CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 30 MAI 1973
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Si la persévérance était gage de bon droit, nul doute que vous devriez accueillir favorablement les conclusions de la requête par laquelle M. Leandro Tontodonati vous demande de lui rendre raison contre la Commission des Communautés européennes.
Pour la seconde fois, le requérant fait appel à votre Cour pour obtenir un reclassement qu'il n'a cessé de revendiquer depuis plus de dix années.
Entré au service de la Commission de l'Euratom en 1958, M. Tontodonati a été intégré dans la fonction publique communautaire, en qualité de commis principal de grade C 1, 1er échelon, à compter du 1er janvier 1962. Il exerçe son activité au service de l'approvisionnement du Centre de recherches nucléaires d'Ispra. Depuis 1963, ses attributions ont été décrites dans les rapports de notation annuels dans les termes suivants : «responsable de l'exécution du travail de l'inventaire». En 1965, cette
description a été complétée par la mention suivante :«statistique des biens du Centre de recherches». Puis, dans les rapports des années suivantes, 1967 et 1969, ces attributions ont été précisées comme suit : «codification, pour le bureau local des inventaires, de tout le matériel commandé pour l'établissement. Détermination du caractère d'inventoriabilité et vérification de la conformité à la commande du matériel livré à l'établissement».
Dès sa nomination, le requérant a contesté le rang qui lui a été attribué dans la hiérarchie des fonctionnaires, Il a, le 28 février 1963, réclamé la révision de ce classement et demandé à être nommé dans la catégorie B. Le rejet de cette première réclamation ne l'a pas découragé; en 1966, puis en 1969, il a réitéré sa protestation, sans plus de succès, auprès du directeur du Centre d'Ispra. Ces demandes furent rejetées au motif qu'aucune discordance n'existait entre les fonctions que les requérant
exerçait et le classement qui lui avait été attribué. Le 8 décembre 1970, invoquant l'article 90 du statut alors en vigueur, M. Tontodonati a saisi le président de la Commission d'une réclamation par laquelle il faisait valoir que, compte tenu de ses attributions réelles, il devait être reclassé dans la carrière B 2/B 3, avec effet rétroactif au 1er janvier 1963 et demandait à percevoir les arriérés de traitement correspondant à ce reclassement. Il a saisi la Cour de la décision implicite de rejet
résultant du silence opposé à cette réclamation.
Relevant que ni la décision d'intégration du requérant en qualité de commis principal dans le grade C 1, ni le refus de la Commission n'avaient été attaqués dans le délai de recours imposé par l'article 91 du statut, votre première chambre a rejeté sa requête comme irrecevable par arrêt du 15 décembre 1971 (Recueil, 1971, p. 1062).
M. Tontodonati ne s'est pas tenu pour battu. Invoquant le fait, selon lui nouveau, que, depuis janvier 1971, il est devenu en fait le seul responsable du service de l'inventaire du matériel de l'établissement d'Ispra, il a, par une nouvelle réclamation, demandé au président de la Commission son reclassement dans la catégorie B avec effet au 1er février 1971.
C'est contre le rejet implicite de cette demande qu'il s'est pourvu devant vous.
Il expose que le bureau de l'inventaire, élément de la division «approvisionnement et finances» du Centre d'Ispra, était, jusqu'à cette époque, dirigé par un Sieur Rousseau, fonctionnaire de grade B 1, assisté d'un collaborateur, M. Scaramucci, lui-même classé dans le grade B 4. Le requérant n'était donc alors que le trosième agent de ce service.
Or, depuis de début de l'année 1971, il s'est trouvé seul responsable du bureau de l'inventaire. En effet, son chef, M. Rousseau, a dû cesser toute activité par suite de maladie à cette époque; à son rétablissement, au mois d'août suivant, il n'a pas repris ses fonctions à la tête du bureau, mais a été muté à la division du personnel et de l'administration du Centre. Quant à M. Scaramucci, il avait, lui aussi pour cause de maladie, quitté le bureau de l'inventaire dès octobre 1970.
Ni l'un ni l'autre de ces fonctionnaires n'ayant été remplacés, M. Tontodonati s'est trouvé, dit-il, dans la nécessité d'assumer lui-même la plus grande part des attributions qui lui avaient été précédemment confiées. Il est en fait, depuis plus de deux ans, le chef du bureau et s'est d'ailleurs acquitté de cette mission à la satisfaction du directeur de l'Etablissement d'Ispra, comme en témoignent les appréciations élogieuses portées sur sa manière de servir. Le rapport de notation du 6 mars 1972,
signé par le chef de la division «approvisionnement et finances», précise, en effet, que dès octobre 1970 le requérant a dû, «outre son propre travail, assurer la suppléance de M. Scaramucci» et qu'à partir de février 1971 il a également remplacé M. Rousseau en qualité de responsable de l'inventaire. Le rapport souligne que, malgré cette réduction de l'effectif du bureau et la nécessité d'adopter de nouvelles méthodes de gestion, M. Tontodonati «n'a pas seulement maintenu le bureau en bon état de
fonctionnement mais a collaboré efficacement à la réorganisation de l'inventaire en démontrant un attachement au travail sensiblement supérieur à la moyenne.».
