soit indirectement par des organes professionnels ou interprofessionnels à des salariés ayant occupé certains emplois dans l'entreprise et en sus des pensions de
vieillesse auxquelles ouvre droit auxdits salariés le régime général de sécurité sociale; qu'en revanche ne peuvent être regardées comme ayant le même caractère les pensions du régime général ou des régimes spéciaux de sécurité sociale.
IV
Venons-en maintenant à la seconde et à la troisième des questions posées par le Conseil d'État belge.
Pour commencer par cette dernière, il nous suffira, croyons-nous, de remarquer qu'elle implique une appréciation de données de fait et ne nous paraît donc pas de la nature de celles sur lesquelles la Cour, saisie en application de l'article 177 du traité, est compétente pour se prononcer.
La deuxième question, elle, pose un problème d'interprétation assez délicat.
Comme nous vous l'avons dit, elle a été ainsi libellée par le Conseil d'État :
«La réglementation peut-elle établir une limite d'âge différente pour les employés masculins et féminins faisant partie du personnel de bord de l'aviation civile ?»
La difficulté vient, comme l'a fort bien vu l'agent du gouvernement belge, de ce que le terme de «limite d'âge» dans la terminologie juridique contemporaine est un terme ambigu.
S'il garde notamment dans le droit de la fonction publique son sens traditionnel, c'est-à-dire l'âge à partir duquel l'intéressé doit obligatoirement cesser ses fonctions, il est fréquemment employé en matière de sécurité sociale dans un autre sens pour désigner l'âge de l'admission à la retraite, l'âge à partir duquel le travailleur peut prétendre à la pension de vieillesse normale.
Nous pensons que c'est ce dernier sens, ce sens «sécurité sociale» que le Conseil d'État a voulu lui donner, et ceci pour trois raisons :
1) Aucun des textes réglementaires qu'il avait à examiner, ni l'arrêté royal no 50, ni l'arrêté du 3 novembre 1969, ne comportent de disposition fixant une limite d'âge «stricto sensu».
2) S'il existe une limite d'âge «stricto sensu» pour les hôtesses de l'air, elle ne résulte que d'une clause d'un contrat de travail conclu dans le cadre d'une convention collective. Ce n'est donc pas à ces actes contractuels que se réfère le Conseil d'État lorsqu'il emploie le terme de «réglementation». D'ailleurs, le problème de la licéité de la clause en question s'est posé non devant le Conseil d'État mais devant le tribunal du travail de Bruxelles.
3) Il semble donc bien que ce que le Conseil d'État a voulu, à notre avis, vous demander, c'est si la disposition de l'article 4-2o de l'arrêté royal no 50, qui prévoit que les travailleurs peuvent bénéficier d'une pension normale au plus tôt à partir de l'âge de 65 ans pour les hommes et de 60 ans pour les femmes, disposition qui se retrouve sous d'autres formes dans divers textes belges de sécurité sociale, est compatible avec l'article 119 du traité.
Nous vous proposons donc d'interpréter la seconde question dans ce sens :
«Les principes posés par l'article 119 du traité s'opposent-ils à ce que l'âge à partir duquel le salarié peut obtenir une pension de retraite du régime de sécurité sociale soit fixé différemment pour les hommes et pour les femmes ?»
Cette question devient donc sans objet si, en réponse à la première question, vous décidez, comme nous Vous le proposons, que les pensions de retraite du régime général ou des régimes spéciaux de sécurité sociale ne constituent pas l'un des avantages visés par l'article 119 du traité.
Dans ces conditions, nous concluons à ce que vous disiez pour droit que les pensions de retraite versées, soit directement par l'employeur, soit indirectement par des organismes professionnels ou interprofessionnels à des salariés ayant occupé certains emplois dans l'entreprise et en sus de la pension de vieillesse à laquelle leur ouvre droit le régime général de sécurité sociale, constituent, au sens de l'article 119 du traité, un avantage payé directement ou indirectement par l'employeur au
travailleur en raison de l'emploi de ce dernier; qu'en revanche ne peuvent être regardées comme ayant le même caractère les pensions du régime général ou des régimes spéciaux de sécurité sociale.