CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 15 MARS 1973
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
I — Les faits
M. Luigi Giordano a été employé, pendant trois années, dans les services de la Commission des Communautés européennes. Après un stage, de mars à octobre 1964, il fut engagé, en qualité d'agent auxiliaire de catégorie A (groupe III, classe 1), pour une durée d'un an à compter du 15 novembre 1964, par un contrat qui fut régulièrement renouvelé par périodes de 3 à 6 mois. Affecté à la direction générale des transports comme collaborateur scientifique, il y fut tout d'abord apprécié, mais, à partie
d'octobre 1966, sa manière de servir et son rendement appelèrent des réserves, puis furent jugés nettement insuffisants par ses chefs. L'administration lui notifia alors, le 23 mars 1967, un préavis de cessation définitive de ses fonctions au 30 juin suivant. Son engagement a pris effectivement fin à cette date.
Quinze mois plus tard, en octobre 1968, un emploi d'administrateur d'expression italienne s'étant trouvé vacant à la division documentation et bibliothèque de la Cour de justice, M. Giordano posa sa candidature à ce poste et tenta d'obtenir sa nomination. Il semble qu'il ait conçu pendant quelque temps l'espoir que cette entreprise serait couronnée de succès, mais cet espoir fut rapidement déçu, car aucune suite ne fut donnée à sa candidature.
C'est vers la même époque que M. Giordano entra en conflit avec la Commission à laquelle il reprocha, en premier lieu, les conditions dans lesquelles il avait été mis fin à ses fonctions. Le requérant, s'estimant victime d'un licenciement abusif, sollicita, le 12 octobre 1968, une indemnité fondée sur son ancienneté de service, une indemnité pour licenciement «sans juste cause» et des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral qu'il prétendait avoir subi.
Cette première demande fut rejetée par le président de la Commission le 21 janvier 1969.
Réclamant à nouveau, le 7 octobre 1970, les indemnités auxquelles il croyait pouvoir prétendre du fait de son éviction, il alléguait en outre le fait que la Commission aurait fourni sur son compte à la Cour de justice des renseignements si défavorables qu'ils auraient déterminé celle-ci à refuser de l'engager. Ainsi la Commission devait-elle assumer la responsabilité de ce refus.
Cette nouvelle demande a été, à son tour, rejetée par le président de la Commission le 9 mars 1971.
Entre temps, l'avocat de M. Giordano exposa, le 10 février 1971, au directeur général de l'administration de la Commission que son client aurait en réalité fait l'objet d'un licenciement de nature disciplinaire dont les motifs réels auraient été révélés par les informations défavorables sur son comportement en service, communiquées à la Cour de justice. Il lui demandait en conséquence de procéder à un nouvel examen de sa situation.
Aucune réponse n'a été donnée à cette intervention.
II — Recevabilité de la requête
Par la présente requête, M. Giordano met en cause la responsabilité de la Commission. Il vous demande de la condamner à lui payer une indemnité égale au total des traitements qu'il aurait perçus de la Cour de justice depuis décembre 1968 jusqu'à la date du prononcé de votre arrêt ou toute autre somme que vous estimeriez devoir fixer.
Vous êtes donc saisis d'un recours en indemnité fondé sur les dispositions de l'article 215, alinéa 2, du traité de Rome et tendant à voir engager la responsabilité extra-contractuelle de la Commission, sur la base d'une faute de service. C'est ce qui résulte clairement des conclusions de la requête qui tendent à la réparation du préjudice que la Commission aurait causé au requérant en empêchant son engagement par la Cour de justice.
Cette considération est déterminante pour la recevabilité de la requête, formellement déniée par la défenderesse qui soutient, en premier lieu, que le requérant entend en réalité remettre en cause, par le biais de ce recours, la légalité de la décision de résiliation de son contrat d'agent auxiliaire prise le 23 mars 1967, décision devenue définitive et qui n'est donc plus susceptible de recours.
Sur ce premier terrain, la position de la Commission nous paraît admissible. Le requérant a saisi par deux fois, le 12 octobre 1968 et le 7 octobre 1970, le président de cette institution de réclamations par lesquelles, alléguant que la résiliation de son contrat d'engagement s'analysait en un licenciement illégal et abusif, il demandait, pour cette seule cause, des indemnités. Mais il n'avait pas contesté en temps utile la légalité de cette décision.
