CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 9 JUIN 1971
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Jusqu'au 28 mars 1968, M. Almini, entré au service de la Haute Autorité de la CECA en 1954, exerçait les fonctions de directeur du personnel de cette institution avec le grade A 2.
A la suite de la «fusion» et des opérations de restructuration des services qu'elle a nécessitées, M. Almini fut affecté à l'emploi de directeur des publications à la direction générale du personnel et de l'administration de la Commission le 28 mars 1968.
Mais à la même époque, les autorités compétentes poursuivaient, dans des conditions, il faut bien le dire, assez confuses, la mise en place d'un Office des publications des Communautés dont la création avait été prévue par l'article 8 d'une décision des représentants des gouvernements des États membres, annexée au traité de fusion.
Ces travaux aboutirent à une décision du 16 janvier 1969 sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure et par laquelle fut organisé cet Office des publications officielles des Communautés.
Mais on s'aperçut alors que rien n'avait été prévu pour la mise en place du personnel de ce nouvel organisme.
En effet, il était jugé souhaitable que le directeur de l'Office soit un fonctionnaire de grade A 2, mais aucun emploi de ce grade n'était à l'époque vacant.
De ce point de vue évidemment, il aurait peut-être pu paraître plus simple d'y nommer M. Almini qui exerçait des fonctions presque identiques et qui était déjà titulaire du grade A 2.
Mais, pour des raisons assez complexes, ce n'est pas à cette solution que s'arrêta la Commission.
Statuant sur une proposition du comité de direction de l'Office du 18 avril 1969, la Commission décida le 23 juillet de la même année:
1) de confier provisoirement au directeur général adjoint du personnel de la Commission, M. Reichling, en plus de ses autres tâches, la direction de l'Office, solution qui éludait évidemment le problème budgétaire;
2) comme il était bien évident que M. Reichling, dont les attributions étaient déjà très nombreuses et les fonctions très lourdes, ne pourrait consacrer qu'une faible partie de son temps à ses nouvelles tâches, la Commission décida de lui adjoindre comme conseiller principal, dans un poste de grade A 3, M. Leclerc;
3) la Commission décida enfin de nommer M. Almini conseiller principal auprès de M. Reichling pour l'assister dans ses fonctions, non pas dans ses fonctions de directeur de l'Office des publications, mais dans celles de directeur adjoint du personnel.
Quelques mois plus tard, lors de sa 106 e réunion du 14 janvier 1970, la Commission, sur proposition de M. Bodson, «arrête son intention de retirer son emploi, dans l'intérêt du service, à M. Almini … en application de l'article 50 du statut».
Elle chargea M. Bodson de mettre en œuvre la procédure nécessaire et il fut même prévu que cette question devrait être réglée pour le 21 janvier.
Ce délai ne put pas être tenu, mais l'affaire ne traîna cependant pas, puisque le 11 février la Commission décida de retirer son emploi, dans l'intérêt du service, à M. Almini, en même temps d'ailleurs qu'elle déclarait vacants trois postes du grade A 2.
Par la présente requête, M. Almini vous demande, à titre principal et essentiellement, d'annuler la décision lui retirant son emploi, puis, à titre subsidiaire, en tant que de besoin, d'annuler les nominations de Messieurs Reichling et Leclerc, et de lui allouer des dommages et intérêts.
Ce sont bien évidemment les conclusions principales dirigées contre la décision de retrait d'emploi qui doivent être tout d'abord examinées et qui nécessitent les plus longues explications.
I
Nous pensons que vous devez faire droit aux conclusions de la requête sur ce point, car la décision attaquée à titre principal nous paraît entachée de plusieurs illégalités ou irrégularités de nature à en motiver l'annulation.
1. Nous pensons que M. Almini n'a pas bénéficié, au cours de la procédure aui a abouti à son éviction du service, des garanties dont l'observation est l'une des conditions de la légalité de la mesure finalement prise.
Le statut des fonctionnaires, en effet, contrairement à certains statuts nationaux, est applicable en principe même aux agents occupant les places les plus élevées de la hiérarchie, c'est-à-dire aux agents titulaires des grades A 1 et A 2.
Ce statut comporte cependant pour eux quelques dispositions particulières dont les plus notables sont, en ce qui concerne le recrutement, les dispositions de l'article 29, paragraphe 2, et, en ce qui concerne le licenciement, les dispositions de l'article 50.
Cet article prévoit que les fonctionnaires des grades A 1 et A 2 peuvent se voir retirer leur emploi dans l'intérêt du service et que cette mesure n'a pas un caractère disciplinaire. Il prévoit également que, s'il n'est pas possible de les affecter à un autre emploi, ces fonctionnaires sont licenciés et reçoivent certaines indemnités.
Pour l'application de cet article 50, les fonctionnaires de grade A 1 et A 2 ne bénéficient-ils d'aucune garantie d'aucune sorte pour leur licenciement?
