CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. ALAIN DUTHEILLET DE LAMOTHE,
PRÉSENTÉES LE 13 OCTOBRE 1971
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Les requérants au principal (dans les affaires 26-71, 27-71 et 28-71) sont tous les trois des nationaux allemands dont l'activité professionnelle s'est déroulée pour partie en France, pour partie en Allemagne.
Lors de la liquidation de leurs droits résultant de l'assurance vieillesse, la question de l'application à leur cas des articles 27 et 28 du règlement no 3 concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants s'est posée.
Comme vous vous en souvenez, l'article 27 ouvre, dans certains cas, le droit, pour les travailleurs visés par le règlement no 3, à la totalisation des périodes d'assurance à des régimes nationaux différents en vue de l'acquisition du droit aux prestations vieillesse. L'article 28 prévoit comment, en pareil cas, il est procédé à ce que l'on appelle la «proratisation» de la prestation. Le montant de celle-ci est d'abord calculé «pour ordre» en fonction de la seule législation nationale, puis le
montant à verser de cette prestation est déterminé au prorata des périodes d'assurance accomplies sous l'empire de chacune des législations nationales en cause.
Saisie du problème de l'application de ces textes aux cas des requérants au principal, la Caisse française, c'est-à-dire la Caisse régionale d'assurance vieillesse des travailleurs salariés de Strasbourg, a estimé que ces deux articles étaient applicables aux trois travailleurs dont s'agit et a, en conséquence, procédé tout d'abord à la totalisation de leurs périodes d'assurance en Allemagne et en France, ensuite à la liquidation «pour ordre» du montant de la pension vieillesse à laquelle, grâce à
la totalisation, ils pouvaient prétendre en vertu de la législation française, enfin à la détermination de la prestation réelle qui leur serait versée par proratisation de la prestation théorique en fonction des périodes d'assurance accomplies en France.
Les intéressés protestèrent contre cette décision.
En effet, comme dans l'affaire Ciechelsky que vous avez jugée le 5 juillet 1967 et qu'ils invoquent, les intéressés contestèrent la proratisation, conséquence de la totalisation, sans d'ailleurs clairement discerner que l'une et l'autre sont liées.
Il saisirent alors la Commission de procédure gracieuse de Strasbourg, puis, cette Commission ne leur ayant pas donné satisfaction, la Commission de première instance du Contentieux de la sécurité sociale du Bas-Rhin.
C'est cette juridiction qui vous a posé les questions que vous avez sous les yeux. Ces questions étant rédigées en termes identiques, nous vous demandons de bien vouloir nous autoriser à conclure ensemble sur ces trois affaires.
Bien que ces questions soient à certains égards assez imprécises et comportent des formules assez contestables, nous pensons que, rapprochées du contexte propre de chaque affaire, elles soulèvent en réalité deux problèmes.
1. Le premier, c'est celui de savoir si vous maintenez les principes dégagés par vos arrêts Ciechelsky et De Moor du 5 juillet 1967, réaffirmés d'ailleurs par des arrêts ultérieurs.
2. Le second, c'est celui de savoir s'il y a lieu à application de l'article 27, paragraphe 1, du règlement no 3 lorsque l'intéressé remplit sans totalisation les conditions pour obtenir l'une quelconque des prestations vieillesse prévues par un régime national ou seulement lorsque cette totalisation lui est nécessaire pour obtenir le bénéfice de certaines de ces prestations.
I
Le premier problème n'appellera de notre part que de très brèves observations.
Par vos arrêts Ciechelsky et De Moor du 5 juillet 1967, vous avez rappelé et développé, pour l'application des articles 27 et 28 du règlement no 3, trois principes de base :
1) La totalisation prévue par l'article 27 ne doit pas intervenir lorsque, dans un État membre, le droit à prestation est ouvert sans qu'il soit besoin de faire appel aux périodes accomplies en vertu de la législation d'autres États membres ;
2) Lorsque la totalisation n'est pas applicable, la proratisation ne l'est pas non plus ;
3) La proratisation ne pourrait être appliquée en pareil cas que si les périodes d'assurance ouvrant droit à la prestation dans le droit interne de l'un des États membres étaient simultanément prises en compte pour la détermination du montant d'autres rentes en d'autres États membres.
