CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 20 FÉVRIER 1973
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
L'établissement du marché commun postulait la libre circulation, dans la Communauté, des travailleurs ressortissant des Etats membres. La mise en œuvre de ce principe, affirmé par l'article 48 du traité de Rome, exigeait que, dans le domaine de la sécurité sociale, les mesures nécessaires fussent prises, conformément aux règles fixées par l'article 51 du traité, en vue d'instituer un système permettant d'assurer aux travailleurs migrants et à leur famille le paiement des prestations aux personnes
résidant sur les territoires des Etats membres.
Tel a été notamment le but du règlement no 3 du Conseil, auquel s'est substitué, depuis le 1er octobre 1972, le règlement no 1408/71.
Mais ces textes communautaires n'ont pas établi un régime de droit européen uniforme pour les migrants; ils ont réalisé une coordination des droits nationaux.
Dès lors, il était indispensable qu'ils déterminent, notamment dans les cas où le lieu de résidence et le lieu de travail ne sont pas situés dans le même État ou bien lorsqu'un travailleur exerce son activité dans plusieurs États membres, quelle serait la loi applicable.
L'examen de la question préjudicielle sur laquelle la juridiction sociale d'appel de Bade-Wurtemberg vous demande, en application de l'article 177 du traité, de vous prononcer vous conduira à préciser, à cet égard, votre jurisprudence antérieure.
M. Hubert Bentzinger, ressortissant allemand, domicilié à Weil/Rhein en République fédérale, partage son activité professionnelle d'ingénieur entre deux entreprises :
— la société Hupfer, exploitant une usine d'extraction de sable et de cailloutis à Weil/Rhein,
— et la société Grande Sablière, à Saint-Louis, en Alsace.
Ayant été victime, le 8 septembre 1970, d'un accident du travail sur un chantier de l'entreprise française, il s'est adressé à la Caisse professionnelle d'assurances contre les accidents dans les carrières, organisme de sécurité sociale allemand, dont le siège est à Hanovre, en vue d'être indemnisé.
Il lui fut objecté, le 27 septembre 1971, que les salariés occupés sur le territoire d'un État membre, en l'occurrence la France, sont, en vertu de l'article 12 du règlement no 3, soumis à la législation de cet État, même s'ils ont leur résidence dans un autre Etat, en l'espèce l'Allemagne.
Le tribunal social de Fribourg-en-Brisgau, saisi en première instance, a, le 21 mars 1972, fait droit à la requête de M. Bentzinger en appliquant à son cas les dispositions de l'article 13, paragraphe 1, lettre c), du règlement no 3, aux termes duquel les travailleurs salariés qui exercent normalement leur activité sur le territoire de plusieurs États membres sont, sauf exception, soumis à la législation de celui de ces Etats sur le territoire duquel ils ont leur résidence.
Juridiction d'appel, le tribunal social de Bade-Wurtemberg a sursis à statuer et, par ordonnance du 21 septembre 1972, vous pose la question suivante :
«L'article 13, paragraphe 1, lettre c), du règlement du Conseil no 3 du 25 septembre 1958, concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants, implique-t-il que le travailleur n'exerce son activité dans plusieurs Etats membres que pour un seul employeur ou bien cette disposition s'applique-t-elle également lorsque le travailleur est au service de plusieurs employeurs dans plusieurs Etats membres ?»
En tant qu'il détermine, en son titre II, la législation nationale applicable à un travailleur en matière de sécurité sociale, le règlement no 3 a pour principe directeur, ainsi que vous l'avez jugé par votre arrêt du 5 décembre 1967 (affaire 19-67, Van der Vecht, Recueil, 1967, p. 445), d'éviter, dans l'intérêt tant des travailleurs et des employeurs que des caisses, tout cumul ou enchevêtrement inutile des charges et des responsabilités qui résulterait d'une application simultanée ou alternative
de plusieurs législations.
Il tend ainsi à déterminer une loi unique de conflit et retient l'applicabilité de la législation d'un seul Etat membre.
Cette idée, sous-jacente dans le règlement no 3, a été d'ailleurs clairement affirmée dans le nouveau règlement no 1408/71 (article 13, paragraphe 1).