Nous ne le pensons pas, et nous pensons au contraire qu'en vertu des principes généraux du droit, une mesure aussi grave qu'un retrait d'emploi lorsqu'il est suivi d'un licenciement, mesure qui est nécessairement prise, au moins en partie, compte tenu de la personne de l'intéressé, implique que celui-ci doit au minimum être averti de la mesure envisagée et mis à même de présenter utilement ses observations à l'autorité investie du pouvoir de nomination.
C'est d'ailleurs, semble-t-il, ce qu'estime également la Commission, comme le montre le déroulement de la procédure administrative dans la présente affaire. En effet, M. Almini a été averti de l'intention de la Commission de lui retirer son emploi; il a été invité à présenter ses observations et a déféré à cette invitation.
Mais, dans les circonstances de l'espèce, cette formalité n'a-t-elle pas été privée d'une grande partie de sa portée, en d'autres termes, M. Almini a-t-il été mis à même, non seulement de présenter ses observations, mais encore de présenter utilement lesdites observations ?
Nous ne le pensons pas pour deux raisons, dont chacune, à elle seule, nous paraît déterminante:
a) Le délai donne à M. Almini pour présenter ses observations a été manifestement trop court. Par une lettre datée du 20 janvier 1970, M. Bodson lui demandait de présenter ses observations pour le 26 janvier au plus tard.
En admettant même que M. Almini ait reçu cette lettre à Luxembourg dès le 21 janvier et en admettant également qu'il aurait peut-être pu prendre le risque de ne répondre que le 25 au lieu de répondre le 24 comme il l'a fait, il n'en reste pas moins que M. Almini n'a disposé que de moins de quatre jours francs pour présenter ses observations à propos d'une mesure qui, après seize ans de service jusque-là jugés satisfaisants, allait le priver de son emploi et l'obliger, à 47 ans, à chercher à se
«recaser», comme on dit vulgairement maintenant.
Ce délai était évidemment insuffisant, même si l'on tient compte de ce que M. Almini avait été, le lundi précédent, soit le 19 janvier, averti oralement par un fonctionnaire de la direction du personnel à Bruxelles qu'il allait recevoir la lettre de M. Bodson du 20 janvier relative au retrait de son emploi.
M. Almini souligna d'ailleurs, dans la réponse qu'il fit à M. Bodson, qu'un délai de réflexion lui paraissait nécessaire.
b) La brièveté excessive du délai n'est pas l'unique motif pour lequel nous estimons que M. Almini n'a pas été mis à même de présenter utilement ses observations.
En effet, les seules raisons qui lui avaient été indiquées comme inspirant à la Commission l'intention de lui retirer son emploi étaient, d'une part les règles relatives à la désignation du directeur de l'Office des publications et, d'autre part, la réorganisation de la direction générale IX.
Or, dans sa décision, la Commission fait état en outre d'un motif tout à fait différent. On y lit en effet que la Commission «constate que les tâches confiées aux différentes directions» (de la direction générale du personnel et de l'administration) «ainsi que le nombre et la diversité des personnels à diriger demandent des aptitudes particulières que la Commission estime ne pas correspondre à celles de M. Almini».
M. Almini n'a jamais été mis à même de présenter ses observations sur ce point, comme il aurait pu le faire, notamment en invoquant le témoignage de ses anciens chefs.
Nous pensons donc qu'à un double titre M. Almini a été privé des garanties dont il aurait dû bénéficier et que, pour cette seule raison, la décision attaquée doit être annulée.
2. Elle pourrait l'être également, nous semble-t-il, pour un second motif.
D'après les observations présentées devant vous, la décision attaquée aurait été au moins partiellement motivée par l'impossibilité dans laquelle se serait trouvée la Commission d'obtenir, pour la nomination de M. Almini comme directeur de l'Office des publications, l'avis conforme du comité de direction de cet Office, avis conforme qui, d'après l'article 5 de la décision organisant l'Office, doit être donné à l'unanimité.
Mais cet article 5 nous paraît illégal pour un motif touchant à la compétence et qui est dès lors d'ordre public.
Cette «décision» du 16 janvier 1969, qui est en réalité un accord entre les présidents des différentes institutions, pouvait certes organiser matériellement l'Office dont la création avait été prévue, mais elle ne pouvait pas, selon nous, réviser le statut des fonctionnaires des Communautés, arrêté conformément à l'article 24 du traité de fusion et entré en vigueur le 4 mars 1968.
En effet, pour la révision du statut, il faut:
— d'une part, que la proposition de révision soit soumise au comité du statut, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce,
— d'autre part, que la révision soit décidée dans les mêmes conditions que le texte initial, c'est-à-dire par un règlement du Conseil, sur proposition de la Commission, après avis de l'Assemblée et de la Cour de justice.
Or, la portée de l'article 5 de la décision du 16 janvier 1969 est bien de déroger aux dispositions du statut et de réviser partiellement ce statut en ce qui concerne les fonctionnaires de l'Office.
