CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,
PRÉSENTÉES LE 24 MAI 1972 ( 1 )
Monsieur le President,
Messieurs les Juges,
Le 24 mars 1971, le directeur général de l'administration du Parlement européen a publié un avis de concours interne sur titres, en vue de pourvoir à la vacance d'un poste de commis, dans la carrière C 3/C 2, à la direction générale de l'administration. La tâche principale du fonctionnaire auquel ce poste serait confié devait consister à gérer le parc des machines à écrire et des machines à calculer du Parlement européen. Le requérant dans la présente affaire, un chauffeur classé à l'époque dans le
grade D 2 et qui était entré dans les services du Parlement le 1er décembre 1958, a pris part à ce concours avec plusieurs autres fonctionnaires. Après avoir examiné les candidatures et le dossier individuel des candidats, le jury a établi, dans un rapport du 5 juillet 1971, que le requérant, ayant obtenu 32 points, devait être placé en tête de la liste d'aptitude. Il était suivi, à la seconde place, avec 30 points, par M. Lesire, qui, lui aussi, était alors chauffeur, classé dans le grade D 2.
Avant de pourvoir, sur la base de ce rapport, à la vacance du poste mis au concours, l'autorité investie du pouvoir de nomination (dans ce cas, le secrétaire général du Parlement) a sollicité l'avis du directeur général compétent, c'est-à-dire le directeur général de l'administration. Dans une note du 13 juillet 1971, celui-ci a indiqué que le comportement du requérant avait fait plusieurs fois l'objet de critiques écrites au cours des dernières années et que, récemment encore, sa mauvaise conduite
lui avait été reprochée (ainsi qu'il ressort d'une note spéciale du chef de la division des conférences du Parlement européen, du 6 juillet 1971, jointe à l'avis). En outre, lors de la dernière session, un membre du Parlement aurait exprimé son mécontentement au sujet du requérant. En revanche, on ne pourrait faire que des éloges du candidat inscrit à la seconde place, qui exerçait déjà les fonctions afférentes au poste ayant fait l'objet de l'avis de concours. De plus, étant donné qu'il y avait
seulement un faible écart de points entre ces candidats et, étant donné que le requérant n'avait obtenu un nombre de points supérieur qu'en raison de son ancienneté et de sa participation à des concours antérieurs (qui n'avaient rien à faire avec le poste à pourvoir), tandis que le second candidat s'était révélé bien meilleur dans l'épreuve d'aptitude, le directeur général de l'administration proposait de nommer ce dernier au poste déclaré vacant.
L'autorité investie du pouvoir de nomination a suivi cette proposition. Par décision du secrétaire général du 21 juillet 1971, le candidat placé à la seconde place a été promu dans le grade C 3 à compter du 1er août 1971 et affecté au poste ayant fait l'objet de l'avis de concours. Cette nomination a été portée, par affichage, à la connaissance du personnel du Parlement, le 29 juillet 1971.
Le requérant, mécontent de cette issue du concours, a introduit un recours devant la Cour le 25 octobre 1971, et, à présent, il vous demande, pour différentes raisons, d'annuler la décision citée. Nous examinerons ci-après ce qu'il faut penser de cette demande.
1. Auparavant, il convient de faire une brève remarque à propos de la recevabilité du recours. Dans la réplique, en effet, le requérant a déclaré qu'il aurait accepté la nomination de l'autre candidat si l'administration n'avait pas motivé son choix en recourant à une méthode critiquable. Toujours dans la réplique, il affirme que la procédure choisie par l'administration a provoqué une certaine inquiétude dans l'ensemble du personnel. La partie défenderesse en tire des objections quant à la
recevabilité, car elle croit pouvoir constater que le requérant a introduit son recours moins dans le but d'être nommé au poste déclaré vacant qu'en raison des motifs invoqués à l'appui du choix effectué, c'est-à-dire pour obtenir un blâme à l'encontre des reproches formulés par l'administration à son égard. En outre, la critique est adressée à l'administration au nom de l'ensemble du personnel, ce qui n'est pas admissible dans un recours individuel.
A vrai dire, si nous réfléchissons a la question de savoir si les objections en question sont réellement pertinentes, il nous sera difficile en fin de compte de suivre le Parlement.
