CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 7 MARS 1972 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La demanderesse dans l'affaire au principal qui a abouti à la question préjudicielle dont nous devons nous occuper aujourd'hui est une citoyenne italienne résidant à Casablanca, au Maroc. II semble que depuis 1930 et pendant plus de dix ans elle ait exercé dans ce pays une activité salariée. A cette époque, le Maroc était un protectorat français, mais selon le traité conclu à Fez, le 30 mars 1912, le pays n'était pas considéré comme territoire français. Le «dahir» (décret du Sultan) du 12 août 1913
disposait seulement que «les Français jouissent dans le protectorat du Maroc de tous les droits privés qui leur sont, en France, reconnus par la loi française». Le dahir précisait également que, pour autant qu'ils ne bénéficiaient pas de privilèges particuliers (ce qui n'était pas le cas pour les ressortissants italiens), les autres étrangers jouissaient des mêmes droits privés que les Français.
En ce qui concerne la Sécurité sociale, qui constitue à proprement parler l'objet de cette affaire, l'article 1 de la loi française du 10 juillet 1965 précise que «le paragraphe 2 de l'article L 244 du Code de la Sécurité sociale» est modifié comme suit ; «Il en est de même (c'est-à-dire la possibilité de l'assurance volontaire est admise) pour le risque vieillesse en ce qui concerne les personnes de nationalité française salariées ou assimilées travaillant hors du territoire français». L'article 2
de la loi française poursuit : «Les travailleurs salariés ou assimilés qui adhèrent à l'assurance volontaire pourront, pour les périodes durant lesquelles ils ont exercé, depuis le 1er juillet 1930, une activité salariée hors du territoire français, acquérir des droits à l'assurance vieillesse moyennant le versement des cotisations afférentes à ces périodes». — Ces dispositions, qui pouvaient s'appliquer exclusivement à des ressortissants français, étaient manifestement incompatibles avec le
principe d'égalité de traitement des ressortissants de tous les États membres, contenu dans les règlements 3 et 4 relatifs à la Sécurité sociale des travailleurs migrants. Dans le cadre de la révision du règlement no 3, la Commission administrative pour la Sécurité sociale des travailleurs migrants a donc examiné le moyen d'obtenir une modification adéquate des dispositions françaises. Ces travaux ont abouti, le 5 avril 1968, à l'adoption du règlement du Conseil no 419/68 «modifiant et complétant
certaines dispositions des règlements nos 3 et 4 concernant la Sécurité sociale des travailleurs migrants» (JO no L 87, p. 1). Conformément à son article 4, le texte de la section IV à l'annexe G du règlement no 3 a été modifié en ce sens : «La loi no 65/555 du 10 juillet 1965, accordant aux Français exerçant ou ayant exercé à l'étranger une activité professionnelle, la faculté d'accession au régime de l'assurance volontaire vieillesse, est appliquée aux ressortissants des autres États membres dans
les conditions suivantes :
— l'activité professionnelle donnant lieu à l'assurance volontaire au regard du régime français ne doit être ou avoir été exercée ni sur le territoire français, ni sur le territoire de l'État dont le travailleur est ressortissant ;
— le travailleur doit, à la date de la demande d'admission au bénéfice de la loi, justifier, soit avoir résidé en France pendant au moins dix années, consécutives ou non, soit avoir été soumis à la législation française, à titre obligatoire, ou facultatif continué, pendant la même durée.»
Une circulaire no 213 SS du ministère français de la santé publique et de la sécurité sociale, du 13 décembre 1968, a fait état de cette disposition et a déclaré qu'à partir du 12 juillet 1965, les ressortissants des États membres de la CEE pouvaient bénéficier de la loi no 65/555 du 10 juillet 1965, s'ils avaient travaillé hors du territoire français et du territoire de leur pays d'origine et s'ils avaient été soumis à la législation française pendant une période de plus de dix annés.
Mme Merluzzi, demanderesse dans l'affaire au principal, a voulu, elle aussi, faire usage de cette possibilité. Elle a donc présenté à la Caisse primaire centrale d'assurance maladie de la région parisienne, à Paris, une demande en vue d'accéder au régime de l'assurance volontaire vieillesse et de pouvoir racheter les cotisations pour la période postérieure à 1930, au cours de laquelle elle avait exercé une activité professionnelle au Maroc. Toutefois, sa demande a été rejetée par décision du service
«Immatriculation» du 2 octobre 1969. Il en a été de même d'une réclamation introduite contre cette décision. La décision rendue par la Commission de recours gracieux de la Caisse primaire centrale d'assurance maladie de la région parisienne, du 9 décembre 1969, fait valoir que l'intéressée n'a jamais habité en France et n'a pas non plus été soumise à la législation française pendant une période de dix années. Les conditions exigées par la loi du 10 juillet 1965 et par l'annexe G au règlement no 3 ne
seraient donc pas remplies. Si le Maroc devait être considéré comme territoire français pour la période en question, les conditions requises par les dispositions précitées ne seraient pas remplies non plus, parce qu'il ne serait pas prouvé que l'intéressée a exercé une activité hors du territoire français.