En effet, le statut prévoit que, pour chaque emploi, il n'y a qu'une autorité investie du pouvoir de nomination.
La présente affaire montre bien les conséquences différentes que peuvent avoir cette disposition statutaire générale et les dispositions spéciales instaurées par l'article 5 de la décision du 16 janvier 1969.
Si, en effet, la règle statutaire générale avait été appliquée en l'espèce, M. Almini, si l'on en croit la Commission, aurait été nommé puisque la Commission vous affirme qu'il était son candidat et que seule l'impossibilité d'obtenir sur son nom l'unanimité nécessaire au sein du comité de direction a empêché sa nomination.
Certes, on objectera que l'autorité investie du pouvoir de nomination, en l'espèce la Commission, peut prévoir des modalités particulières pour l'exercice de ce pouvoir.
C'est parfaitement exact, mais ces modalités particulières ne peuvent aller jusqu'à un partage de compétence avec un organe collégial dont l'avis conforme, émis à l'unanimité, serait nécessaire, car l'exemple même de M. Almini montre les conséquences importantes qu'un tel système peut avoir pour les fonctionnaires.
Si les règles posées par l'article 5 de la décision du 16 janvier 1969 sont probablement nécessaires pour le bon fonctionnement de l'Office, elles ne peuvent, compte tenu, répétons-le encore, des conséquences qu'elles peuvent avoir pour les fonctionnaires, être légalement édictées que par une révision du statut intervenant dans les conditions de forme et de fond que nous avons rappelées tout à l'heure.
Nous pensons donc que la décision de la Commission, se fondant partiellement sur une disposition réglementaire illégale, doit être, pour ce motif également, annulée.
3. Il existerait enfin, selon le requérant, un troisième motif d'annulation.
En effet, quelques semaines à peine après avoir retiré son emploi à M. Almini, la Commission déclarait vacant un poste A 2 de conseiller principal à l'Office des publications. Le requérant soutient que cette vacance n'avait pour objet que de permettre la nomination à ce poste de M. Leclerc.
Si ce fait était établi, la jurisprudence Reinarz invoquée par le requérant serait peut-être susceptible de recevoir application. En effet, par votre arrêt 55-70 du 12 mai 1971, vous avez jugé qu'en cas de réorganisation d'un service, le souci de conserver leur emploi aux fonctionnaires faisant partie des cadres devait l'emporter sur des considérations tirées de la situation des collègues des intéressés.
Certes, il s'agissait, dans l'arrêt Reinarz, de l'application de mesures prises à la suite de la «fusion», mais nous serions pour notre part assez tenté de vous proposer la même solution pour l'application de l'article 50.
Toutefois, nous aurions beaucoup de scrupules, en l'état actuel des choses, à vous proposer d'accueillir ce moyen, car le poste déclaré vacant n'a jusqu'ici jamais été pourvu, les autorités responsables ayant, semble-t-il, voulu attendre pour se prononcer sur l'issue du présent litige.
II
Deux moyens au moins nous paraissant conduire à l'annulation de l'acte attaqué au principal, nous serons bref sur les autres moyens et conclusions de la requête.
A l' appui de ses conclusions tendant a l'annulation de la mesure de retrait d'emploi, le requérant fait valoir, en plus des moyens que nous avons déjà analysés, deux autres moyens:
1. Il aurait eu l'expérience et la capacité nécessaires pour occuper une des directions déclarées vacantes et c'est à tort que l'une de ces directions ne lui a pas été confiée. Mais, d'après une jurisprudence constante, vous ne contrôlez l'appréciation des qualifications d'un agent pour un poste que si cette appréciation se fonde sur des faits matériellement inexacts, ce qui ne paraît pas être le cas en l'espèce.
2. D'après le requérant, la décision serait entachée de détournement de pouvoir, la Commission n'ayant agi que pour permettre à M. Leclerc, jusque-là en service à Bruxelles, de trouver un poste à Luxembourg.
Certes, Messieurs, certains doutes sont permis, mais nous ne pensons pas que le détournement de pouvoir résulte des pièces du dossier.
Le requérant enfin a demandé subsidiairement, pour autant que de besoin, l'annulation de la nomination de M. Reichling et de M. Leclerc ainsi que de la décision du 28 mars 1968 l'affectant à la direction générale IX.
Pour notre part, nous interprétons ces conclusions comme formulées uniquement dans l'hypothèse où vous estimeriez que la légalité de la décision de retrait de l'emploi de M. Almini dépend de la légalité des décisions de nomination de M. Reichling et de M. Leclerc, ou de la décision de mutation.
En conséquence, si vous adoptez la solution que nous vous proposions il y a quelques instants, ces conclusions deviennent sans objet, ainsi que la demande de dommages et intérêts.
Nous concluons donc
1) à l'annulation de la décision en date du 11 février 1970 par laquelle la Commission, en application de l'article 50 du statut, a retiré à M. Almini l'emploi qu'il occupait;
2) à ce que les dépens soient mis à la charge de la Commission.