Tels sont les éléments sur lesquels le requérant fonde sa demande de reclassement rétroactif dans la catégorie B.
A sa requête, la Commission oppose une exception d'irrecevabilité; elle estime que la situation administrative du requérant et notamment son classement dans la grille des emplois ont été définitivement fixés lors de son intégration en qualité de commis principal dans les services de l'Euratom en 1963. Faute d'avoir été attaquée en temps utile, cette décision d'intégration est devenue définitive, ainsi d'ailleurs que la Cour l'a jugé par son précédent arrêt. Dès lors, le refus implicite opposé à la
dernière réclamation du requérant, qui ne tendrait qu'aux mêmes fins que les précédentes, aurait un caractère purement confirmatif et celui-ci ne serait pas recevable à contester une nouvelle fois le classement qui lui a été accordé lors de son entrée dans les cadres.
Il n'en serait différemment que si un «fait nouveau», de nature à modifier substantiellement les conditions qui ont régi la décision primitive d'intégration, était survenu dans la situation de l'intéressé.
Or, selon la Commission, les circonstances invoquées par celui-ci ne répondent pas à cette exigence. Le fait que le requérant ait dû, pendant quelques mois, remplacer un fonctionnaire d'une catégorie supérieure à la sienne ne saurait justifier une révision de sa situation.
Nous ne nous arrêterons pas à cette fin de non recevoir. Tout d'abord, le raisonnement de la Commission ne tient pas compte, à notre avis, de la réalité.
Il est établi que M. Tontodonati ne s'est pas borné à assurer temporairement l'intérim de M. Rousseau. Ce dernier n'a pas repris ses fonctions au bureau de l'inventaire après sa maladie; il a été affecté dans un autre service. Il est, d'autre part, constant que son adjoint, M. Scaramucci, a cessé, lui aussi, définitive ment d'appartenir au bureau de l'inventaire.
M. Tontodonati s'est ainsi trouvé seul en charge de ce bureau. Il y a eu une réorganisation du service qui s'est traduite par une extension des attributions du requérant et a entraîné, à tout le moins, une modification dans ses conditions de travail, ainsi qu'il ressort clairement du rapport de notation de 1972.
Il était donc admissible qu'il demandât à la Commission un nouvel examen de sa situation administrative, en fonction de ce changement dans ses attributions.
Le requérant nous paraît, en conséquence, recevable à se pourvoir contre le rejet résultant du silence gardé sur sa réclamation. La décision implicite de refus étant réputée acquise, selon l'article 90 du statut alors en vigueur, deux mois après la réception de la réclamation par l'autorité compétente, c'est à la date du 31 mars 1972 qu'en l'espèce une telle décision est née. La requête de M. Tontodonati a été introduite le 18 mai suivant devant la Cour, soit dans le délai du recours contentieux.
Mais, si nous croyons pouvoir admettre la recevabilité de cette requête, nous vous proposerons néanmoins de la rejeter comme mal fondée.
L'argumentation du requérant repose, nous semble-t-il, sur une confusion entre deux notions radicalement différentes :
— d'une part, le pouvoir d'organisation du service que détient, seule, l'autorité hiérarchique et d'où résulte notamment sa compétence pour fixer et modifier cette organisation en fonction des nécessités et des besoins de ce service et pour l'adapter, le cas échéant, à tous les changements susceptibles de survenir dans la technique et dans la gestion administrative ;
— d'autre part, les droits subjectifs que les agents tiennent de leur statut.
Or, si un fonctionnaire a, en vertu de ce statut, droit à ce que les fonctions qui lui sont confiées soient conformes à l'emploi correspondant au grade qu'il détient dans la hiérarchie — ainsi que vous l'avez jugé par votre arrêt du 11 juillet 1968, affaire 16-67, Labeyrie, Recueil, 1968, p. 445, et si le principe de la correspondance entre les fonctions exercées et le grade a pour but d'éviter des inégalités de traitement entre les fonctionnaires (arrêt du 17 décembre 1964, affaire 102-63, Boursin,
Recueil, 1964, p. 1379), le fait qu'un agent accomplisse des tâches relevant d'un emploi classé dans une catégorie supérieure à la sienne peut, certes, constituer un élément à retenir en vue de sa promotion, mais ne suffit pas à justifier le reclassement de son emploi. C'est ce que vous avez décidé par votre arrêt du 16 juin 1971, affaire 77-70, Prelle, Recueil, 1971, p. 567.
