CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 4 MAI 1971 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les juges,
L'affaire sur laquelle nous sommes appelé à conclure aujourd'hui a pour objet une prétention émise sur la base de l'article 73 du statut des fonctionnaires des Communautés et tendant au paiement du capital qui, calculé en fonction du traitement de base annuel, serait exigible dans l'hypothèse d'un accident mortel survenu à un fonctionnaire. — Les faits qu'il importe de prendre en considération pour apprécier cette prétention peuvent être résumés comme suit.
De son vivant, l'époux de la requérante était fonctionnaire au secrétariat du Conseil de ministres des Communautés et était domicilié à Bruxelles. Au début de 1969, il était en congé de maladie et séjournait chez ses parents à Lyon. La requérante n'a pas été en mesure de préciser davantage ces circonstances, parce que c'est au cours des vancances de Noël de 1968 et au début de janvier 1969 qu'elle a vu son mari pour la dernière fois. La seule indication qu'elle a pu fournir, c'est qu'entre le 17 et
le 20 février 1969, celui-ci avait séjourné dans une clinique neurologique de Lyon pour y subir des examens. Dans la soirée du 20 février 1969, il aurait quitté la maison de ses parents pour aller acheter des remèdes. C'est à partir de ce moment-là qu'il a disparu. Le 1er avril 1969, son corps a été retiré des eaux du Rhône, à Lyon. Il ressort des constatations faites par la police ainsi que d'un certificat établi par un médecin que l'intéressé est décédé par submersion.
C'est en invoquant cette circonstance que, le 15 janvier 1970, agissant tant en son nom qu'au nom de ses cinq enfants mineurs, Mme Duraffour a saisi le secrétaire général du Conseil d'une demande tendant à ce que lui soit versé, au titre du décès accidentel de son époux, le capital prévu à l'article 73, paragraphe 2, a), du statut des fonctionnaires. Elle n'a toutefois pas obtenu satisfaction. Par lettre du 10 avril 1970, le secrétaire général du Conseil l'a informée que les compagnies d'assurance
avec lesquelles cette institution avait conclu un contrat en vue de couvrir les risques mentionnés à l'article 73 dudit statut refusaient d'intervenir, parce que, compte tenu des déclarations faites le 3 avril 1970 par le frère du défunt, elles étaient convaincues qu'il s'était agi, non pas d'un accident, mais bien d'un suicide, risque non couvert par la police d'assurance. Cette position, affirmait le secrétaire général, est conforme aux principes généraux qui régissent la matière et selon lesquels
c'est à celui qui prétend au bénéfice d'une prestation au titre de l'article 73 du statut des fonctionnaires qu'il appartient de prouver qu'il y a eu accident, et cela tant à l'égard de l'institution en cause, qui est à la fois l'employeur et le preneur d'assurance, qu'à l'égard de l'assureur. Et de conclure que, cette preuve n'ayant pas été apportée, la demande de Mme Duraffour devait être rejetée.
C'est, Messieurs, à la suite de cette lettre que, le 14 mai 1970, l'intéressée vous a saisis d'une requête dans laquelle elle conclut à ce qu'il vous plaise :
1) réformer la décision implicite de rejet résultant du silence observé par le Conseil pendant plus de deux mois à compter du dépôt de la demande et, pour autant que de besoin, annuler également la décision explicite du 10 avril 1970 ;
2) dire que la requérante et ses enfants ont droit au versement du capital décès visé à l'article 73, paragraphe 2, a), du statut des fonctionnaires ;
3) condamner le Conseil au paiement de ce capital, plus les intérêts comme de droit.
Le Conseil soutient qu'encore que ce recours soit recevable, il n'est cependant pas fondé.
Le litige (qui, dans le cadre des procès de fonctionnaires, compte certainement parmi les plus délicats) étant ainsi circonscrit, voyons maintenant quel est, en l'état actuel des choses, l'avis qui paraît devoir être formulé à son sujet.
Au moment d'entreprendre notre analyse, nous vous demandons, Messieurs, la permission de citer l'article 73 du statut des fonctionnaires, texte sur lequel la requérante fonde sa prétention. Parmi les dispositions de cet article, celles qui nous intéressent en l'espèce s'énoncent comme ceci :
«1. Dans les conditions fixées par une réglementation établie d'un commun accord des institutions des Communautés, après avis du comité du statut, le fonctionnaire est couvert, dès le jour de son entrée en service, contre les risques de maladie professionnelle et les risques d'accident. Il participe obligatoirement, dans la limite de 0,1 % de son traitement de base, à la couverture des risques de la vie privée.