La Commission estime que, dans la mesure où son recours contentieux tend à la réparation du préjudice causé par une décision de licenciement illégale, ce recours a, en réalité, pour objet d'anéantir les effets juridiques de la résiliation du contrat d'engagement dont le requérant avait omis de poursuivre l'annulation en temps utile. Dans ce domaine du contentieux pécuniaire de la fonction publique, vous avez jugé (arrêt du 15 décembre 1966, affaire 59-65, Schreckenberg, Recueil 1966, p. 786 et
suiv.; arrêt du 12 décembre 1967, affaire 4-67, Collignon, Recueil, 1967, p. 470) que les fonctionnaires ou autres agents des Communautés ne sont pas recevables à user du recours en indemnité pour tenter de redresser les conséquences pécuniaires de décisions individuelles qu'ils n'ont pas attaquées dans les délais impartis par les dispositions prévues au titre VII du statut des fonctionnaires, étendues par analogie aux auxiliaires, aux termes de l'article 73 du régime qui leur est applicable.
Selon cette jurisprudence, la requête de M. Giordano serait donc irrecevable en ce qu'elle concerne les conséquences dommageables du licenciement.
Mais, Messieurs, nous avons constaté que les conclusions de la requête ne tendent nullement à la réparation du dommage résultant de ce licenciement. Le requérant se borne, devant vous, à demander l'indemnisation du seul préjudice résultant de la faute qu'aurait commise la Commission en fournissant sur son compte à la Cour de justice des renseignements défavorables.
Bien que son argumentation soit ambiguë en ce sens que, pour lui, le fait générateur de la responsabilité serait «constitué par un ensemble complexe comprenant, d'une part, un licenciement illégal, d'autre part, un comportement illicite ultérieur constitué par le fait d'avoir fourni des informations négatives de façon injustifiée», la recevabilité du recours en indemnité sur le second terrain nous paraît indéniable, étant admis que toute contestation sur la légalité du licenciement doit être écartée
du débat.
Le fait reproché à la Commission, c'est-à-dire la communication de renseignements à la Cour de justice, se situerait entre la fin novembre et le début de décembre 1968. Or, en vertu de l'article 43 (première phrase) du protocole sur le statut de la Cour de justice, les actions contre la Communauté en matière de responsabilité non contractuelle se prescrivent par cinq ans à compter de la survenance du fait qui y donne lieu. Cette prescription n'était donc pas acquise lors de l'introduction de la
requête, le 22 mars 1972.
La Commission invoque, il est vrai, les dispositions des deuxième et troisième phrases du même article 43 en vertu desquelles, lorsque la prescription est interrompue par une demande préalable que la victime a adressée à l'institution responsable, la requête doit être formée dans le délai de deux mois prévu à l'article 173 du traité.
En l'espèce, une telle demande ayant été formée par l'avocat du requérant le 10 février 1971, le recours contentieux serait, selon la défenderesse, tardif et, par suite, irrecevable pour n'avoir pas été présenté dans ce délai.
Cette fin de non-recevoir ne peut être retenue car, ainsi que vous l'avez jugé par un arrêt du 14 juillet 1967 (affaire Kampffmeyer, Recueil, 1967, p. 337), ces dispositions ne visent pas à abréger la prescription quinquennale mais tendent au contraire à permettre aux intéressés qui ont formé une demande préalable, de nature à interrompre la prescription, de bénéficier d'un délai supplémentaire pour introduire leur recours en indemnité.
III — Discussion au fond
Nous pouvons donc aborder le fond du litige.
Compte tenu de ce que nous venons d'indiquer, il convient de faire abstraction de la résiliation du contrat d'agent auxiliaire intervenue en 1967 et de cantonner notre examen au seul fait, imputé à la Commission, d'avoir fourni à la Cour de justice des renseignements défavorables sur le compte de M. Giordano et d'avoir, en conséquence, empêché son recrutement par cette institution.
La mise en oeuvre de la responsabilité communautaire, sur la base de l'article 215, alinéa 2, du traité implique :
— la preuve du fait générateur du préjudice ;
— le caractère illicite ou fautif de ce fait ;
— l'existence d'un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage allégué ;
— enfin, l'existence d'un préjudice indemnisable.
1. Fait générateur du dommage et lien de causalité
Qu'en est-il, tout d'abord, du fait sur lequel le requérant prétend fonder la responsabilité de la Commission?