A nous en tenir, pour le moment, au règlement primitif, seul visé par la question préjudicielle, constatons que la loi applicable est, en principe, celle du lieu de travail. C'est ce qu'explique l'article 12 de ce texte en disant :
«Sous réserve des dispositions du présent titre, les travailleurs salariés ou assimilés, occupés sur le territoire d'un Etat membre, sont soumis à la législation de cet Etat, même s'ils résident sur le territoire d'un autre Etat membre ou si leur employeur ou le siège de l'entreprise qui les occupe se trouve sur le territoire d'un autre Etat membre.»
Mais l'article 13 envisage un certain nombre de situations à raison desquelles la loi du lieu de travail est écartée, sans déroger au principe d'applicabilité d'une seule législation.
Cet article ouvre ainsi quatre catégories d'exceptions :
— La première (lettre a) concerne le détachement provisoire des travailleurs; il s'agit du cas où un travailleur, au service d'une entreprise ayant, sur le territoire d'un État membre, un établissement dont ce salarié relève normalement, est détaché par cette entreprise sur le territoire d'un autre Etat pour y effectuer un travail. Ce travailleur reste soumis à la législation du premier État, comme s'il continuait à être occupé sur son territoire. Toutefois, cette règle ne vaut que si la durée
prévisible du détachement n'excède pas douze mois.
— La deuxième exception (lettre b) vise les travailleurs au service d'entreprises de transport, qui sont appelés à se déplacer, de manière habituelle, sur le territoire de plusieurs Etats. Pour eux, c'est la loi du siège de l'entreprise qui prévaut ou, subsidiairement, la loi de l'Etat sur le territoire duquel l'entreprise aurait établi une succursale ou une représentation permanente par laquelle le travailleur serait employé.
— La troisième dérogation (lettre c), en cause dans la présente affaire, vise le cas des travailleurs autres que ceux des transports, exerçant normalement leur activité sur le territoire de plusieurs Etats membres. Ces travailleurs sont soumis à la législation de l'Etat sur lequel ils ont leur résidence.
A défaut, c'est-à-dire s'ils ne résident sur le territoire d'aucun des Etats membres bien qu'y exerçant une activité, ils sont régis par la loi applicable au siège de l'entreprise qui les occupe.
— Enfin, la dernière exception (lettre d) a trait à la situation particulière de travailleurs qui sont au service d'une entreprise «à cheval» sur la frontière commune de deux Etats membres. Dans cette hypothèse, le siège de l'entreprise est situé sur le territoire d'un Etat, mais celle-ci possède un établissement sur le territoire contigu d'un autre Etat; c'est alors la loi du siège qui prévaut, même si le salarié est occupé dans l'établissement situé de l'autre côté de la frontière.
La situation, objet du litige au principal, entre dans le champ d'application de l'exception prévue à la lettre c).
M. Bentzinger, qui réside en Allemagne, exerce son activité pour partie dans ce pays et pour partie en France. Mais la difficulté surgit de ce qu'il travaille pour deux employeurs différents: la firme Hupfer à Weil/Rhein et la Grande Sablière à Saint-Louis.
Si la disposition applicable concerne les travailleurs autres que ceux des transports qui exercent normalement leur activité sur le territoire de plusieurs Etats membres, elle comporte deux alinéas qui recouvrent des situations différentes quant au lieu de leur résidence :
— le premier vise le travailleur dont la résidence est fixée sur le territoire d'un des Etats où il exerce, en partie, son activité ;
— le second s'applique dans le cas où le travailleur ne réside dans aucun des Etats membres où il travaille.
Or, seul, ce second alinéa envisage l'occupation du travailleur par plusieurs employeurs; le premier ne fait aucune mention de cette pluralité.
Faudrait-il en déduire qu'il n'est applicable que si le travailleur n'est au service que d'une seule entreprise? Que, dans le cas contraire, la loi du lieu de résidence doit s'effacer devant la règle générale de l'article 12 qui fait prévaloir l'application de la loi du lieu de travail ?
Une telle solution n'est, à notre avis, nullement imposée par la rédaction du texte.
Elle serait, en second lieu, contraire au principe d'applicabilité d'une législation unique qui gouverne le règlement no 3 en la matière.
Elle aboutirait d'ailleurs à des difficultés pratiques d'application contraires à l'intérêt des travailleurs.
Enfin, elle a été condamnée par les dispositions explicites du règlement no 1408/71.
1. Quant au texte même, il convient de remarquer que le premier alinéa de la lettre c) né fait aucune mention du mot «employeur» que ce soit au singulier ou au pluriel. Les deux seuls critères auxquels il se réfère sont :
— d'une part, l'exercice d'une activité professionnelle sur le territoire de plusieurs États membres,
— d'autre part, la résidence du travailleur sur le territoire de l'un de ces Etats.