…
2. Les prestations garanties sont les suivantes :
a) En cas de décès :
Paiement aux personnes énumérées ci-après d'un capital égal à 5 fois le traitement de base annuel de l'intéressé calculé sur la base des traitements mensuels alloués pour les douze mois précédant l'accident :
— au conjoint et aux enfants au fonctionnaire décédé, conformément aux dispositions du droit de succession applicable au fonctionnaire; le montant à verser au conjoint ne peut toutefois être inférieur à 25 % du capital;
…»
Nous rappellerons en outre que ces dispositions sont incomplètes, la réglementation dont il est fait mention au paragraphe 1 n'ayant pas encore été arrêtée, à défaut d'accord entre les institutions compétentes. Il faut noter cependant que, par l'entremise d'une entreprise de courtage établie à Anvers, tant le Conseil que les autres institutions communautaires ont souscrit des contrats destinés à couvrir le risque en question auprès de compagnies d'assurance établies dans certains États membres et
dans des pays tiers et qu'à l'expiration de ces polices, ils les ont reconduites à plusieurs reprises. Ces reconductions ont d'ailleurs donné lieu à des modifications de la coassurance, résultant du retrait de certaines compagnies et de la prise d'intérêt de nouveaux coassureurs ainsi que de variations dans le pourcentage accepté par les diverses sociétés.
1. La première question qui se pose dans ces conditions, c'est de savoir si, dans le cas d'un accident tel que celui dont l'existence est alléguée par la requérante, il est concevable que l'intéressé ait une action directe contre le Conseil en tant qu'employeur ou si, au contraire, la réglementation actuelle ne lui permet de réclamer le capital qu'aux compagnies d'assurance. C'est là une question qui n'avait pas été discutée nettement au début du procès, mais sur laquelle le Conseil n'a cessé de
mettre l'accent dans son second mémoire, où il soutient que la requérante ne dispose d'une action que contre les compagnies d'assurance, mais qu'elle ne saurait faire valoir aucune prétention à l'égard de l'institution elle-même. Tel est également l'essentiel de l'argumentation qui a été développée à l'audience.
Pour résoudre correctement le problème ainsi soulevé, force est d'analyser avec précision le texte et l'économie de l'article 73, de procéder à des comparaisons avec des textes qui s'appliquaient antérieurement, comme aussi de tenir compte des principes du droit national. — Dans cette optique, il ne faut, certes, pas attacher une grande signification au fait que le texte allemand de l'article 73 utilise le terme «gesichert» (lequel évoque l'idée de garantie, d'assurance). Des conclusions plus
précises pourraient cependant être tirées du texte français, qui utilise le terme «couvert». C'est qu'en effet ce mot apparaît également à l'article 72 du statut, à propos du remboursement des frais de maladie, c'est-à-dire à propos de prétentions que les ayants droit peuvent certainement faire valoir à l'égard de l'institution elle-même. Il semble permis de déduire de cette constatation que l'article 73 entend, lui aussi, prévoir une action directe contre l'institution. — Cette idée apparaît
encore plus clairement si nous examinons le texte de l'article 73, paragraphe 2: celui-ci parle, en effet, de prestations qui sont «garanties» (en allemand : «garantiert»), il déclare que le cas de décès donne lieu au paiement (en allemand : «Zahlung») d'un capital, qu'«une rente viagère peut être substituée (“gewährt werden” aux paiements prévus ci-dessus» et que «les prestations (Leistungen) énumérées ci-dessus peuvent être cumulées (“zusätzlich gewährt werden”) avec celles qui sont prévues au
chapitre 3 ci-dessous». Tout cela indique effectivement que l'intéressé dispose d'une action directe contre l'institution, et c'est d'ailleurs ce qui ressort également du régime de remboursement des frais qui est institué par le paragraphe 3 de l'article 73 et qui doit être regardé comme un des éléments d'un système cohérent. — Un autre argument plaide, lui aussi, en faveur de l'exactitude de cette thèse et conduit à écarter l'idée que les intéressés n'auraient une action directe qu'à l'égard des