A notre avis, le fait déterminant est que le requérant a nettement introduit et maintenu une demande d'annulation de la décision de nomination citée. De plus, au cours de la procédure orale, à l'occasion de la remarque selon laquelle il a été promu entre temps dans le grade D 1, il a expressément souligné que son intention principale était de parvenir au grade C et que, dans la présente affaire, il défendait donc parfaitement ses intérêts propres. En revanche, le remarque du Parlement sur la
vraisemblance de l'introduction du recours au cas où la décision de nomination aurait été motivée autrement, pourrait difficilement entrer en ligne de compte.
D'autre part, en ce qui concerne l'allusion à l'inquiétude de l'ensemble du personnel, nous n'avons pas l'impression que le requérant se fasse ainsi le porte-parole du personnel du Parlement européen, il n'est donc pas possible de dire qu'il ait voulu introduire un recours dans l'intérêt général. Si nous comprenons bien cette indication, nous devrons plutôt la considérer comme un renforcement de la critique qu'il a formulée, avant tout dans son propre intérêt.
Même si les objections du Parlement ne peuvent pas être complètement repoussées, il ne reste donc finalement qu'à constater qu'il n'existe pas d'indices clairs pour rejeter le recours comme irrecevable.
2. En examinant le bien-fondé du recours, nous aborderons en premier lieu le second moyen allégué par le requérant. Il concerne l'avis, déjà mentionné, du directeur général de l'administration du 13 juillet 1971. Le requérant fait valoir que cet avis renfermait des critiques qui ne figuraient pas dans son dossier individuel et sur lesquelles il n'a pas pu présenter d'observations. Il faudrait voir là une violation du principe inscrit dans l'article 26 du statut des fonctionnaires. — En outre,
toujours selon le requérant, la décision attaqué a été prise sur la base d'une comparaison entre des éléments non comparables. Le candidat nommé, qui exerçait déjà les fonctions afférentes au poste mis au concours, a fait l'objet d'éloges alors que le requérant fait l'objet d'une appréciation en fonction de l'activité qu'il exerçait alors, c'est-à-dire celle de chauffeur.
Comme nous pouvons le voir immédiatement, nous touchons avec cette allégation, du moins avec sa première partie, à un problème d'une importance considérable. Il est nécessaire à cette fin d'élucider tout d'abord la portée de l'article 26 du statut des fonctionnaires, c'est-à-dire la disposition selon laquelle «Le dossier individuel du fonctionnaire doit contenir: a) toutes pièces intéressant sa situation administrative et tous rapports concernant sa compétence, son rendement ou son comportement;
b) les observations formulées par le fonctionnaire à l'égard desdites pièces ; … L'institution ne peut opposer à un fonctionnaire, ni alléguer contre lui, des pièces visées à l'alinéa a) ci-dessus si elles ne lui ont pas été communiquées avant classement … Il ne peut être ouvert qu'un dossier pour chaque fonctionnaire».
Lorsqu'on se demande s'il est réellement possible d'en tirer le principe invoqué par le requérant, le texte et le contexte de la disposition citée autorisent difficilement, disons-le tout de suite, une réponse négative. A notre avis, l'article 26 du statut des fonctionnaires fait clairement apparaître que dans la mesure où elle doit être prise en considération, toute appréciation relative au comportement d'un fonctionnaire doit figurer dans son dossier individuel: en effet le statut des
fonctionnaires admet seulement un dossier individuel unique. En outre, il est nécessaire de donner au fonctionnaire intéressé l'occasion d'émettre ses observations. Ce n'est qu'ultérieurement qu'une appréciation négative peut être portée contre lui.
Bien qu'à notre avis, cela découle déjà du texte et de l'esprit de la disposition citée, nous pouvons renvoyer, à l'appui de la thèse qui vient d'être exposée, au commentaire d'Euler relatif au statut des fonctionnaires européens. Dans le volume I, page 238, de son ouvrage, Euler insiste sur le fait que les dossiers secondaires contenant des appréciations sur les fonctionnaires sont illicites. Il fait également ressortir que les réclamations concernant des fonctionnaires, et qui visent de façon
générale le comportement dans ou en dehors du service, doivent figurer dans les dossiers individuels, parce qu'elles constituent d'importants éléments d'appréciation. En outre, selon lui, la validité d'une appréciation dans le service dépend, dans tous les cas, de la question de savoir si elle a été portée à la connaissance du fonctionnaire intéressé et si celui-ci a eu l'occasion d'émettre ses observations.