Ces arrêts ne semblent pas avoir entièrement convaincu la Commission de première instance du Contentieux de la sécurité sociale du Bas-Rhin.
Il est assurément loisible à un juge national de vous interroger à nouveau sur l'interprétation que vous avez donnée d'un règlement communautaire.
Vous l'avez formellement jugé par votre arrêt du 3 avril 1968, Molkerei-Zentrale. On aimerait cependant que le juge national, lorsqu'il vous réinterroge, explique clairement ses doutes, ce qui n'est guère le cas en l'espèce.
Certes, la Caisse régionale de Strasbourg remet en cause complètement votre jurisprudence par un mémoire rédigé en termes parfois regrettables.
Le ton de ce document, le manque d'informations sur les règlements communautaires et sur votre jurisprudence dont il paraît procéder font que nous avons hésité à vous en parler autrement que pour l'écarter sans discussion en rappelant seulement le vieux proverbe de notre province d'origine : «le curé perd son temps à dire deux fois la messe pour les sourds».
Cependant, nous répondrons brièvement aux objections formulées par les trois observations suivantes:
1. Contrairement à ce que semble croire la Caisse régionale de Strasbourg, le droit ou l'absence de droit à totalisation n'est pas ouvert à l'intéressé en fonction de «l'intérêt» que peut avoir cet assuré à obtenir ou à ne pas obtenir cette totalisation.
Vous l'avez expressément jugé par vos arrêts 11/67 du 12 décembre 1967, Couture, et 12/67 du 13 décembre 1967, Guissart, dans lesquels on lit : «l'application du système instauré par les articles 27 et 28 du règlement no 3 ne dépend que de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur intéressé» et non d'une option ou d'un choix de la part de celui-ci.
2. Les arguments de texte invoqués par la Caisse de sécurité sociale ont été minutieusement étudiés par vous à propos des affaires Ciechelsky et De Moor; ils ne vous ont pas paru déterminants, il est donc inutile d'y revenir.
3. L'argument enfin qui, seul, a, semble-t-il, troublé la juridiction de sécurité sociale strasbourgeoise et selon lequel, en cas de non-totalisation, le cumul de deux prestations nationales pourrait être supérieur au montant d'une seule de ces prestations calculée après totalisation a longuement été examiné par vous, comme vous le demandaient vos avocats généraux, notre doyen M. Roemer, et M. Gand, et vous l'avez expressément écarté par un des considérants de votre arrêt Ciechelsky.
Ajoutons enfin qu'il serait particulièrement regrettable de revenir sur la jurisprudence précitée alors que :
a) le règlement no 1408/71 du 14 juin 1971 prévoit déjà son extension, dans un avenir qu'il faut souhaiter proche, à des cas auxquels, en l'état des textes, votre jurisprudence était inapplicable ;
b) les juridictions nationales appliquent pleinement ces principes, comme on peut le constater par exemple pour la jurisprudence française (nous prenons cet exemple parce que les présentes affaires vous sont renvoyées par une juridiction française) en lisant l'arrêt de la cour d'appel de Dijon du 8 janvier 1969, l'arrêt de la Cour de. cassation, chambre sociale du 2 juillet 1970 confirmant cet arrêt de la Cour de Dijon, ou enfin l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 9 juin 1970.
Vous devrez donc, à notre avis, réaffirmer avec force les principes dégagés par vos arrêts Ciechelsky et De Moor qui, d'ailleurs, ne faisaient que confirmer les indications moins précises qui figuraient déjà dans votre arrêt du 15 juillet 1964, Van de Veen, au Recueil 1964, p. 1123-1124 et qui, postérieurement, ont été confirmés par vos arrêts des 12 et 13 décembre 1967, Couture et Guissart, Recueil, 1967, p. 500 et 562.
II
Le second problème que pose cette affaire nous paraît beaucoup plus intéressant.