compagnies d'assurance: c'est celui qui résulte d'une comparaison avec l'article 23 de l'ancien règlement général complétant le statut du personnel de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. En effet, ce texte affirme nettement que les fonctionnaires sont assurés ( «versichert») contre les risques d'accidents, ceux-ci étant garantis (la version allemande utilise ici le terme de «Versicherungsschutz») dans le monde entier; l'article 23 fait état des risques exclus de l'assurance,
lesquels sont précisés dans les conditions générales de la police («Versicherungsvertrag»), et il parle des garanties que comporte l'assurance. Ces formules n'ayant pas été reprises dans l'article 73 du statut des fonctionnaires actuellement en vigueur, nous pouvons certainement en déduire que les auteurs du statut n'ont pas entendu viser uniquement des droits à faire valoir contre des compagnies d'assurance. — A ces arguments de texte s'ajoutent des considérations tirées d'un examen de
l'économie générale du système, et elles ne sont certes pas d'un moindre poids. Un point qui nous paraît capital, c'est que l'article 73 du statut actuel ne fait aucune distinction entre la couverture des risques de maladie professionnelle ou d'accidents de la vie professionnelle et celle des risques d'accidents de la vie privée. Il ne semble pas non plus qu'on puisse s'attendre que la réglementation à arrêter par les institutions établira d'importantes distinctions pour ce qui est des problèmes
essentiels relatifs aux droits et aux obligations des parties en présence. Or, en ce qui concerne les accidents de la vie professionnelle et les maladies professionnelles (spécialement, si on tient compte des principes du droit national de la fonction publique ( 2 ), il est impossible de concevoir que les ayants droit n'auraient pas d'action directe contre l'employeur et puissent en être réduits à diriger leurs prétentions contre des compagnies d'assurance privées. Dès lors, compte tenu du fait
que (comme nous venons de le relever) aucune distinction n'est faite à l'article 73, nous pouvons réellement en conclure que les mêmes principes doivent s'appliquer à l'égard des accidents de la vie privée. — Il convient en outre de rappeler ce principe essentiel du droit de la fonction publique selon lequel les fonctionnaires doivent être placés sur un pied d'égalité. On ne voit guère comment faire concorder avec cette exigence une situation dans laquelle le régime différerait selon les
institutions. Or, c'est ce qui pourrait se produire dans l'hypothèse où, tant que n'existent pas les règles communes d'exécution prévues à l'article 73, les conséquences d'un accident pourraient être réglées selon les dispositions des contrats d'assurance qui ont été souscrits par chacune des institutions et dont les clauses peuvent présenter d'importantes divergences. — Enfin, nous ne devons pas non plus négliger de tenir compte ici de l'idée du devoir d'assistance de l'employeur, telle qu'on la
rencontre (surtout) en droit allemand («Fürsorgepflicht»). Nous ne voyons guère comment concilier avec cette idée le fait qu'alors que le statut prévoit impérativement la couverture des risques d'accidents de la vie privée en faveur des fonctionnaires, lesquels sont d'ailleurs tenus de verser à ce titre des cotisations à leur employeur, ceux-ci puissent en être réduits, pour le règlement des suites d'un accident, à s'adresser à un groupe, de composition variable, réunissant des compagnies
d'assurance établies dans différents pays et ne répondant pas solidairement de leurs engagements et qu'au surplus ils puissent être liés par une clause d'arbitrage qui, comme le prévoit la police en cause, exclut le recours aux tribunaux.
Toutes ces raisons nous amènent à conclure que, contrairement à la thèse du Conseil et conformément à l'opinion exprimée par des auteurs spécialement compétents ( 3 ), la question que nous avons placée en tête de notre examen doit être résolue dans ce sens que l'article 73 du statut accorde, aux fonctionnaires et à leurs survivants, une action directe contre l'institution communautaire en cause. Quant à savoir si, parallèlement (par exemple en vertu de la stipulation pour autrui incluse dans un
contrat de droit privé), les intéressés peuvent aussi faire valoir des prétentions à l'égard de compagnies d'assurance, c'est là un problème qu'il n'est pas nécessaire de trancher actuellement, puisque la requérante s'est formellement et exclusivement prévalue de l'article 73 du statut des fonctionnaires.
