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04/05/1971 | CJUE | N°1-71

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 4 mai 1971., Société anonyme Cadillon contre Firma Höss, Maschinenbau KG., 04/05/1971, 1-71


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 4 MAI 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La société Cadillon est une société française installée dans la région lyonnaise et qui vend divers matériels et équipements destinés aux travaux publics et particulièrement des machines pour la confection du béton.

Elle passa en 1967 avec une société allemande qui fabrique des matériels de ce type, la société Höss, dont le siège est à Roding, un contrat de représentation exclu

sive pour la France.

Ce contrat fut résilié à compter du 31 décembre 1967.

Mais un nouveau contrat int...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 4 MAI 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La société Cadillon est une société française installée dans la région lyonnaise et qui vend divers matériels et équipements destinés aux travaux publics et particulièrement des machines pour la confection du béton.

Elle passa en 1967 avec une société allemande qui fabrique des matériels de ce type, la société Höss, dont le siège est à Roding, un contrat de représentation exclusive pour la France.

Ce contrat fut résilié à compter du 31 décembre 1967.

Mais un nouveau contrat intervint, soit le 30 janvier, soit le 5 février 1968.

Ce contrat prévoyait notamment qu'il était conclu pour une durée de trois ans avec une possibilité de tacite reconduction et que la société française acceptait en contrepartie un engagement de vendre annuellement un nombre minimum de machines fabriquées par la société Höss, nombre d'ailleurs faible puisqu'il s'agissait de 24 à 30 machines.

Mais ce contrat du début de 1968 «vécut ce que vivent les roses», comme aurait dit Malherbe.

En effet, dès le 23 février, la firme allemande le dénonçait.

La société Cadillon, après avoir essayé de faire revenir la firme allemande sur sa position, saisit le tribunal de commerce de Lyon d'une action qui tendait à faire déclarer nulle et de nul effet la dénonciation unilatérale, par la société allemande, du contrat intervenu entre les deux firmes au début de 1968.

En défense, la firme Höss fit valoir deux moyens. Elle soutint:

1) que le contrat de 1968 qu'elle avait résilié unilatéralement aurait été nul parçe que conclu par elle sous l'empire de la contrainte ou de la violence,

2) que le même contrat de 1960 serait également nul parce que tombant sous le coup des interdictions posées par l'article 85, paragraphes 1 et 2, du traité de Rome.

Saisi dans ces conditions, le tribunal de commerce de Lyon, par un jugement du 24 septembre 1970, qui ne vous a été curieusement transmis que le 6 janvier 1971, a décidé (nous citons le dispositif de ce jugement) que le tribunal

«sursoit à statuer au fond et sollicite de la Cour de justice des Communautés, en application de l'article 177 du traité, une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 85 dudit traité et de ses règlements d'applications dans le litige pendant devant le tribunal de céans entre la société Cadillon et la société Höss».

I

La première question que pose cette affaire est de savoir si vous êtes valablement saisis et de quelles questions.

A cet égard, les thèses des deux parties dans le litige au principal sont aussi éloignées que possible.

La société Höss soutient à titre principal que le jugement du tribunal de commerce est trop peu précis pour que vous puissiez en dégager la ou les questions qui vous sont posées et que vous devez dès lors refuser de statuer en l'état et demander au tribunal de Lyon d'interpréter son propre jugement.

La société Cadillon au contraire estime que le tribunal de Lyon a entendu en réalité vous poser cinq questions principales dont les deux dernières se subdivisent, l'avant-dernière en cinq questions subsidiaires et la dernière en deux questions subsidiaires.

En réalité, comme l'a fort bien vu la Commission, la société Cadillon voudrait vous voir juger deux points, l'un à titre principal, l'autre à titre accessoire.

A titre principal, elle voudrait que vous disiez dans quelles conditions des contrats du type de ceux intervenus en 1967 puis en 1968 entre la firme allemande et la firme française tombent sous le coup des dispositions de l'article 85 du traité.

A titre subsidiaire, elle voudrait que vous vous prononciez sur les points suivants:

a) Des contrats de ce type tombant sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité peuvent-ils bénéficier des dispositions du règlement no 67/67 lorsqu'ils ont été conclus postérieurement à l'entrée en vigueur de ce règlement, même s'ils n'ont pas été notifiés?

b) Des contrats du même type également non notifiés peuvent-ils bénéficier des dispositions de ce règlement lorsqu'ils ont été conclus antérieurement à son intervention?