Votre arrêt Ciechelsky, comme tous les autres arrêts que nous avons cités, exclut la totalisation quand, sans celle-ci, est ouvert à l'intéressé le «droit à prestation» prévu par la législation nationale. Vous serez peut-être amenés à préciser, à l'occasion des présentes affaires, ce qu'il faut entendre par«droit à prestation». Les espèces à propos desquelles vous êtes saisis soulèvent en effet ce problème. Le chapitre V du Code français de la sécurité sociale intitulé «Assurance vieillesse»
prévoit, dans sa section I relative à la «liquidation et au calcul des pensions vieillesse», trois prestations différentes.
1) Celle de l'article L 331 ou 332 qui est constituée par une pension de vieillesse versée à partir de 60 ans à ceux qui justifient d'au moins 30 années d'assurance et qui est calculée à partir d'un salaire annuel de base ;
2) Celle de l'article L 335 constituée également par une pension qui, celle-là, est dans la pratique dénommée «proportionnelle» et est acquise à partir de 60 ans à l'assuré qui a cotisé plus de 15 ans mais moins de 30 ans et qui est calculée sur la même base que la pension de l'article L 331, mais selon des modalités différentes ;
3) Celle enfin de l'article L 336 qui consiste en une rente viagère acquise à partir de 65 ans à l'assuré qui a cotisé plus de 5 ans mais moins de 15 ans, rente qui est calculée selon un système très compliqué en fonction des cotisations versées par le salarié et/ou pour lui.
Enfin, l'article L 337 prévoit les modalités de remboursement des cotisations à l'assuré qui n'a droit à aucune prestation.
En l'espèce, si tous les intéressés paraissent avoir eu droit sans totalisation, à partir de 65 ans, à une prestation vieillesse en vertu de la législation allemande, il résulte des constatations des juges français que Messieurs Gross — affaire 26-71 — et Höhn — affaire 28-71 — n'avaient droit en France sans totalisation qu'à la rente de l'article L 336, cependant que M. Keller — affaire 27-71 — aurait eu droit en France sans totalisation à la pension proportionnelle de l'article L 335.
La Commission a été, semble-t-il, très frappée par cette circonstance et vous propose, dans les affaires 26 et 28-71, de répondre que, la totalisation étant applicable pour l'ouverture du droit à la pension proportionnelle, il y a lieu à proratisation, mais qu'en revanche, dans l'affaire 27-71, le droit à cette même pension proportionnelle étant acquis sans totalisation, il n'y a pas lieu à la proratisation de la prestation.
Vous ne pourrez, croyons-nous, aller aussi loin que la Commission vous demande de le faire sans d'ailleurs exactement préciser pourquoi.
Vous ne pourriez en effet, croyons-nous, juger si telle ou telle prestation d'un régime national entre ou non dans le champ d'application des articles 27 et 28 que si cette question vous était expressément posée par la voie de l'article 177, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
Tout au plus pourrez-vous, croyons-nous, éclairer le juge national sur les points suivants :
1) La totalisation est-elle inapplicable dès lors que, sans totalisation, l'intéressé avait droit à l'une quelconque des prestations vieillesse du régime national ?
2) La totalisation est-elle au contraire applicable dès lors que, sans totalisation, l'intéressé n'avait pas droit à la prestation maximum prévue par le régime national ?
Remarquons que, dans le cas français, la Cour de cassation, après vos arrêts Ciechelsky et autres, a, dans l'arrêt précité de sa Chambre sociale du 2 juillet 1970, pris très nettement position en faveur de la première thèse puisqu'on lit dans cet arrêt :
«Lorsque, dans un État membre, le droit à une prestation vieillesse est ouvert sans qu'il soit besoin de faire appel aux périodes accomplies en vertu de la législation d'autres États membres, il n'y a pas lieu de faire application des articles 27 et 28 du règlement no 3.»
Y a-t-il lieu de confirmer ou d'infirmer en termes généraux cette position qui procède d'une certaine interprétation à la fois de l'article 27 du règlement no 3 lui-même, de vos arrêts qui ont déjà interprété cette disposition et des textes nationaux applicables ?
Nous pensons qu'il y a lieu de confirmer cette interprétation, tout en observant une certaine prudence :
1. Il nous paraît certain que la thèse selon laquelle la règle de la totalisation serait applicable dès lors que l'intéressé n'a pas droit, sans totalisation, à la prestation maximum d'un régime national a déjà été implicitement mais nécessairement écartée par votre jurisprudence.