2. Il suffit, Messieurs, de lire ledit article 73 pour se rendre compte que son seul texte ne suffit pas pour régler dans le détail les droits aux prestations qu'il prévoit et les conditions dans lesquelles les intéressés peuvent les faire valoir. Aussi bien prévoit-il d'ailleurs l'adoption de règles d'exécution. Comme ces règles n'ont pas encore été édictées et comme, d'autre part, il est inconcevable (ainsi que nous l'avons déjà exposé) de contraindre les ayants droit à s'adresser aux compagnies
d'assurance, d'exclure, en d'autres termes, toute prétention fondée sur l'article 73, il apparaît que seuls deux procédés peuvent être envisagés pour résoudre les problèmes découlant du caractère incomplet de cet article. Le premier consisterait à reconnaître à chaque institution, pendant une période transitoire, la faculté d'arrêter sa propre réglementation, faculté qu'elle pourrait éventuellement exercer en souscrivant un contrat d'assurance dont le contenu, une fois communiqué aux ayants
droit, serait réputé constituer la réglementation d'exécution visée à l'article 73. Le second procédé consisterait à combler les lacunes que révèle ce texte en se référant aux principes généraux qui se dégagent du système juridique des divers États membres.
Disons d'emblée que la première de ces solutions nous paraît devoir être écartée. Elle est inacceptable, non seulement à cause du temps qui s'est écoulé depuis l'adoption du statut des fonctionnaires et en raison du non-respect des exigences de procédure fixées à son article 73, mais surtout parce qu'elle équivaudrait à méconnaître ce principe essentiel du droit de la fonction publique que constitue l'égalité de traitement. — On peut, en revanche, affirmer que la seconde solution s'impose sans
hésitation possible, car elle correspond à une méthode qui est couramment utilisée dans les Communautés pour découvrir les règles de droit applicables à une situation donnée («Rechtsfindung») et qui, par exemple, a été formellement consacrée à l'article 215, alinéa 2, du traité CEE, dans une matière où les problèmes ne manquent pas de se poser, celle de la responsabilité non contractuelle des institutions communautaires en raison des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions. A tout le
moins peut-on estimer que, dans le présent litige, rien ne s'oppose à recourir à ce second procédé, car, si on s'en réfère aux arguments des parties, les discussions auxquelles a donné lieu l'article 73 se réduisent à deux problèmes: celui de la notion d'accident et celui de la charge de la preuve. Leur solution ne se heurtera à aucun obstacle insurmontable si nous adoptons la méthode ainsi préconisée: c'est ce que démontrera l'analyse que nous allons entreprendre à l'instant.
a) Nous devons, en premier lieu, analyser la notion d'accident, puisque c'est sur l'existence d'un accident mortel de la vie privée que la requérante fonde sa prétention: c'est là un point qui n'appellera pas de très longs développements.
Encore qu'à coup sur (contrairement à ce que pense la requérante, qui se réfère au Littré) il ne suffise pas, pour cerner la notion d'accident, de dégager le sens courant dans lequel ce terme est généralement utilisé, il n'en reste pas moins qu'on aboutit également à réunir l'unanimité sur cette notion lorsqu'on recourt aux critères du droit des assurances. C'est ainsi, par exemple, qu'au paragraphe 2 des conditions générales des polices allemandes d'assurance accidents, à la rédaction
desquelles l'État a coopéré, nous rencontrons la formule suivante : «Il y a accident lorsque l'assuré subit, indépendamment de sa volonté, un dommage physique provoqué par une atteinte corporelle résultant de l'action soudaine d'un événement extérieur ( 4 )» La teneur de cette formule correspond, pour l'essentiel, aux définitions utilisées dans les systèmes juridiques des autres États membres. Permettez-nous, Messieurs, de vous renvoyer à cet égard à Sicot-Margeat, Précis de la loi sur le
contrat d'assurance, 4e édition, 1962, no 605; à Fredericq, Traité de droit commercial belge, 1947, tome III, p. 362 à 364; à Molengraaff, «Leidraad bij de beoefening van het Nederlandse Handelsrecht», 1955, tome III, p. 727 et au «Novissimo digesto italiano, Assicurazione contro le danni», nos 72 et 73. Les éléments essentiels qui se dégagent de ces définitions, c'est que la lésion doit résulter d'une action extérieure, fortuite, involontaire, non intentionnelle et que le suicide ne saurait
être regardé comme un accident (point qui ressort d'ailleurs également des articles 1 et 4 de la police d'assurance dont le Conseil a fait état).