Il convient de faire application de ces principes au présent litige.
Jusqu'en 1971, le bureau de l'inventaire du matériel d'Ispra comprenait, nous l'avons vu, trois agents :
— le premier, classé en catégorie B 1, était, selon la description des emplois types adoptée par la Commission le 29 juillet 1963, un fonctionnaire d'application responsable d'une unité administrative; la dénomination applicable à cet emploi nous paraît être celle de «chef de bureau» ;
— le deuxième, appartenant à la même catégorie, mais de grade B 4, était, suivant ce même tableau des emplois types, un «fonctionnaire d'application qui, sous contrôle, effectue des travaux de bureau courants» ;
— le troisième, c'est-à-dire le requérant, est, en sa qualité de commis principal de grade C 1, un fonctionnaire chargé de tâches d'exécution d'un caractère principalement administratif dans lesquelles il doit faire preuve d'initiative ou de responsabilité. La description de ses attributions, selon le rapport de notation de 1972, nous paraît commander la dénomination de cet emploi comme correspondant à celle de «magasinier gérant».
Pour des raisons qui ne relèvent que de la seule appréciation de l'autorité administrative, une réorganisation de ce service a été opérée en 1971. Les deux fonctionnaires de catégorie B, MM. Rousseau et Scaramucci ont cessé d'exercer leurs fonctions au bureau de l'inventaire et n'y ont pas été remplacés. Le premier a été muté quelques mois plus tard à la direction du personnel; l'affectation du second n'est pas précisée, mais nous savons qu'il n'a pas réintégré son emploi antérieur.
L'administration a estimé, en tout cas, que le fonctionnement du bureau ne justifait plus, sans doute en raison de l'évolution des techniques utilisées, l'emploi d'agents de catégorie B et que les tâches assurées par ce bureau pouvaient être confiées à un seul fonctionnaire de catégorie C.
A cet égard, elle a pris une décision touchant à l'organisation du service qui, à notre avis, échappe à votre contrôle juridictionnel et qui ne peut être utilement critiquée par un fonctionnaire.
Dans une telle situation, le seul droit auquel le requérant pourrait légalement prétendre, en vertu de ce statut, consiste à être pourvu d'attributions conformes à l'emploi qu'il occupe dans la hiérarchie.
En d'autres termes, l'administration ne pourrait exiger de lui qu'il remplisse des tâches d'un niveau supérieur à son grade. Mais, à cet égard, la Commission vous a dit que dans les autres établissements du Centre commun de recherches dépendant de la Commission les agents chargés, comme M. Tontodonati, de l'inventaire du matériel appartiennent, eux aussi, à un cadre technique relevant d'une catégorie inférieure à la catégorie B.
C'est du moins le cas pour les établissements de Petten et de Geel. Quant à l'établissement de Karlsruhe, son service de l'inventaire est, certes, tenu par un fonctionnaire de catégorie B, mais la Commission a précisé que cet agent est, en outre, chargé de la comptabilité analytique du magasin ainsi, surtout, que de suivre les procédures des marchés de fournitures, tâches qui impliquent des connaissances administratives et juridiques d'un niveau supérieur à celles qui sont exigées des fonctionnaires
de catégorie C.
Quoi qu'il en soit, si même, depuis 1971, les attributions de M. Tontodonati étaient en fait devenues telles qu'elles excéderaient, par leur niveau et par leur importance, celles qui peuvent être confiées à un magasinier gérant de grade C 1, il n'en résulterait pas que l'intéressé ait droit à être reclassé dans la catégorie supérieure. En effet, l'accès à une catégo rie supérieure ne peut, selon l'article 45, paragraphe 2, du statut, résulter que d'une nomination, décidée après concours, et non
d'une promotion qui ne peut intervenir qu'à l'intérieur d'une même catégorie hiérarchique et dans le cadre d'une même carrière.
Dès lors, à supposer que les tâches exécutées par le requérant puissent, en fait, relever de la catégorie B — hypothèse que nous ne pensons pas d'ailleurs conforme à la réalité —, l'administration ne pourrait, légalement, le reclasser rétroactivement à ce niveau. Il lui appartient seulement de le décharger de celles de ses attributions qui ne seraient plus conformes à l'emploi dans lequel il a été intégré en 1963.
Nous ne pouvons donc que conclure
— au rejet de la requête
— et à ce que, conformément à l'article 70 du règlement de procédure, chacune des parties supporte ses propres dépens.