C'était en effet le cas de Monsieur Ciechelsky qui, sans totalisation, n'avait pas droit à la prestation maximum prévue par l'article L 331 du Code français de sécurité sociale, mais seulement à la pension proportionnelle de l'article L 335. M. l'avocat général Gand vous avait souligné cette circonstance et vous avait demandé d'en tenir compte dans l'arrêt que vous rendriez.
Le fait que votre arrêt n'envisage que le cas où la totalisation n'est pas nécessaire à l'ouverture du droit à prestation montre bien que vous n'avez pas jugé qu'il y avait lieu de tenir compte de ce que l'intéressé n'avait pas droit sans totalisation à la prestation maximum prévue par le régime national.
Ajoutons d'ailleurs que, si vous donniez à l'article 27 une interprétation contraire, cela aboutirait vraisemblablement à ce que la totalisation et la proratisation seraient indistinctement applicables à presque tous les travailleurs migrants, ce qui n'était certainement pas l'intention des auteurs du règlement no 3.
2. Etant donne l'extrême diversité des régimes de vieillesse dans les six États membres, il serait très difficile de trouver un critère général pour distinguer parmi les prestations des régimes vieillesse nationaux celles pour lesquelles il y aurait lieu d'appliquer ou non la totalisation compte tenu des avantages que chacune de ces prestations procure aux intéressés.
L'exemple français le montre bien.
Les trois prestations prévues par le chapitre V du Code français de sécurité sociale, dont le titre est «Assurance vieillesse», comportent toutes les trois une condition de même nature pour l'ouverture du droit à prestation: une certaine durée d'assurance.
Elles sont toutes les trois réversibles dans les mêmes conditions sur la tête de la veuve ou des ayants droit.
Les deux prestations de l'article L 331 (30 ans d'assurance) et de l'article L 335 (plus de 15 ans mais moins de 30 ans) sont liquidées sur la même base.
Certes, la rente de l'article L 336 comporte une base de liquidation différente (le total du montant des cotisations ouvrières et patronales).
Mais une telle circonstance vous permet-elle de distinguer, du point de vue de l'application de l'article 27 du règlement no 3, entre les bénéficiaires des articles L 331 ou L 335 d'une part, et ceux de l'article L 336 d'autre part?
Il paraît très difficile de l'admettre alors que vous avez expressément jugé dans votre arrêt Ciechelsky, précité, que, pour l'application de l'article 27 du règlement no 3, ce sont les conditions d'ouverture du droit à prestation et non les modalités du calcul de cette prestation qui doivent être retenues.
3. Jusqu'à la coordination, qui apparaît de plus en plus nécessaire, des différents régimes nationaux de sécurité sociale, il nous paraît donc prudent d'admettre que la totalisation n'est applicable que lorsque l'intéressé n'a droit, sans totalisation, à aucune des prestations prévues par le régime vieillesse national.
Peut-être cependant pourrez-vous ajouter une précision prudente à cette première indication, précision qui, tout en permettant aux juges nationaux de résoudre un certain nombre de difficultés pratiques, vous éviterait de vous lier pour l'avenir. Dans cet esprit, nous nous permettons de vous suggérer de mentionner que votre interprétation vaut à tout le moins pour les prestations nationales ouvertes à titre viager et à raison d'une certaine durée d'assurance.
Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit que:
1) Lorsque, dans un État membre, le droit à l'une des prestations du régime vieillesse, allouée en fonction d'une certaine durée d'assurance, est ouvert sans qu'il soit besoin de faire appel aux périodes accomplies en vertu de la législation d'autres États membres, l'institution compétente du premier État n'est pas habilitée à appliquer les articles 27 et 28 du règlement no 3 en vue de réduire la prestation dont elle est redevable en vertu de sa propre législation, du moins dans la mesure où cette
prestation ne se rapporte pas à des périodes ayant déjà servi au calcul du montant des prestations versées par l'institution compétente d'un autre État;
2) Les articles 27 et 28 du règlement no 3, interprétés comme il vient d'être dit, ne sont pas contraires à l'article 51 du traité CEE.