Cela revient à dire que, même si l'article 73 du statut ne fait pas les mêmes distinctions, la prétention au capital ne serait pas suffisamment justifiée par la preuve qu'il y a eu décès par submersion, c'est-à-dire par l'effet de la force extérieure de l'eau (preuve que la requérante est incontestablement parvenue à apporter) ; il faut déterminer en outre si l'événement générateur du dommage a été provoqué volontairement ou involontairement («freiwillig oder unfreiwillig»). Tel est le
problème qui est au centre de l'affaire, comme l'ont fait apparaître les discussions qui ont opposé les parties litigeantes. Mais, plutôt que d'examiner immédiatement les éléments dont elles ont fait état à cet égard, nous préférons commencer, dans le cadre de l'examen juridique tel que nous l'avons tracé plus haut, par nous occuper d'un autre problème, qui est également un problème de fond: celui qui consiste à rechercher qui doit pâtir du non liquet sur la question de savoir s'il y a eu
submersion volontaire, à décider qui doit supporter le fardeau de la preuve sur ce point. Nos recherches nous permettront de déterminer si c'est à la requérante qu'incombe cette charge, si, en d'autres termes (comme la police le prévoit à son article 8), c'est elle qui doit prouver que la noyade n'était pas volontaire ou bien si c'est au Conseil qu'il appartient de démontrer le caractère intentionnel de l'événement.
b) Il est évident qu'a l'égard de ce problème l'examen de droit comparé ne se révèle pas aussi simple qu'à propos de la notion d'accident. Loin, en effet, que les systèmes juridiques soient les mêmes partout, nous avons vu au cours de la procédure que la Communauté se partage pour ainsi dire en deux camps, l'un englobant les droits français, belge et luxembourgeois, tandis que le second regroupe les systèmes allemand, néerlandais et italien.
Considérons d'abord, si vous le voulez bien, le droit allemand, dans lequel la situation est parfaitement claire. En effet, selon le paragraphe 180 bis de la loi du 30 juin 1967 relative au contrat d'assurance, disposition à laquelle il est interdit de déroger par convention, le caractère involontaire de l'événement est présumé jusqu'à preuve du contraire, ce qui revient à dire que c'est l'assureur qui doit prouver que l'accident est le fruit d'un acte volontaire ( 5 ). — La situation est la
même aux Pays-Bas, où l'on considère que le caractère involontaire du dommage constitue le cas normal, la règle générale, à moins que certains faits ne fassent surgir des doutes à cet égard ( 6 ). Tel semble être également le système qui est adopté en Italie sur la base de l'article 1900 du «codice civile» ( 7 ).
A l'opposé, nous trouvons le régime franco-belgo-luxembourgeois, selon lequel c'est en principe l'assuré qui doit prouver qu'il y a eu accident et que celui-ci n'a pas été provoqué intentionnellement ( 8 ). Ce principe est important, mais il ne faut pas perdre de vue qu'il ne s'applique pas dans toute sa rigueur. Sans exiger, en effet, que soit apportée la preuve certaine, directe et rigoureuse qui est souvent impossible, ces systèmes se satisfont en réalité (encore qu'avec plus ou moins de
sévérité) d'une certaine vraisemblance, de présomptions (qualifiées en français de «graves, précises et concordantes»), auxquelles toutes les circonstances de l'espèce peuvent servir d'appui (caractère, comportement, croyances, situation juridique et financière de l'intéressé) et que la partie adverse peut renverser au moyen d'indices appropriés ( 9 ).
Dans ces conditions, nous sommes place devant cette tâche bien malaisée de rechercher laquelle de ces solutions doit être considérée comme exacte au regard de l'affaire qui nous occupe. — Certes, on pourrait concevoir de recourir à la méthode consistant à déterminer la règle communautaire en fonction du niveau commun aux systèmes juridiques des États membres qui (en se plaçant au point de vue de l'ayant droit) serait le plus bas. Cependant, et en dépit du fait qu'en pratique les différences
entre les divers systèmes juridiques nationaux ne semblent pas très considérables, cette méthode ne saurait être approuvée. En effet, comme la doctrine le souligne constamment (spécialement à propos de l'article 215 du traité CEE et du fameux problème des droits fondamentaux dans les Communautés), lorsqu'on recourt à des recherches de droit comparé pour découvrir les normes à appliquer, il convient de procéder d'une manière critique («wertende Vergleichung»), il faut tenir compte des exigences
propres de la matière en jeu, de leur économie générale et de leur évolution.