Comme vous le voyez, Messieurs, on ne peut pas concevoir deux thèses plus opposées que celles soutenues d'une part par la société Höss et d'autre part par la société Cadillon.

Nous vous proposerons d'adopter, pour déterminer les conditions et les limites de votre saisine, une position à mi-chemin entre ces positions extrêmes.

Vous avez toujours en effet reconnu que vous aviez le pouvoir et le devoir de dégager du jugement par lequel une juridiction vous saisit en application de l'article 177 du traité le sens de la ou des questions qu'a entendu en réalité vous poser le juge du fond, même s'il ne les a pas exprimées dans des formes traditionnelles.

Mais en revanche vous ne pouvez pas, croyons-nous, vous estimer saisis de questions qui n'étaient pas posées à ce juge du fond et que dès lors il n'a pas pu avoir l'intention de vous renvoyer.

A cet égard, nous ne partageons ni le point de vue soutenu par la société Höss, ni le point de vue soutenu par la société Cadillon.

Le seul contrat dont la compatibilité avec l'article 85 du traité a été discutée devant le juge du fond, c'est le contrat intervenu en janvier 1968, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur du règlement no 67/67. Les termes du jugement sont clairs sur ce point. On lit en effet dans le seul paragraphe consacré à cette question: «La défenderesse (il s'agit de la société Höss) conclut à la nullité de la convention du 30 janvier 1968 à la fois parce qu'elle aurait été entachée de violence et parce qu'elle
tomberait sous le coup de la prohibition contenue dans l'article 85 du traité de Rome».

Il s'ensuit, pensons-nous, que toute une série de questions subsidiaires auxquelles la société Cadillon voudrait vous voir répondre n'ont pas été posées au juge du fond et qu'ainsi, si large que soit votre pouvoir d'interprétation de son jugement, vous ne pouvez pas, croyons-nous, estimer qu'il a entendu, même indirectement, vous en saisir.

En revanche, contrairement à ce que soutient la firme Höss, on peut parfaitement discerner les questions que s'est posées le tribunal à propos du moyen soulevé devant lui et selon lequel le contrat de 1968 tomberait sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

Dans ces conditions,. nous vous proposons d'interpréter le jugement du tribunal de commerce de Lyon comme vous saisissant des questions suivantes:

1) Question principale: un contrat d'exclusivité de vente passé entre deux entreprises situées dans des États membres différents et concernant des opérations à effectuer dans le marché commun tombe-t-il dans tous les cas sous le coup des interdictions formulées par l'article 85, paragraphe 1, du traité de la CEE?

2) Question subsidiaire: si un contrat de ce type, intervenu en 1968, tombe sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, la circonstance qu'il n'a pas été notifié à la Commission a-t-elle pour effet de l'exclure du bénéfice des dispositions du règlement no 67/67 qui, en application de l'article 85, paragraphe 3, du traité, déclare inapplicable à certains contrats l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1?

II

A ces deux questions votre jurisprudence ou le texte même des dispositions à appliquer permettent, croyons-nous, de répondre assez facilement.

A — Pour la question principale, votre arrêt du 9 juillet 1969 dans l'affaire 5-69, Völk contre Vervaecke, au Recueil, XV-1969, p. 295, fournit de précieux éléments de réponse.

Pour qu'un contrat d'exclusivité de vente puisse être regardé comme tombant sous le coup de l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1, il faut qu'il soit susceptible d'affecter le commerce entre États membres.

Pour cela, précise votre arrêt:

1) L'accord doit, «sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle sur les courants d'échanges entre États membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre États».

2) L'accord en cause «doit en outre avoir eu pour objet et pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché commun».

3) Ces conditions doivent être entendues «par référence au cadre réel où se place l'accord».

4) Dès lors un accord échappe à la prohibition de l'article 85 lorsqu'il n'affecte le marché que d'une manière insignifiante, compte tenu de la faible position qu'occupent les intéressés sur le marché des produits en cause.

Le seul problème qui se pose en l'espèce, à notre avis, est celui de savoir si, après avoir rappelé ces considérations générales, vous devrez en plus faire état d'une communication en date du 27 mai 1970 (JO 1970 no C 64, p. 1) par laquelle la Commission a essayé de donner aux principes juridiques dégagés par votre arrêt Völk un contenu plus pratique et plus concret en définissant à l'avance ce qu'elle appelle «les accords d'importance mineure» qui, d'après les règles que vous avez dégagées, ne
sont pas susceptibles de tomber sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphes 1 et 2, du traité.