L'interpréter comme ne s'appliquant qu'au travailleur occupé par un seul employeur reviendrait donc à ajouter à ce texte une condition qu'il n'impose pas.
2. L'esprit de la réglementation communautaire étant d'éviter un cumul de législations applicables, l'exception prévue par l'article 13, paragraphe 1, lettre c), premier alinéa, tend à substituer à la loi du lieu de travail la loi du lieu de résidence du salarié, lorsque cette résidence est fixée sur le territoire d'un État membre où il exerce en partie son activité professionnelle. En d'autres termes, les auteurs du règlement ont considéré, avec raison, que le principal centre d'intérêt du
travailleur dont l'activité est partagée entre les territoires de plusieurs États coïncidait avec le lieu de son habitation.
La question de savoir s'il est au service d'un ou de plusieurs employeurs est sans incidence sur le choix de cette solution.
3. Du point de vue pratique, elle s'impose, de surcroît, comme une règle de bon sens.
Le choix d'une seule législation de sécurité sociale applicable implique en effet le droit des salariés aux prestations de toute nature prévues par cette législation. Or si, en matière d'accidents du travail, «stricto sensu», un lien direct existe entre le lieu de travail et le risque qui s'y est réalisé, lien dont il serait possible de déduire le régime de prestations applicable, il n'en est pas de même pour les autres prestations à raison d'autres risques, telles la maladie (non
professionnelle) ou l'invalidité, qu'il est impossible, a priori, de rattacher à un lieu de travail déterminé.
Comment pourrait-on, à défaut du critère simple de la résidence, déterminer alors la loi applicable? Ne tomberait-on pas dans l'écueil, que le législateur communautaire a voulu éviter, de l'application simultanée de plusieurs législations ?
4. Enfin, le régime instauré, depuis le 1er octobre 1972, par le règlement no 1408/71 prend parti, sans ambiguïté, pour l'application, dans notre hypothèse, de la loi du lieu de résidence.
L'article 14, lettre c), du nouveau texte soumet le travailleur qui exerce normalement son activité sur le territoire de deux ou plusieurs États membres à la législation de celui dans lequel il réside, s'il y exerce une partie de son activité ou s'il relève de plusieurs employeurs ou entreprises ayant leur siège sur le territoire de différents États membres.
Certes, l'accident dont a été victime M. Bentzinger est survenu en 1970 et l'ordonnance de renvoi par laquelle le tribunal social de Bade-Wurtemberg vous a saisis remonte au 21 septembre 1972. Antérieure à l'entrée en vigueur du nouveau règlement, elle ne porte que sur le règlement no 3.
Ainsi n'aurez-vous pas, du moins dans le dispositif de votre arrêt, à vous prononcer sur l'interprétation de l'article 14, lettre c), du règlement no 1408/71.
Toutefois, il nous paraît utile de rappeler que, si l'article 94, paragraphe 1, de ce texte dispose que «le présent règlement n'ouvre aucun droit pour une période antérieure à la date de son entrée en vigueur», le paragraphe 3 du même article apporte à ce principe une dérogation en précisant que, sous réserve des dispositions du paragraphe 1, un droit est ouvert sur la base du nouveau règlement, même s'il se rapporte à une éventualité, c'est-à-dire à un risque couvert par la sécurité sociale,
réalisé antérieurement à la date d'entrée en vigueur de ce texte.
Cette disposition doit, à notre avis, s'entendre en ce sens que les dispositions nouvelles sont applicables lorsque, le fait générateur du droit aux prestations étant survenu avant le 1er octobre 1972, aucune décision administrative ou juridictionnelle n'a définitivement statué sur le droit de l'intéressé avant cette même date.
Cette disposition permettrait, semble-t-il, à M. Bentzinger de revendiquer l'application, à son profit, du règlement no 1478.
Mais nous avons vu que, dans cette hypothèse, la solution ne serait pas différente de celle qui résulte de l'interprétation que nous avons, pour notre part, retenue de l'article 13, paragraphe 1, lettre c), du règlement no 3.
Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit qu'en vertu de cette disposition les travailleurs salariés ou assimilés qui exercent normalement leur activité sur le territoire de plusieurs États membres sont soumis à la législation de celui de ces États sur le territoire duquel ils ont leur résidence, qu'ils soient au service d'un seul ou de plusieurs employeurs.