Or, ce qu'il importe avant tout d'observer à cet égard, c'est que tous les systèmes juridiques dont nous avons fait état présentent une certaine évolution dans la façon dont ils ont réglé la charge de la preuve. Partant d'un régime rigide (selon lequel c'est à celui qui fait valoir une prétention qu'il appartient de démontrer que les conditions requises sont remplies), ces systèmes se relâchent petit à petit, et cela notamment en considération tant des difficultés inhérentes au problème de la
preuve que des exigences propres du secteur de l'assurance, lesquelles commandent que les polices soient interprétées «contre» la compagnie. Dans cette évolution, certains systèmes juridiques se sont bornés à permettre aux ayants droit d'invoquer des indices et présomptions jouant en leur faveur, tandis que d'autres systèmes (c'est ce qui ressort notamment de la jurisprudence allemande), non contents de dispenser généreusement de la preuve en raison des apparences («prima facie-Beweis»), sont
allés jusqu'à établir des présomptions légales et à opérer au profit des ayants droit le renversement du fardeau de la preuve. C'est là, croyons-nous, une constatation d'une portée toute particulière pour le droit des Communautés européennes, qui se veut par principe progressiste. — Il convient en outre de prendre en considération certains aspects particuliers sous lesquels se présente la matière dans le cadre du droit européen de la fonction publique. Comme la requérante le relève à juste
titre au regard de notre problème, ce droit a ceci de spécial qu'il étend le bénéfice des prestations aux cas d'accident de la vie privée. Effectivement, cela fait apparaître qu'il met fortement l'accent sur l'idée de protection et d'assistance dues aux fonctionnaires («Fürsorgegedanken»). Et s'il en est ainsi, il n'est que logique d'adopter la même attitude en ce qui concerne la réglementation de la charge de la preuve, c'est-à-dire de se montrer, là aussi, libéral à l'égard des ayants droit.
Soumis à un examen critique raisonnablement mené, les éléments dégagés par les recherches de droit comparé auxquelles nous nous sommes livré conduisent dès lors en fin de compte à cette conclusion que, dans le cadre de l'article 73 du statut, c'est selon le modèle du droit allemand, néerlandais et italien plutôt qu'à l'image du système franco-belgo-luxembourgeois que doit être conçu le régime de la charge de la preuve. Il en résulte que, dans la présente affaire, ce serait au Conseil qu'il
incomberait de démontrer qu'il y aurait eu suicide, étant entendu que (comme nos recherches l'ont également fait apparaître) il lui serait permis d'invoquer des indices, des événements caractéristiques, des présomptions, un faisceau d'apparences concluantes etc., qu'en d'autres termes il ne serait pas tenu d'administrer la preuve stricto sensu.
3. Il nous reste, pour terminer, à essayer d'appliquer aux faits de l'espèce les conclusions auxquelles nous avons abouti, à nous faire, en d'autres termes, une opinion sur le point de savoir si on peut considérer comme démontré que l'époux de la requérante s'est suicidé.
C'est, Messieurs, comme vous le savez, en faveur de la thèse du suicide que le Conseil a avancé plusieurs arguments. Il a relevé que, dans ses déclarations à la police, le frère du défunt a parlé de «dépression nerveuse» et émis l'opinion que l'intéressé avait probablement été «victime d'une impulsion irraisonnée». Le défendeur a fait valoir en outre que le mari de la requérante était malade depuis longtemps, qu'il avait été en observation dans une clinique neurologique et que ses proches
veillaient à ne jamais le laisser seul. — La requérante a rétorqué à ces arguments en contestant l'affirmation selon laquelle on ne laissait jamais son mari tout seul, la preuve du contraire résultant du simple fait qu'en janvier 1969 celui-ci avait entrepris un voyage à Poitiers sans être accompagné et que, dans la soirée du 20 février 1969, il était seul quand il avait quitté le domicile de ses parents. Mme Roland a souligné ensuite que son mari n'avait passé que trois jours dans une clinique
neurologique, que jamais dans le passé le Conseil n'avait été saisi de notes de frais de cures neurologiques de quelque importance, qu'on n'avait trouvé dans les poches du défunt qu'un sédatif léger (élément qui plaide contre l'hypothèse d'une affection grave) et que son mari n'avait laissé aucun message qui aurait permis de conclure qu'il avait l'intention de se suicider. Ce qui plaide d'ailleurs contre cette idée, a-t-elle ajouté, c'est que son mari était un excellent nageur et qu'avant sa
disparition il avait demandé que l'on prépare le dîner. La requérante a relevé enfin qu'on pouvait encore invoquer en faveur de la thèse de l'accident le fait qu'à l'époque de la disparition de son mari, les berges du Rhône étaient verglacées (point qu'elle a prouvé en produisant les indications météorologiques fournies par l'aéroport de Lyon-Bron).