Il en est de même dans le droit national de la fonction publique. Sur ce point, nous renvoyons, par exemple, à l'article 90 de la loi sur le statut des fonctionnaires fédéraux qui affirme : «Même après la cessation de ses fonctions, le fonctionnaire a le droit de prendre connaissance de son dossier individuel complet; tous les actes qui le concernent y figurent. Il doit être entendu sur les réclamations et affirmations concrètes qui peuvent lui être défavorables ou préjudiciables avant que
celles-ci ne soient classées dans son dossier. Les observations du fonctionnaire doivent être jointes à son dossier». Dans les commentaires relatifs à cette disposition, l'auteur relève également que toutes les appréciations de service figurent dans le dossier individuel; les dossiers secondaires secrets contenant des appréciations de même nature sont illicites. En outre, le principe applicable est qu'on ne peut tirer des conséquences défavorables pour un fonctionnaire, d'un fait ne figurant pas
dans le dossier, que si l'intéressé a eu au préalable l'occasion d'émettre ses observations (voir note 2 relative à l'article 90 dans le commentaire de Plog-Wiedow relatif à la loi sur le statut des fonctionnaires fédéraux). A cet égard, les affirmations contenues dans un arrêt du Bundesgerichtshof du 29 novembre 1956 (Neue Juristische Wochenschrift 1957, p. 298) paraissent particulièrement importantes. Aux termes de cet arrêt, «Est incompatible avec la situation de fonctionnaire, fondée sur la
confiance et la franchise réciproques, l'appréciation défavorable au fonctionnaire que l'administration porte sur des faits à propos desquels celui-ci n'a pas encore été entendu».
Enfin, votre jurisprudence renferme, elle aussi, des indices qui vont dans le même sens. Nous pensons en particulier à l'arrêt que vous avez rendu dans l'affaire 21-70 (Recueil, 1971, p. 18). Dans le cas qui était alors soumis à votre jugement, les services de la Commission avaient, dans le cadre d'une procédure de nomination, émis sur les différents candidats des appréciations dont les intéressés n'avaient pas eu connaissance. Ces appréciations n'ayant été ni versées au dossier individuel de la
requérante, qui avait, elle aussi, concouru pour la nomination, ni portées à sa connaissance, vous avez parlé d'une méconnaissance des dispositions de l'article 26 et de l'article 43 du statut des fonctionnaires et annulé par conséquent la décision de nomination attaquée.
Si nous appliquons à la présente affaire les conclusions auxquelles nous sommes arrivé à propos de l'article 26, nous parvenous a l'appréciation suivante: Comme nous l'avons déjà mentionné, le directeur général de l'administration a relevé, dans sa note du 13 juillet 1971, qu'il ressortait de plusieurs remarques écrites datant des années passées que les services du requérant laissaient à désirer. A notre avis, cette partie de l'avis ne donne lieu à aucune critique à l'encontre de l'administration
du Parlement. En effet, les constatations faites ont été versées au dossier individuel du requérant dès avant l'organisation du concours et sont d'ailleurs exactes. C'est ce que permettent d'affirmer un rapport de stage sur le requérant de 1959, un rapport annuel de 1965 ainsi qu'une note du 13 juillet 1970, dans laquelle le comportement du requérant, le 22 juin 1970, (c'est-à-dire son refus d'emmener certaines personnes dans la voiture de service) a été blâmé comme contrevenant aux instructions
de service. Au reste, le requérant n'a pas contesté l'exactitude matérielle des appréciations fournies. En ce qui concerne la note que nous venons de citer, il s'est contenté de demander, un an plus tard, qu'elle soit retirée de son dossier individuel. Toutefois, l'administration ne l'a retirée que parce qu'elle ne contenait ni un avertissement, ni une réprimande, au sens du règlement disciplinaire. — De même, si on admet que la note du directeur général de l'administration fait de nouveau état
des actes en question, il n'est certes pas possible de soutenir qu'ils avaient déjà été pris en considération par le jury et que le requérant a donc été «pénalisé» deux fois. En réalité, il n'est nullement certain que le jury ait déjà porté une appréciation: en effet son devoir est avant tout de se prononcer sur l'aptitude des candidats, c'est-à-dire sur leurs capacités professionnelles. En outre, il est impossible, à notre avis, de contester à l'administration le droit de faire spécialement état
de certains éléments importants pour la procédure de nomination, lorsqu'elle donne son avis sur le rapport du jury et les observations qu'il contient.
