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05/05/1971 | CJUE | N°63

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Dutheillet de Lamothe présentées le 5 mai 1971., Fritz-August Bode et autres contre Commission des Communautés européennes., 05/05/1971, 63


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 5 MAI 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Comme nombre de leurs collègues d'autres nationalités, beaucoup de fonctionnaires allemands entrés au service des Communautés continuent d'assumer en Allemagne fédérale certaines obligations financières.

Elles ont pour origine tantôt des charges familiales (enfants en cours d'études, ascendants qu'il faut aider par exemple), tantôt des charges de caractère plus patrimonial: achat à temp

érament d'une maison ou d'un appartement, constitution d'une retraite.

Il est certain que pour to...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,

PRÉSENTÉES LE 5 MAI 1971

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Comme nombre de leurs collègues d'autres nationalités, beaucoup de fonctionnaires allemands entrés au service des Communautés continuent d'assumer en Allemagne fédérale certaines obligations financières.

Elles ont pour origine tantôt des charges familiales (enfants en cours d'études, ascendants qu'il faut aider par exemple), tantôt des charges de caractère plus patrimonial: achat à tempérament d'une maison ou d'un appartement, constitution d'une retraite.

Il est certain que pour tous ces agents les réévaluations du deutschmark et en particulier celle de 1969 ont eu pour effet d'aggraver le poids de ces charges financières et même pour certains dans des conditions extrêmement pénibles. Le problème pourrait semble-t-il, si l'on en croit certaines informations, se poser à nouveau.

La Commission en a d'ailleurs conscience et se déclare prête à examiner avec bienveillance la possibilité d'une aide dans certains cas particulièrement douloureux.

Mais c'est quelque chose de fort différent que veulent obtenir certains des fonctionnaires en cause.

Ils estiment en effet que la Communauté aurait l'obligation de compenser l'accroissement des charges résultant pour eux du fait que, pour faire face aux mêmes obligations exprimées en deutschmark, ils sont obligés, depuis la réévaluation du Mark, de transférer un montant plus grand de francs belges, c'est-à-dire de la monnaie dans laquelle leur traitement est exprimé et versé.

La Commission n'ayant pas reconnu l'existence d'une telle obligation, treize des fonctionnaires intéressés, tous en service à Luxembourg, vous ont saisis des présentes requêtes qui tendent toutes à titre principal

1) à ce que vous reconnaissiez l'existence du droit qu'invoquent les requérants,

2) à ce qu'en conséquence vous condamniez la Commission à verser à chacun d'eux une indemnité égale au préjudice que lui a déjà causé la réévaluation du deutschmark,

3) à ce que vous posiez le principe d'une indemnisation du même type en ce qui concerne les préjudices futurs.

Les conclusions principales ne posent aucune question particulière de recevabilité.

Mais l'une de ces requêtes, la requête no 65-70 de M. Werner Horn, comporte en outre des conclusions additionnelles tendant à ce que vous enjoigniez à la Commission d'«insérer dans le statut à intervenir une disposition mettant à titre général tous les risques d'origine monétaire à la charge de l'employeur des fonctionnaires européens». Vous ne pourrez, croyons-nous, que rejeter comme irrecevables ces conclusions subsidiaires en rappelant au requérant qui les a formulées qu'il n'appartient pas à la
Cour de donner des injonctions aux autorités communautaires, comme vous l'avez déjà jugé à plusieurs reprises et par exemple dans votre arrêt du 15 décembre 1966, affaire 62-65, Recueil, XII-1966, p. 828.

A l'appui de leurs conclusions principales, les requérants font valoir quatre moyens ou plutôt quatre séries de moyens :

A — Le premier qui a été surtout développé à la barre ne nous retiendra guère. Il est tiré des dispositions de l'article 24 du statut. Mais il suffit de lire cet article pour constater qu'il ne peut être utilement invoqué en l'espèce. Il a certes pour objet de prévoir l'assitance et la responsabilité éventuelle de la Communauté dans des cas où un fonctionnaire subit, en raison de sa qualité ou de ses fonctions, certains préjudices. Mais le texte montre clairement de quels préjudices il doit s'agir:
menaces, injures, diffamation, outrages, attentats contre la personne et les biens. Certes, cette énumération n'est pas limitative, mais y ajouter jurisprudentiellement la décision d'un État membre de modifier la parité de sa monnaie serait une construction juridique d'une hardiesse peu commune et qui paraît vraiment impossible.