Quelles conclusions peut-on tirer de tous ces éléments? A notre avis, on peut en conclure en premier lieu qu'il est impossible de reconnaître l'existence d'indices suffisamment sérieux pour appuyer la thèse du Conseil et que le suicide ne saurait dès lors être considéré comme prouvé. — Mais, d'autre part, nous ne croyons pas non plus qu'il y ait des raisons de faire droit dès à présent à la prétention de la requérante, car, comme nous l'avons vu, il subsiste des points litigieux d'une certaine
importance pour lesquels des éclaircissements sont nécessaires et il existe des éléments sur lesquels il n'est pas exclu qu'un supplément de clarté pourrait encore être apporté si l'occasion était donnée aux parties d'administrer des preuves (par exemple, en ce qui concerne l'état dans lequel se trouvait le mari de la requérante avant sa disparition, et notamment à propos des dépressions nerveuses dont le Conseil a fait état et des détails du traitement médical).
Ajoutons encore qu'à notre avis, aucune raison de procédure ne peut faire obstacle à cette recherche d'un supplément de lumière. Bien que les parties n'aient fait jusqu'à présent que des offres générales de preuve, nous croyons que cela ne peut les empêcher de préciser ultérieurement leurs offres. En effet, l'article 42, paragraphe 1, de notre règlement de procédure prévoit simplement que les parties doivent motiver le retard apporté à la présentation de leurs offres de preuve et il est certain
que, dans l'espèce, nous pouvons voir dans le caractère inédit et peu clair de la situation juridique une explication plausible du fait que des offres de preuve n'aient pas été présentées plus tôt. Observons d'ailleurs que, dans des procès de droit public comme celui-ci, la Cour a de toute façon la faculté d'ordonner d'office une instruction, ce qui est conforme au principe selon lequel, dans les instances de ce genre, il n'y a pas à strictement parler d'obligation de désigner des moyens de
preuve, mais uniquement une obligation (existant, d'ailleurs, pour l'une et l'autre des parties) de coopérer efficacement à l'éclaircissement des faits.
4. Dans ces conditions, Messieurs, estimant que les éléments de droit que nous avons dégagés à propos de l'article 73 du statut des fonctionnaires se prêtent mal à ce que vous rendiez un arrêt interlocutoire, nous ne voyons pas actuellement la possibilité de formuler, comme dans d'autres affaires, des conclusions par lesquelles nous vous proposerions de statuer dans un sens déterminé. Aussi nous bornerons-nous à souligner qu'à notre avis, l'affaire doit être considérée comme nécessitant encore des
éclaircissements et vous suggérerons-nous dès lors d'inviter les parties à présenter des offres de preuves à l'appui de leurs thèses. Dès que ces offres vous seront parvenues, vous pourrez préciser les points à l'égard desquels vous demanderez aux parties d'administrer la preuve.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.
( 2 ) Plog-Wiedow, «Kommentar zum Bundesbeamtengesetz», note relative au paragraphe 151. Plantey, Traité pratique de la fonction publique, no 1883.
( 3 ) Cf., par exemple, Holtz, «Handbuch des europäischen Dienstrechts», p. 451.
(
4
)
Voir également Plog-Wiedow, op. cit., note 4 relative au paragraphe 135.
( 5 ) Prölls-Martin, «Versicherungsvertragsgesetz», 18e édition, 1970, note 3 relative au paragraphe 182.
( 6 ) Molengraaff, loc. cit., p. 728.
( 7 ) Donati, «Trattato del diritto delle assicurazioni private», vol. II, no 312, 2, a).
( 8 ) Voir, par exemple, Sicot-Margeat, loc. cit., no 141, 60, b; De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 2e édition, 1942, tome III, p. 710 et s.
( 9 ) Sicot-Margeat, loc. cit., no 606; Fredericq, loc. cit., p. 367 et s. ; De Page, loc. cit., p. 712.