A l'appui de ses allégations, ce dernier a produit deux documents :
— Le premier est la copie, non signée, d'une note (ou d'un projet de note) élaborée le 29 novembre 1968 par le greffier de la Cour et destinée à être soumise à son président et à ses membres. Cette note rappelle que, le 2 octobre précédent, un poste d'administrateur d'expression italienne à la division documentation et bibliothèque a été déclaré vacant; elle fait état du souhait exprimé par la Cour dans sa réunion administrative du 13 novembre de recourir à l'engagement d'un agent temporaire en vue
de pourvoir cet emploi; elle a pour objet d'informer la Cour de justice de la candidature de M. Giordano et expose, pour le cas où cette candidature viendrait à être retenue, les conditions dans lesquelles l'intéressé pourrait être recruté par contrat, en qualité d'agent temporaire, pour une durée de six mois qui pourrait être considérée comme une période de stage.
— Le second est la copie d'un télégramme adressé, le 6 décembre 1968, au requérant par l'administrateur de la Cour. Ce message fait état de difficultés auxquelles se heurterait le recrutement de M. Giordano à la suite d'«informations prises à Bruxelles».
Que peut-on déduire de ces deux productions ?
La note émanant du greffe est un document d'ordre purement intérieur dont le seul objet était de saisir la Cour, autorité investie du pouvoir de nomination de ses agents, de la candidature du requérant; elle ne comportait, à l'évidence, aucun engagement de le nommer au poste vacant; un tel engagement eût été d'ailleurs dépourvu de tout effet juridique, le pouvoir de décision appartenant au président et aux membres de la Cour, statuant en réunion administrative.
Aussi bien, les procès-verbaux des réunions de cette nature tenues après le 29 novembre 1968 ne font-ils aucune mention de cette note qui semble être demeurée à l'état de projet. Le requérant n'est donc nullement fondé à prétendre qu'il était «sur le point d'être engagé par la Cour de justice». Sa candidature avait été enregistrée par le service du personnel, mais son examen n'a jamais dépassé le stade des contacts préliminaires et des mesures préparatoires.
Quant au télégramme, qui a le caractère d'un message personnel et non d'une communication officielle, on peut seulement en inférer qu'à ce stade de l'instruction de la candidature certains services de la Cour auraient pris l'initiative de demander «à Bruxelles» — entendons par là à la Commission — des renseignements sur le compte de M. Giordano. Mais le texte du message ne précise ni la nature des renseignements obtenus ni auprès de quel fonctionnaire de la Commission ils furent recueillis.
La défenderesse affirme pour sa part n'avoir été saisie d''aucune demande d''informations et conteste formellement avoir fourni aucun renseignement. Tout au plus est-il possible d'émettre l'hypothèse qu'une telle demande a pu avoir lieu, sans doute par des voies officieuses, et que les renseignements obtenus avaient trait à la manière de servir et au comportement professionnel du requérant du temps qu'il était en fonction auprès de la direction générale des transports; qu'enfin, ces renseignements
ne lui ont pas été favorables.
Les allégations du requérant ne reposent donc que sur des bases incertaines, manifestement insuffisantes, à notre avis, pour engager la responsabilité de la Commission. Si même vous estimiez pouvoir retenir que des renseignements défavorables ont été transmis à la Cour de justice, l'existence d'un lien de causalité entre ces informations et le fait que le requérant n'a pas été engagé par la Cour n'est nullement démontrée. Celle-ci n'était en rien liée par la candidature du requérant, sa liberté de
choix demeurait entière, M. Giordano n'avait aucun droit, par conséquent, à être nommé à l'emploi vacant.
2. Responsabilité de la Commission
Four ces seules raisons, nous serions donc tenté de vous proposer le rejet de la requête, et c'est à titre purement subsidiaire que nous examinerons la question de savoir si, à supposer même établis les faits avancés par le requérant, le comportement de la Commission eût été de nature à engager sa responsabilité sur le terrain de l'article 215, alinéa 2, du traité.
M. Giordano se fonde sur le droit italien pour soutenir qu'en communiquant à un employeur éventuel — en l'espèce la Cour de justice — des indications défavorables, tirées de faits qui ne sauraient être tenus pour acquis, la Commission aurait commis une violation de l'obligation de correction qui doit présider aux rapports sociaux.
Cette règle, qui concerne les relations entre un employeur et un employé de droit privé, est-elle au nombre des principes communs au droit des États membres en matière de responsabilité non contractuelle de la puissance publique ?
Serait-elle opposable à une institution des Communautés européennes dans le cas où l'un de ses agents — ou ancien agent — présente sa candidature à un emploi vacant dans les services d'une autre institution ?
L'examen comparé du droit administratif allemand et français permet de répondre par la négative à la première question.