B — Le second moyen avancé par les requérants pour tenter d'établir le droit à indemnité qu'ils prétendent avoir est tiré des dispositions de l'article 76 du statut du personnel. Cet article 76, vous vous en souvenez, dispose que «des dons, prêts ou avances peuvent être accordés à un fonctionnaire, à un ancien fonctionnaire ou à des ayants droit d'un fonctionnaire décédé, qui se trouvent dans une situation particulièrement difficile, notamment par suite d'une maladie grave ou prolongée ou en raison
de leur situation de famille».

Le texte même de cet article montre suffisamment que s'il ouvre une faculté, il n'impose pas une obligation et que de toute façon il ne peut viser à résoudre que des cas individuels.

Les requérants ont bien vu la difficulté et cherchent à établir que, dans la situation particulière qui est la leur, cet article devrait servir de fondement non plus à un règlement facultatif de situations individuelles, mais à la reconnaissance obligatoire de droits beaucoup plus étendus. Mais leur argumentation sur ce point se rattache en réalité au troisième des moyens qu'ils avancent et selon lequel, à la fois l'esprit du statut, l'ensemble de ses dispositions et l'«obligation de prévoyance
de l'autorité publique en faveur de ses agents» imposeraient à la Communauté l'indemnisation du préjudice dont ils demandent réparation.

C — Ce troisième moyen ou ce troisième groupe de moyens appelle de notre part une remarque préliminaire.

Autant nous sommes sensible aux aspects humainement douloureux des conséquences de la réévaluation du Mark sur la situation de certains fonctionnaires européens d'origine allemande, comme nous vous l'avons d'ailleurs laissé entendre tout à l'heure au début de ces conclusions, autant également nous sommes prêt, comme nous le ferons dans un instant, à demander avec insistance à la Commission d'examiner ces situations individuelles avec le maximum de bienveillance, autant au contraire, nous le
disons très franchement aux requérants, nous ne pouvons souscrire ni dans le détail ni dans le principe à une certaine conception de la fonction publique européenne que, peut-être à tort d'ailleurs et dans ce cas nous nous en excusons, nous paraissent refléter certains des arguments qu'ils avancent à l'appui de leur thèse.

On pouvait a priori concevoir deux grands systèmes de situation pour les agents employés par les Communautés européennes :

1) un statut d'agents mis à la disposition des Communautés par les administrations nationales.

Dans un tel système, le traitement de ces agents aurait été un traitement exprimé en monnaie nationale, éventuellement complété par certaines indemnités, mais pour lequel ces agents n'auraient couru, du point de vue monétaire, que les risques ou les aléas communs à tous leurs compatriotes et en particulier à tous les salariés de leur pays d'origine.

2) un statut autonome, dans lequel le fonctionnaire européen est dans une situation entièrement distincte de celle des agents des services publics de son pays d'origine, dans lequel il bénéficie d'une situation juridique et matérielle sans correspondance avec celle desdits agents, comportant, par rapport à leur situation, des avantages mais aussi des inconvénients.

C'est à cette seconde conception que, pour des motifs tendant à la nature même des Communautés, se sont ralliés les auteurs du traité dans l'article 212 de celui-ci, ainsi que les auteurs du statut du personnel.

Celui-ci en effet a prévu deux principes de base :

a) l'obligation pour le fonctionnaire de résider dans son lieu d'affectation (art. 20),

b) la fixation de son traitement indépendamment de tout critère national ainsi que le calcul de ce traitement dans une unité monétaire unique et préalablement définie (art. 63).

Ce qui nous choquerait, ce serait que l'on cherche à faire reconnaître un régime mixte entre ces deux systèmes: un régime où le fonctionnaire se verrait garantir une permanence de sa rémunération exprimée dans la monnaie de son pays d'origine, tout en gardant les avantages que peut présenter pour lui sa rémunération dans son lieu d'affectation et dans une unité monétaire différente de celle du pays dont il demeure citoyen.

Nous pensons au contraire que le régime autonome des fonctionnaires européens n'implique, en aucune manière, une sorte de garantie de change dans les transferts que ces fonctionnaires peuvent vouloir effectuer à destination de leur pays d'origine.

Certes, en contrepartie de leur obligation de résidence, le statut, et notamment l'article 17 de l'annexe VII, leur a donné à cet égard certains avantages.

Ces avantages consistent essentiellement dans la possibilité de transférer, dans des conditions en général plus favorables que celles dont bénéficient les simples particuliers, certaines sommes gagnées par eux au service des Communautés dans la limite du montant de l'indemnité de dépaysement prévue par le statut et qui est la contrepartie directe de l'obligation de résidence, et même éventuellement dans la limite des frais que leur cause indirectement cette obligation de résidence.

Les requérants invoquent bien cette disposition à l'appui de leur thèse, mais, à notre avis, cet article 17 se retourne plutôt au contraire contre leur argumentation.