En revanche, l'avis du directeur général de l'administration suscite des objections à un autre point de vue, dans la mesure où il se réfère à la note du chef de la division «Conférences» du Parlement, jointe en annexe, du 6 juillet 1971, contenant certaines critiques relatives à un voyage de service que le requérant a effectué à Bâle en juin 1971 et, d'autre part, dans la mesure où il renvoie à la plainte orale d'un parlementaire, qui aurait été rapportée au directeur général de l'administration
par une autre personne. A propos de ces critiques, il est certain qu'elles n'ont pas été versées au dossier individuel du requérant. De même, celui-ci n'a pas pu émettre d'observations à leur sujet ni parvenir à minimiser leur importance par un quelconque moyen de défense. D'autre part, les observations du directeur général de l'administration ont été utilisées comme éléments d'appréciation et cela dans l'intention manifeste de les faire valoir, contre le requérant, auprès de l'autorité investie
du pouvoir de nomination, ce qui, compte tenu des principes développés précédemment à propos de l'article 26 du statut des fonctionnaires, paraît extrêmement critiquable.
Certes, au cours de la procédure, le Parlement, partie défenderesse, a essayé de montrer que les éléments cités n'étaient pas d'une importance déterminante pour l'autorité investie du pouvoir de nomination. Il a fait notamment valoir qu'il était compréhensible que ladite autorité se soit décidée en faveur de la nomination du second candidat, en raison de son avance de points dans la question d'aptitude. Il n'est cependant pas possible de vérifier avec exactitude cette affirmation. Quoi qu'il en
soit, on peut penser que, sans les critiques, l'autorité investie du pouvoir de nomination, lorsqu'elle a adopté sa décision, aurait tenu compte avant tout du nombre total des points des candidats, c'est-à-dire d'une situation dans laquelle le requérant aurait eu de bonnes chances de nomination, étant donné son ancienneté et sa participation à des concours antérieurs. C'est pourquoi ce qui doit être déterminant en l'espèce c'est que les indications négatives du directeur général de
l'administration pouvaient être de nature à exercer une influence sur l'appréciation portée sur les candidats par l'autorité investie du pouvoir de nomination et sur la décision de nomination.
Ainsi, conformément à votre jurisprudence antérieure, selon laquelle la Cour peut non pas vérifier des appréciations de ce genre, mais contrôler les moyens qui y ont conduit, nous aboutissons nécessairement à cette conclusion: la décision de nomination attaquée doit être annulée parce qu'il apparaît que la procédure de son adoption a été influencée de manière illégale. — Dès lors, il est inutile d'aborder la deuxième partie du premier moyen, dont nous avons fait état en commençant.
3. La conclusion à laquelle nous sommes parvenu en examinant le second moyen — auquel nous avons donné la préférence — rend également inutile l'étude du premier moyen, c'est-à-dire celui de détournement de pouvoir. Nous ferons du moins les observations suivantes à ce sujet.
Le requérant a fait valoir que la décision attaquée avait été prise sur la base de considérations qui n'avaient rien à voir avec les mérites des candidats, c'est-à-dire uniquement dans le but de placer ailleurs le candidat nommé, parce que, depuis un certain temps déjà, il n'était plus en mesure d'assurer des services comme chauffeur et, pour cette raison, avait déjà été détaché dans différents services de l'administration. Il nous est cependant difficile de le suivre sur ce point. En effet, le
requérant n'a formulé aucune allégation concluante en faveur de sa thèse. Tout au moins nous ne voyons pas dans ses affirmations écrites et orales concernant le point que nous traitons actuellement, «des indices objectifs et pertinents» au sens de votre jurisprudence (affaires 18 et 35-65). Si ce point revêtait de l'importance — nous pouvons maintenant faire abstraction d'une étude plus approfondie — il serait possible de rétorquer au requérant que son premier moyen ne peut pas aboutir.
4. En définitive, nos conclusions sont les suivantes :
Le recours introduit par M. Brasseur est recevable et fondé. La décision relative à la nomination d'un autre candidat au poste de commis, de la carrière C 3/C 2, poste ayant fait l'objet de l'avis de concours, doit donc être annulée et la partie défenderesse doit être condamnée aux dépens.
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( 1 ) Traduit de l'allemand.