Selon le commentaire de Plow-Wiedow sur le statut des fonctionnaires de la République fédérale, toutes les autorités de la Fédération et des Länder sont liées par une obligation d'entraide administrative; elles sont tenues de se communiquer toutes informations, à la condition que l'administration qui les demande soit compétente pour connaître de l'affaire à raison de laquelle lesdites informations lui sont nécessaires.
Seules des dispositons législatives particulières imposant le secret — par exemple en matière postale ou fiscale — peuvent faire échec à cette obligation qui vaut également pour la communication du dossier personnel des fonctionnaires. Le caractère confidentiel de ce dossier a seulement pour conséquence que le service qui le détient doit examiner si la connaissance des pièces qui s'y trouvent a un caractère de nécessité pour l'autorité qui en demande la communication.
Dans le cas où un fonctionnaire doit être détaché ou affecté auprès d'une autre autorité, son dossier doit être transmis dans son intégralité.
La même solution devrait, à notre avis, prévaloir lorsqu'une autorité publique procède à l'examen de la candidature d'une personne qui, antérieurement, a exercé des fonctions pour le compte d'une autre autorité.
En droit administratif français, la communication, par une autorité administrative, de renseignements exacts n'est pas, en principe, fautive, à moins qu'il ne s'agisse de faits confidentiels ou dont le rappel est interdit par la loi. Encore la jurisprudence concerne-t-elle la divulgation de renseignements, non à une autre administration, mais au public ou à des tiers: ainsi le ministre des affaires étrangères commet-il une faute en faisant état, dans un communiqué de presse, d'éléments puisés dans
le dossier administratif personnel d'un ancien diplomate et notamment d'une sanction amnistiée (Conseil d'État, 28 novembre 1962, ministre des affaires étrangères contre Roger Peyrefitte, Recueil, 1962, p. 635).
Quant au droit britannique, il admet que, pour des raisons d'intérêt public, une personne peut, dans certaines circonstances, communiquer des renseignements, même de nature à porter atteinte à la réputation d'une autre personne, sans encourir de responsabilité, à moins qu'il ne soit prouvé qu'elle a été inspirée par la malveillance. En ce sens, les déclarations faites en vue de sauvegarder un intérêt légitime sont protégées par la notion de «qualified privilege». C'est le cas, par exemple, des
réponses à des demandes de renseignements concernant les qualités d'éventuels employés (Principles of Scottish Private Law — David Walker — Volume II, Le droit des obligations).
De la même manière, nous ne pensons pas que le fait qu'une institution communautaire fournisse à une autre institution des informations sur le comportement professionnel d'un de ses anciens agents soit illicite et puisse engager sa responsabilité dès lors, d'une part, que ces informations répondent, pour l'institution demanderesse, au souci légitime de recueillir tous éléments d'appréciation utiles sur un candidat à un emploi dans ses propres services et que, d'autre part, les renseignements donnés
ne sont pas inspirés par la malveillance ou le désir de nuire.
Le caractère confidentiel reconnu au dossier personnel du fonctionnaire correspond à un souci de protection contre les indiscrétions à l'égard des tiers; il ne saurait être invoqué dans les rapports entre institutions lorsque la communication de ce dossier ou d'éléments qui s'y trouvent est motivée par l'intérêt d'une bonne administration.
En droit, l'argumentation du requérant ne pourrait donc être accueillie, alors qu'il n'a même pas tenté d'établir que les renseignements fournis sur son compte n'avaient pas trait à ses qualités professionnelles.
Il nous resterait enfin à dire, Messieurs, que le préjudice dont se plaint le requérant n'est pas mieux démontré que le fait générateur qui en serait la source.
Pour M. Giordano, ce préjudice consisterait dans le fait qu'il a été illégitimement privé, depuis décembre 1968, de la rémunération qu'il aurait perçue à la Cour de justice s'il y avait été engagé à cette époque.
Outre que le droit à traitement est attaché à la notion de «service fait», condition non remplie en l'espèce, le requérant n'apporte pas le moindre commencement de preuve que le fait de n'avoir pas été nommé l'ait empêché, depuis plus de quatre années, d'exercer une quelconque activité rémunérée.
Ainsi, que ce soit sur le terrain du fait dommageable, de la mise en cause de la responsabilité communautaire ou encore de l'existence d'un dommage susceptible de réparation, nous ne pouvons que conclure
— au rejet de la requête,
— et à ce que, conformément à l'article 70 du règlement de procédure, chacune des parties supporte ses propres dépens.