C'est en effet une disposition dérogatoire aux principes généraux du statut dérivant du caractère communautaire de la fonction publique européenne.

Il s'ensuit pour nous que

— d'une part cette disposition ne peut être interprétée que restrictivement,

— d'autre part elle ne peut être étendue ou modifiée que par une disposition expresse.

Sur ce dernier point les requérants font bien état de propositions faites par la Commission (JO no C 83 du 28 juin 1969, p. 16) ou d'intentions manifestées par celle-ci (JO no C 14 du 4 février 1970, p. 9), mais :

a) la Commission n'a jamais envisage une obligation de compensation intégrale et permanente des pertes de change que peuvent subir des fonctionnaires eu égard aux modifications des parités monétaires entre États, mais seulement un assouplissement du système actuel lui permettant dans certains cas d'intervenir en faveur de ces fonctionnaires ;

b) de plus, et surtout, ces propositions n'ont jusqu'ici jamais abouti à une décision du Conseil, seule autorité ayant pouvoir de décision en la matière.

Pour ces raisons, nous pensons donc que le troisième moyen ou le troisième groupe de moyens articulé par les requérants ne saurait être accueilli.

Le quatrième groupe de moyens est tire de ce que le droit des requérants dériverait de l'obligation qu'auraient les autorités communautaires de respecter un principe d'«égalité de traitement entre les agents des Communautés».

Nous avons dejà exprime, lors d'une affaire récente, les doutes que nous avons quant à l'existence même et surtout quant à la portée que certains voudraient donner à ce principe. Quoi qu'il en soit, même s'il existe, il ne paraît pas pouvoir être utilement invoqué en l'espèce, et cela pour trois raisons.

1. Il ne pourrait en tout cas s'appliquer en matière de rémunération qu'à des fonctionnaires affectés dans un même lieu, c'est-à-dire dont les conditions de vie, au sens que donne à cette expression l'article 64 du statut, sont identiques ou voisines. Or, la plupart des exemples invoqués par les requérants visent des cas d'agents des Communautés qui, contrairement à eux-mêmes, étaient obligés de résider ailleurs qu'à Luxembourg, par exemple en Angleterre ou en France.

2. Il ne pourrait a fortiori s'appliquer qu'à des agents des Communautés; or, certains exemples invoqués par les requérants visent des agents d'autres organismes internationaux, agents de l'OTAN en Turquie, etc.

Or, il est bien évident que si les travaux des organismes chargés d'étudier la situation des agents des autres organisations internationales peuvent constituer une source de renseignements fort utile pour les autorités communautaires, la décision en cette matière n'appartient qu'à elles et à elles seules.

3. Enfin, si l'on admettait qu'un principe d'«égalité de traitement» des agents puisse être invoqué en l'espèce, encore faudrait-il l'aménager pour qu'il soit conciliable avec un principe encore plus fondamental, à notre avis, de la fonction publique européenne, celui de la non-discrimination entre les agents à raison de leurs origines nationales.

On pourrait évidemment imaginer un vaste système de péréquation dans lequel les fonctionnaires qui, à raison de leurs origines nationales, tireraient bénéfice de certaines modifications des parités monétaires, reverseraient tout ou partie de ce bénéfice à ceux de leurs collègues d'autres nationalités auxquels d'autres modifications des parités monétaires causeraient des pertes.

Peut-être un tel système pourrait-il parvenir à concilier le principe d'«égalité de traitement» et celui de la non-discrimination à raison des origines nationales.

Mais il aurait à notre avis peu de chance d'être accepté; il paraît utopique et en tout cas il n'existe pas.

Dans ces conditions, nous pensons donc qu'aucun des moyens articulés par les requérants n'est fondé.

Toutefois, avant de terminer, nous voudrions nous adresser à la Commission.

Celle-ci vous a indiqué que, dans certains cas individuels révélés par les présentes requêtes, elle était prête à user de façon libérale des facultés que lui donne l'article 76 du statut du personnel.

Nous voudrions lui demander d'être à cet égard particulièrement libérale aussi bien quant au nombre des bénéficiaires que quant au montant des aides.

Nous voudrions en plus attirer son attention sur le cas des retraités qui nous paraît particulièrement digne d'intérêt.

C'est sous le bénéfice de ces observations que nous concluons :

1) au rejet des requêtes,

2) à ce que chacune des parties supporte ses propres dépens.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 63
Date de la décision : 05/05/1971
Type de recours : Recours de fonctionnaires - irrecevable, Recours de fonctionnaires - non fondé

Analyses

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Fritz-August Bode et autres
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Dutheillet de Lamothe
Rapporteur ?: Kutscher

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1971:46

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