D'après la Commission, un accord entre «de piano» dans cette catégorie dans deux cas:

Premier cas:

Lorsque les produits concernés par l'accord ne représentent, dans la partie du marché commun où l'accord produit son effet, pas plus de 5 % du volume d'affaires réalisé avec les produits identiques ou considérés comme similaires par l'utilisateur en raison de leurs propriétés, de leur prix ou de leur usage.

Deuxième cas:

Lorsque le chiffre d'affaires annuel total, réalisé par les entreprises qui participent à l'accord, ne dépasse pas soit 15 millions d'unités de compte, c'est-à-dire 15 millions de dollars US, approximativement 55 millions de DM ou 83 millions de francs français, soit, s'il s'agit d'accords entre entreprises commerciales, 20 millions d'unités de compte, c'est-à-dire 20 millions de dollars US, approximativement 73 millions de DM ou 111 millions de francs français.

La Commission indique ensuite les modalités de calcul de ces différents seuils, ainsi que les limites de dépassement possible.

Il serait tentant de donner ces indications au tribunal de commerce de Lyon, car cela lui permettrait probablement, compte tenu de l'importance du marché d'ensemble dans lequel doit être replacé l'accord litigieux (le marché franco-allemand des matériels de travaux publics), de régler facilement la question qu'il aura à trancher comme juge du fond.

Toutefois, nous éprouvons quelques scrupules à vous proposer une telle référence; car, comme le souligne la Commission, sa communication du 27 mai 1970 n'a qu'une valeur indicative et non pas une valeur normative et l'on peut, tout au moins intellectuellement, se demander si, dans des marchés particulièrement restreints ou très spéciaux, des opérations, même aussi minimes que celles visées par la recommandation de la Commission, ne pourraient pas, dans certaines hypothèses exceptionnelles,
tomber sous le coup de l'interdiction posée par l'article 85, paragraphe 1, du traité.

B — En ce qui concerne la question subsidiaire, le texte même du règlement no 67/67 fournit, croyons-nous, la réponse. Son article 7, paragraphe 2, prévoit en effet que ne doivent faire l'objet d'une notification que les contrats d'exclusivité ne répondant pas aux conditions prévues par les articles 1 à 3 du même règlement. Il s'ensuit que les contrats d'exclusivité, en tout état de cause lorsqu'ils sont passés postérieurement à l'entrée en vigueur de ce règlement, sont, malgré l'absence de
notification à la Commission, susceptibles, même s'ils tombent sous le coup des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, de bénéficier des dispositions du règlement no 67/67 déclarant inapplicables jusqu'au 31 décembre 1972 lesdites dispositions à certains contrats sous réserve que lesdits contrats remplissent les conditions posées par les articles 1 à 3 de ce règlement.

En est-il de même, comme l'estime la Commission, pour les contrats d'exclusivité passés avant l'entrée en vigueur dudit règlement?

C'est une question que vous aurez probablement un jour à résoudre. Mais, comme nous vous l'avons dit, elle ne se pose pas en l'espèce puisqu'à notre avis le seul contrat dont la validité, au regard de l'article 85 du traité, est contestée est un contrat intervenu en janvier ou février 1968, c'est-à-dire longtemps après l'intervention du règlement no 67/67 qui est entré en vigueur le 1er mai 1967.

Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que:

1) un accord d'exclusivité, même avec protection territoriale absolue, peut, compte tenu de la faible position des intéressés sur le marché des produits en cause dans la zone faisant l'objet de ladite protection, échapper à l'interdiction prévue par l'article 85, paragraphe 1;

2) même lorsque, par application du critère ci-dessus défini, il n'échappe pas à l'interdiction prévue à l'article 85, paragraphe 1, un accord de ce type peut, en tout état de cause, lorsqu'il est intervenu postérieurement au 1er mai 1967, bénéficier jusqu'au 31 décembre 1972 des dispositions de l'article 1 du règlement no 67/67 s'il remplit les conditions posées par les articles 1 à 3 dudit règlement sans qu'il y ait lieu de tenir compte de la circonstance qu'il a ou non été notifié à la Commission
des Communautés européennes.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 1-71
Date de la décision : 04/05/1971
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de commerce de Lyon - France.

Contrats d'exclusivité

Ententes

Concurrence


Parties
Demandeurs : Société anonyme Cadillon
Défendeurs : Firma Höss, Maschinenbau KG.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Trabucchi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:45

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