Mme Merluzzi a fait appel contre cette décision devant la Commission de première instance du contentieux de la Sécurité sociale et de la Mutualité sociale agricole de Paris. Elle estime avoir droit à l'assurance volontaire vieillesse, parce que, en application du «dahir» déjà mentionné, des étrangers autres que des Français auraient été soumis, au Maroc, à la législation française et donc également à l'assurance sociale française. — Comme l'appréciation de la demande de l'intéressée semble dépendre
de dispositions du droit communautaire, à savoir du règlement no 3, la juridiction saisie a, par décision du 25 mars 1971, sursis à statuer et vous a demandé de statuer à titre préjudiciel sur la question suivante :
«Les dispositions de l'article 2, alinéas 1 et 2, du dahir du 12 août 1913, ainsi conçues : “Les Français jouissent, dans le protectorat fançais du Maroc, de tous les droits privés qui leur sont, en France, reconnus par la loi française” ; “les étrangers jouissent des mêmes droits privés que les Français, sans conditions ou restrictions autres que celles résultant de leur loi nationale” impliquent-elles que le ressortissant du pays membre de la Communauté, qui se réclame de ces dispositions, était
soumis à la législation française à titre obligatoire ou facultatif, au sens de l'article 4 du point IV de l'annexe G du règlement no 3 du Conseil des Communautés européennes ?»
Seule la Commission des Communautés européennes a présenté des observations écrites et orales sur cette question. Ces remarques nous paraissent dans l'ensemble convaincantes et il conviendrait dès lors de les reprendre dans l'arrêt.
C'est ainsi qu'il faut tout d'abord rappeler l'article 4, du règlement no 3, qui définit comme suit le champ d'application «ratione personae» de cette réglementation : «Les dispositions du présent règlement sont applicables aux travailleurs salariés ou assimilés qui sont ou ont été soumis à la législation de l'un ou de plusieurs des États membres, et qui sont des ressortissants de l'un des États membres, ou qui sont des apatrides ou des réfugiés résidant sur le territoire de l'un des États membres
ainsi qu'aux membres de leur famille et à leurs survivants.» On peut en déduire que les dispositions du règlement no 3 ne revêtent de l'importance que pour des affaires dans lesquelles il s'agit de travailleurs migrants à proprement parler. Dans ces conditions et eu égard aux faits de l'affaire au principal, la question qui se pose avant tout est de savoir si la demanderesse a été, à une époque quelconque, soumise à la législation des assurances sociales d'un État membre, en raison d'une activité
rémunérée. D'après la réponse que la juridiction qui a rendu l'ordonnance de renvoi a donnée aux questions que vous lui avez posées, cela ne semble pas être le cas. Il ne suffit notamment pas que la demanderesse ait travaillé au Maroc, car il est certain que le Maroc n'est pas un État membre de la Communauté et il est impossible de comprendre le statut du protectorat en ce sens que le Maroc aurait été considéré comme territoire français.
En outre, selon la note du 17 avril 1966 adressée par la délégation française à la Commission administrative pour la Sécurité sociale des travailleurs migrants, l'élément important pour l'application de l'annexe G au règlement no 3 c'est qu'il existe un lien particulier avec le régime français de Sécurité sociale, par exemple, le fait que des cotisations au titre de l'assurance sociale ont été versées pour un certain nombre d'années. Cette condition paraît raisonnable, parce que, d'après le texte et
l'économie du règlement no 3, seul ce genre de législation entre en ligne de compte. C'est pourquoi la Commission administrative pour la Sécurité sociale des travailleurs migrants n'a soulevé aucune objection contre la thèse de la délégation française. — Comme la Commission l'a souligné, dans l'affaire au principal, il faut donc distinguer le cas, réglé dans le dahir mentionné, où les étrangers ont joui des «droits privés français» et le cas où une personne a été soumise à la législation française
sur la Sécurité sociale. Puisque le premier n'implique pas nécessairement que cette personne ait été soumise à la législation française sur la Sécurité sociale, il ne suffit certainement pas d'invoquer le dahir cité pour appliquer l'annexe G au règlement no 3. D'autre part, il n'est pas possible non plus de nier l'application du règlement no 3, pour la seule raison que le paiement d'une cotisation au titre de l'assurance sociale n'est pas prouvé. A notre avis, il doit en outre être bien établi qu'il
n'était pas question d'une affiliation sans cotisation — dans la mesure où celle-ci était possible. — A cet égard, la juridiction qui a rendu l'ordonnance de renvoi doit donc, le cas échéant, aller au-delà des questions que vous lui avez posées et effectuer encore d'autres investigations.
Ainsi, nous avons dit tout ce qui était possible de dire, en nous plaçant au point de vue du droit communautaire, à propos des faits qui vous sont soumis par la Commission de première instance du contentieux de la Sécurité sociale et de la Mutualité sociale agricole de Paris. Nous nous proposons de répondre comme suit à la question posée :
L'expression contenue au point IV, B, de l'annexe G au règlement no 3 «soumis à la législation française à titre obligatoire ou facultatif continué» doit être entendue en ce sens que les personnes intéressées étaient soumises à l'assurance sociale française. Pour résoudre ce problème, seule est déterminante la législation française, conjointement, le cas échéant, avec la preuve que des cotisations ont été versées à un régime légal de Sécurité sociale ou qu'il existait une assurance sans versement de
cotisations.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.